Projet de loi immigration : le patronat gêné aux entournures

Les lobbys économiques se font discrets sur le volet « travail » du sulfureux projet de loi Asile et immigration du gouvernement. Ils ne veulent pas entrer dans des débats où il n’y a que des coups à prendre. 

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Sacré programme ! Alors que la colère sociale monte, que l’inflation est au plus haut et qu’une nouvelle réforme impopulaire des retraites est en préparation, le gouvernement compte faire voter une loi sur l’asile et l’immigration, aux accents des plus réactionnaires, comme nous l’expliquions ici. Les députés ont ainsi débattu mardi 6 décembre, sans voter, des orientations de ce projet de loi porté par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, et annoncé pour début 2023. Mardi 13 décembre, ce sera au tour du Sénat d’en étudier les contours. 

Parmi les mesures discutées, celle visant à instaurer un titre de séjour de 12 mois renouvelable aux travailleuses et travailleurs étrangers exerçant des « métiers en tension » – qui ont du mal à recruter – fait beaucoup parler dans les coulisses du monde économique. En effet, pour justifier sa réforme, Gérald Darmanin a expliqué dans une interview au Monde du 2 novembre que c’était « le patronat qui avait demandé qu’il y ait plus de main-d’œuvre » étrangère régularisée.

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Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur. © Kenzo Triibouillard, @ AFP

Sauf que le patronat n’avait pas été réellement consulté. « On aurait bien aimé en discuter avant », a lâché sur RTL le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, qui a pourtant son rond de serviette dans les ministères. Il concédait tout de même qu’il y a effectivement « beaucoup de métiers qui sont demandeurs » de cette main-d’œuvre étrangère, tels le BTP, l’agriculture, l’hôtellerie ou la restauration. 

« Nous ne sommes plus dans la situation des années 1970 »

Mises devant le fait accompli, la plupart des fédérations patronales semblaient tomber des nues après l’annonce de Gérald Darmanin. « S’il y a eu des demandes, ce n’est en tout cas pas de “tout le patronat” », nous explique Jean-Christophe Repon, président de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb). « On ne s’attendait pas à ce que ce projet de loi contienne une partie sur les titres de séjour pour les métiers en tension », ajoute-t-il.

« On n’avait effectivement pas perçu que le sujet de la régularisation des travailleurs étrangers dans les métiers en tension pourrait être un outil pour discuter plus globalement de l’immigration », avoue aussi Éric Chevée, vice-président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), chargé des affaires sociales.

Le patronat va même jusqu’à remettre en cause entre les lignes la place de ce dispositif concernant les titres de séjour dans le projet de loi. « On ne peut pas décider d’une politique migratoire simplement en fonction des besoins économiques », expliquait Geoffroy Roux de Bézieux sur RTL.

Selon Éric Chevée, faire l’amalgame entre immigration et métiers en tension n’est du reste pas très opportun. « Nous ne sommes plus dans la situation des années 1970 où la France faisait venir massivement les travailleurs de telle ou telle partie du monde pour tel ou tel métier. » Même son de cloche à la Capeb : « On ne pense pas que l’immigration soit la solution miracle pour répondre à l’important besoin de main-d’œuvre dans notre secteur, alors qu’il y a encore, nous semble-t-il, 7 % de chômeurs en France », souligne Jean-Christophe Repon.

Mais l’exécutif persiste et signe : dans Le Parisien, Emmanuel Macron a soutenu bec et ongles cette mesure du projet de loi : « Aujourd’hui, soyons lucides, est-ce qu’on pense sincèrement que la restauration, les travaux agricoles, et beaucoup d’autres secteurs tournent sans immigration ? Il faut avoir l’honnêteté de le dire, la réponse est non. »

Surenchère réactionnaire 

Si, de prime abord, le patronat semble si réticent, c’est qu’il sent bien que sur un sujet aussi sensible que l’immigration, il y a beaucoup de coups à prendre. Toujours soucieux de l’image qu’il renvoie, il n’a d’abord pas envie d’être associé à la surenchère réactionnaire qui bat son plein.

Voyez plutôt : « On veut ceux qui bossent, pas ceux qui rapinent », a notamment osé Gérald Darmanin dans une saillie d’une violence inouïe sur France Info. « Vous avez fait le choix de faire de la France le “Pôle emploi” de tous ceux qui ont décidé de s’y inviter eux-mêmes », a rétorqué le Rassemblement national mardi à l’assemblée. Les débats prennent une tournure nauséabonde. Ce qui met mal à l’aise le monde des affaires.

« Nous sommes très prudents dans le cadre de ce projet de loi : on se positionne sur un plan purement économique et social – et non sociétal –, on tient à rester dans ce domaine-là », confie Éric Chevée.

Surtout, le patronat craint qu’en soutenant ce projet de loi, on l’accuse de pousser pour favoriser la main-d’œuvre étrangère bon marché, et ainsi faire pression à la baisse sur les salaires. Il est vrai que la tentation existe, par exemple dans le bâtiment, où « sur des chantiers de grands travaux, il faut recruter en masse de la main-d’œuvre souvent peu qualifiée », nous explique un chef d’entreprise du secteur qui a pu observer ce type de pratiques. 

Le patronat ne voit en outre pas dans ce projet de loi un élément décisif qui lui amènerait la prospérité économique. De fait, ce que propose Gérald Darmanin est une forme d’avenant à la circulaire Valls de 2012, qui traitait déjà des titres de séjour pour les sans-papiers exerçant des métiers en tension, et qui a permis la régularisation d’environ 30 000 personnes par an. « On n’a pas l’impression que ce dispositif soit très novateur », glisse un membre d’une fédération patronale importante. Autre indice qui laisse penser que la portée de cette loi sera faible : le ministère de l’économie et des finances s’en est désintéressé. Il en a laissé la paternité aux ministères de l’intérieur et du travail.

Mettre fin à des situations injustes 

Du reste, il ne faut pas forcément voir le verre à moitié vide. Bien ficelé, ce dispositif permettrait de faciliter la régularisation de travailleuses et travailleurs étrangers qui se retrouvent sans couverture sociale, tels ces salariés en grève d’un service du groupe La Poste. « Si cela peut permettre de régulariser plus facilement les situations parfois désespérées pour les salariés et les employeurs concernés, alors ce sera tant mieux », nous explique Éric Chevée. Et d’ajouter : « Ce problème des difficultés d’obtention des titres de séjour pour les salariés est assez connu au sein des entreprises de la propreté, de l’hôtellerie ou de la restauration. Il y a même des employeurs qui se sont fait la spécialité de ce système car ils n’ont pas envie d’être dans l’illégalité. »

Et pour les employeurs les moins vertueux, la loi pourrait aussi avoir un impact. « On espère qu’elle permettra de changer les mentalités de la minorité de chefs d’entreprise qui a recours au travail au noir. Il faut qu’ils comprennent que le salarié est, comme le client, une denrée rare, et que tous doivent bénéficier d’une protection sociale », explique Thierry Grégoire, responsable des sujets relatifs aux travailleurs saisonniers à l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (UMIH). « Il est tout à fait légitime et normal que l’on régularise les personnes sans papiers qui travaillent depuis longtemps en France. On n’accepterait jamais pareille situation pour un Français à l’étranger », ajoute-t-il.

Un arbitrage décisif sera le nombre de métiers inscrits sur la liste des métiers en tension. Le ministre du travail Olivier Dussopt a d’ores et déjà ouvert « des concertations avec les partenaires sociaux [...] pour, en nous appuyant sur des données économiques, réviser cette liste, faire en sorte que les métiers qui ne sont pas en tension ne soient pas dans cette liste [...] et que les métiers qui sont devenus des métiers en tension puissent l’intégrer ». La dernière actualisation de la liste de ces métiers remonte à 2021 et elle en comporte une trentaine. « Nous avons prévu de la réviser pour début 2023 », a précisé le ministre. 

L’hôtellerie-restauration s’est déjà mobilisée pour que tous ses métiers soient pris en compte. « Nous demandons une régularisation rapide de nos salariés étrangers reconnus pour leurs compétences et qui se retrouvent plongés dans l’illégalité du jour au lendemain », a lancé le nouveau président de l’UMIH, Thierry Marx. Chacun veut avoir sa voix au chapitre. Mais le ministre Olivier Dussopt a prévenu : « Ce ne sera pas un plan de régularisation massive. »

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