Blocage à Clermont-Ferrand : « La stratégie, c’est de taper Michelin au porte-monnaie »

Contre la réforme des retraites, une centaine de militants syndicaux réunis à l’appel de la CGT, avec le soutien de l’intersyndicale, ont organisé lundi des barrages filtrants à l’entrée d’une usine et d’un centre de stockage du géant du pneu dans la métropole auvergnate.

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Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme).– « Ici, on produit des pneus pour les voitures des riches – les Porsche, les Ferrari, les Bugatti Chiron… On fait gagner beaucoup d’argent à Michelin. Mais cet argent, on n’en voit pas vraiment la couleur. » L’usine que désigne Dominique, et où il travaille depuis près d’un quart de siècle, est celle de Gravanches, dans la banlieue nord de Clermont-Ferrand. Dans le siège historique de la firme au Bibendum, il s’agit d’un des deux derniers sites de production encore en activité. Plus de huit cents salariés s’y relaient pour produire des pneus haut de gamme.

Mais lundi matin, le technicien n’est pas allé pointer à son atelier. Revêtu de sa chasuble de militant cégétiste, il anime, avec une centaine de camarades, deux barrages filtrants à l’entrée de son usine et du centre de stockage de Chantemerle, distant de quelques centaines de mètres. L’objectif est double : réclamer une augmentation des salaires – pour faire face à l’inflation, mais aussi pour renflouer, avec des cotisations sociales en hausse, les caisses de retraite –, et pousser Michelin à intervenir auprès du gouvernement pour qu’il renonce à son projet de réforme des retraites.

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Des militants syndicaux bloquent le passage d'un camion à la sortie du site Michelin de Chantemerle, au nord de Clermont-Ferrand. © Photo Nicolas Cheviron pour Mediapart

« La stratégie, c’est de bloquer les envois, de taper Michelin au porte-monnaie, parce que le financement des retraites, il passe par les salaires. Il faut dire aux patrons de mettre la main à la poche », résume José Arrieta, délégué syndical central CGT pour Michelin France, dont la confédération a organisé l’opération avec l’approbation de l’intersyndicale. « Il paraît que Ferrari a une commande en attente, et bien ils vont l’attendre. »

Le syndicaliste, qui revendique une augmentation de 10 % des salaires, souligne la bonne santé de l’entreprise. Celle-ci a enregistré un bénéfice net de deux milliards d’euros en 2022 (1,85 milliard en 2021), dont elle s’apprête à distribuer près de la moitié (44,4 %, soit 888 millions d’euros) à ses actionnaires en mai prochain, après avoir fait pleuvoir sur eux 805 millions d’euros de dividendes (43,5 % des bénéfices) au titre de l’exercice 2021.

Michelin assure avoir fait ruisseler les bénéfices aussi sur ses salarié·es, en concédant aux agents une augmentation de 4,8 %, en phase avec le taux d’inflation annuel de 5,2 % enregistré fin 2022 par l’Insee. José Arrieta conteste cependant ces chiffres, qui incluent les augmentations individuelles et ne concernent pas les cadres et les employé·es intermédiaires, moins bien loti·es. Surtout, il dénonce l’utilisation des chiffres de l’Insee comme indices de référence de l’inflation. « Nous, nous prenons le panier type de la ménagère défini par [le panéliste de distributeurs] IRI, et là, nous avons une hausse des prix de 13 %, explique-t-il. On vient travailler pour perdre de l’argent, et visiblement, l’entreprise assume. »

Bloquer les camions

Sur le terrain, les militants syndicaux ont installé deux points de blocage. Au rond-point de Gravanches, ils ralentissent la circulation des automobiles et en profitent pour distribuer leurs tracts aux conducteurs, tout en contrôlant l’accès à l’usine. La consigne est de laisser passer les voitures des salarié·es, mais de bloquer, pour une durée limitée, les camions en provenance ou à destination du site. « J’ai discuté avec un agent des renseignements territoriaux. On peut bloquer les camions, mais pas au-delà de vingt minutes, sinon la police va nous dégager », indique José.

Sur la voie d’accès à Chantemerle – un vaste espace de stockage de 140 000 mètres carrés alimentant en pneus toute l’Europe, où transitent en temps normal près d’une centaine de camions par jour –, les manifestants ont fermé la route avec des barrières métalliques et un brasier de palettes et de pneus. Là, une douzaine de camions aux plaques d’immatriculation diverses, attendent. Certains patienteront une paire d’heures qu’on leur ouvre le passage. La plupart sont venus charger ou décharger leurs cargaisons à l’usine de fabrication de tuyaux Trelleborg, voisine de Michelin et cible collatérale de l’opération, pour le plus grand plaisir d’une poignée de ses cinq cents salariés venus soutenir la mobilisation. Le fabricant de pneus a, pour sa part, renoncé à faire sortir ses camions.

On comprend, parce que nous-mêmes, nous nous battons pour nos droits dans notre pays.

Mikola, chauffeur ukrainien

Sur les coups de 9 heures, la situation s’échauffe un peu quand un camionneur français, excédé, tente le passage en force, risquant de renverser une manifestante. Bloqué par les palettes, il est rapidement ramené à la raison, moyennant la promesse de pouvoir repartir bientôt. « Si je reste coincé ici, demain, j’aurai quinze livraisons à faire au lieu de huit, parce que l’entreprise de logistique pour laquelle je bosse doit s’acquitter de son contrat quoi qu’il en coûte, explique William, 33 ans, une tasse de café à la main. Sinon, je resterais bien ici toute la journée. »

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Les camionneurs ukrainiens Yuri et Mikola fraternisent avec une des manifestantes empêchant le passage de leur camion. © Photo Nicolas Cheviron pour Mediapart

La plupart des routiers internationaux expriment cependant leur sympathie pour le mouvement. « Je respecte toujours les gens qui revendiquent leurs droits. Et puis, Michelin exploite le monde entier », commente Ilhami Turan, un camionneur turc de 51 ans, attendu à Düsseldorf (Allemagne) pour sa prochaine livraison. « On comprend, parce que nous-mêmes, nous nous battons pour nos droits dans notre pays », commente Mikola, un Ukrainien de 60 ans qui doit atteindre le soir même, avec son compatriote Yuri, le port de Zeebruges (Belgique).

La police leur laisse 20 minutes

Parmi les manifestants, une poignée de jeunes anarchistes de la Confédération nationale du travail (CNT) déplorent que le blocage ne soit pas total. « C’est le problème à Clermont : toutes les actions se font en coordination avec la police. Mais le gouvernement ne va pas reculer juste parce que des gens chantent dans la rue », argumente Cédric, un jeune cariste.

« Je leur ai dit, aux jeunes, que si on se fait casser la gueule par la police, on aura mauvaise presse. C’est important de s’installer dans la durée, de tenir au moins la journée. Tactiquement, on a gagné », répond José Arrieta. Le délégué syndical admet toutefois que la voie de la conciliation est moins un choix qu’une nécessité, au vu des moyens à sa disposition.

« Si on était deux mille, les accès seraient bloqués de fait, personne ne passerait. Mais on ne l’est pas », concède-t-il. Pour rassembler une centaine de manifestants, la CGT a dû battre le rappel de ses militants dans tout le département, des cheminots aux agents territoriaux. À ces effectifs s’ajoutent un militant Sud esseulé et une poignée de syndicalistes FO. « Toutes les actions qui mobilisent contre la réforme des retraites ont notre soutien », assure le responsable départemental, Frédéric Bochard.

Mais les deux premiers syndicats au sein de Michelin sur Clermont-Ferrand sont absents : la CFDT en l’absence « de militants disponibles pour se déplacer », indique le délégué syndical Laurent Bador, et la CFE-CGC parce qu’elle est « opposée au blocage de l’outil de production et du service aux clients », selon son homologue José Tarantini, tous deux joints par téléphone.

Les effectifs de Michelin à Clermont-Ferrand ont diminué d’environ 60 % en une trentaine d’années, pour atteindre neuf mille aujourd’hui, et les cols bleus n’y représentent plus qu’un tiers du contingent. Or « les cadres ne se sentent pas vraiment concernés, parce qu’ils peuvent s’en sortir par eux-mêmes, en plaçant de l’argent sur des fonds de retraite par capitalisation », commente Laurence Schlienger, salariée au service de la propriété intellectuelle. « Ce manque de soutien me dégoûte un peu, parce que c’est quand même grâce aux ouvriers que les cadres touchent leurs bonus. »

Les barrages filtrants ont été levés vers 15 heures lundi, et ne devaient pas être immédiatement reconduits.

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