C’est peut-être un nouveau scandale qui attend Orange. Condamné en 2015 à 350 millions d’euros d’amende par l’autorité de la concurrence pour des pratiques anticoncurrentielles sur le marché professionnel de 2000 à 2010, le géant des télécommunications a de nouveau laissé prospérer des pratiques de fidélisation abusives. Au moins pendant quelques mois, en 2018, dans l’un de ses services régionaux, à Metz. Un rapport d’enquête interne que Mediapart s’est procuré constate sans barguigner que des « fraudes » ont été commises.
À l’origine de cette enquête interne, un homme : Cyril Leuthreau. Cet ancien commercial a fait son apprentissage de 2014 à 2016 chez Orange, avant d’être embauché au plateau de fidélisation de Metz, situé dans la commune de Woippy (Moselle), chargé des petites et moyennes entreprises (PME). C’est là qu’il découvre des pratiques non éthiques et anticoncurrentielles, à des années-lumière du cadre légal du marché des télécommunications.
« J’ai averti mes chefs le 27 septembre 2018 par un mail d’alerte que le plateau sur lequel je travaillais se livrait à des pratiques commerciales anticoncurrentielles. La direction a décidé de procéder à une enquête interne, mais ils n’ont pas su me protéger », témoigne auprès de Mediapart celui qui a engagé une procédure aux prud’hommes et se considère comme un lanceur d’alerte.

À la suite de son alerte, Didier Mainard, patron de la direction nationale gérant les contrats avec les PME, a saisi le 2 octobre 2018 le pôle interne d’enquêtes de l’opérateur. Trente-cinq salarié·es, simples téléconseillers et managers, ont été entendus par les enquêteurs. Les 15 rapports individualisés en résultant, finalisés le 14 janvier 2019, ont été adressés à quatre dirigeants nationaux de l’entreprise.
Ils n’ont jamais été rendus publics, mais leur contenu en dit long. Sur un total de 276 pages, les enquêteurs internes du « pôle d’enquêtes Grand Sud-Est » établissent une longue liste de pratiques ne respectant pas les garde-fous légaux, exercées par une partie des salarié·es du plateau de Woippy. Les enquêteurs ont mis en lumière cinq types de fraude potentielle.
Sollicitée par Mediapart, l’entreprise affirme que « les résultats ont mis en évidence une quinzaine de cas de fraude qui ont tous donné lieu à [des] sanctions adaptées à la gravité des faits ». « Aujourd’hui, toutes les mesures ont été prises pour faire cesser ces pratiques », déclare Orange, qui indique que « suite à une réorganisation […], les activités de fidélisation de Metz ont été intégrées à d’autres entités ». Pour autant, Orange affirme qu’« aucune violation des obligations concurrentielles et réglementaires applicables à Orange n’a été détectée ».
Faux mails pour éviter de se faire repérer
Selon Cyril Leuthreau, la plus inquiétante des pratiques qui ont été épinglées concerne des ventes frauduleuses : « Mes anciens collègues n’avertissaient pas toujours les clients qu’ils leur faisaient souscrire de nouveaux produits. » Pour ce faire, ils utilisaient de façon peu orthodoxe les réductions qu’ils pouvaient accorder pour retenir des clients alors qu’ils étaient sur le point de se désengager.
L’utilisation de cette « marge de manœuvre » dans l’octroi de réductions « peut masquer le placement d’une option payante », notent les enquêteurs d’Orange. Dans les faits, les téléconseillers indélicats faisaient souscrire un produit supplémentaire aux clients et clientes, sans le leur dire et en se débrouillant pour que le montant du forfait mensuel ne bouge pas.
Pour le ou la cliente, pas de différence, mais le conseiller perçoit une commission car il a vendu un produit. Les enquêteurs d’Orange ont établi qu’en novembre 2016, trois conseillers ont par exemple totalisé des primes supérieures à 5 000 euros, et que l’un d’eux a même atteint la somme faramineuse de 8 231,10 euros. Le rapport indique également que « les contrôles sont rares », bien que « ces placements par artifice se soldent par des taux de ventes invalides assez élevés ».
« On réengage le client avec des produits qu’il n’a pas demandés, et plusieurs mois plus tard, quand il fait une réclamation, on lui rembourse, décrypte Cyril Leuthreau. Orange perd de l’argent, mais les commerciaux ont touché leurs commissions. »
Et pour s’assurer que les clients et clientes ne découvrent pas trop tôt le pot aux roses en lisant le nouveau contrat qui devait normalement leur être envoyé, « [s]es collègues ajoutaient un 1 ou un point dans les adresses mail », explique l’ex-salarié. « Les clients ne recevaient pas les factures avant deux ou trois mois, cela laissait le temps au commercial de toucher sa commission. »
Les rapports internes confirment que la pratique a bien eu lieu : « Plusieurs conseillers clients modifient volontairement les adresses mail des clients afin de masquer, auprès d’eux, leurs agissements non éthiques. » Or, soulignent les enquêteurs, « la modification de données personnelles des clients engage la responsabilité de [ses] auteurs et celle d’Orange par infraction au règlement européen sur la protection des données personnelles ».
Utilisation non éthique d’outils techniques
Les pratiques ne s’arrêtent pas là. La traçabilité des demandes de portabilité sortantes est aussi en question. Concrètement, si un ou une cliente bénéficiant d’une offre combinée mobile, fixe et Internet souhaite passer chez un opérateur concurrent pour son téléphone mobile, le concurrent va faire une demande de portabilité auprès d’Orange : il contacte le service technique pour obtenir l’accès au téléphone portable du ou de la cliente.
Des commerciaux du plateau de fidélisation utilisaient une application maison pour faire la liste des client·es demandant à changer d’opérateur, et se dépêcher de les basculer vers une offre internet sans mobile, pour éviter qu’ils se désengagent complètement. Or, il est interdit aux services commerciaux des opérateurs de communiquer avec leurs services techniques.
Le rapport confirme que « des cas clients identifiés prouvent ce type de fraude parmi les ventes de plusieurs conseillers ». Toujours selon le rapport, « une demande de blocage de l’application » utilisée a été demandée en avril 2018, mais s’est révélée « impossible à réaliser ».
Certains conseillers commerciaux ont aussi utilisé un outil de géolocalisation (Géoloc), pourtant exclusivement réservé aux services techniques d’Orange. Il permet d’identifier les nouveaux clients et clientes éligibles à la fibre, et n’est pas accessible aux opérateurs concurrents.
Un témoin auditionné a affirmé aux enquêteurs que ses collègues faisaient « des extractions de Géoloc pour trouver des adresses fibrables » et démarcher les habitant·es, « ce qui est interdit par la charte éthique ». Un autre assume utiliser Géoloc « pour le côté technique ou pour les dates de commercialisation ».
Les conseillers ayant modifié les adresses mail sont convoqués par leur manager, mais aucune sanction n’est prise et les ventes ne sont pas retirées.
« Les conseillers trichaient, certes, avec cette application pour avoir de l’avance, mais il ne faut pas oublier que c’était la direction qui nous la fournissait. La responsabilité vient aussi d’en haut », estime Cyril Leuthreau.
Dans sa réponse à Mediapart, l’entreprise ne se considère pas en faute sur ce point : « Dans le cadre l’exercice de leurs fonctions, les salariés ont accès à un certain nombre d’applications qui s’appuient sur des données publiques et accessibles à tous les opérateurs. » Quant aux enquêteurs internes, ils n’ont pas trouvé « d’élément probant [permettant] d’attester d’une fraude à l’aide de cette application […], bien que certains conseillers clients l’aient dénoncé[e]. »
Plusieurs témoins interrogés dans les rapports estiment néanmoins que leurs supérieurs hiérarchiques ont été peu pressés de régler les problèmes identifiés. « Les conseillers ayant modifié les adresses mail sont convoqués par leur manager, mais aucune sanction n’est prise et les ventes ne sont pas retirées [de la procédure commerciale – ndlr] », décrit un témoin.
« La cheffe de plateau est au courant de tout ce qu’il se passe. Et rien n’est fait », dit un autre, déclarant préférer que l’accent soit mis sur « la satisfaction client, et non sur l’enrichissement des conseillers ». « Les choses n’auraient pas dû dégénérer à ce point-là si la hiérarchie s’en était occupée », avance un troisième.
Menaces de mort
Lorsque Cyril Leuthreau avertit sa hiérarchie et que l’enquête est lancée, il fait partie des premiers auditionnés, le 10 octobre 2018. Son anonymat aurait dû être garanti. En réalité, la protection de son identité ne durera que 48 heures, et il est vite identifié par ses collègues.
« Ils m’avaient donné rendez-vous dans un bâtiment Orange qui ressemble à une gare, avec un écran annonçant quelles salles sont occupées, et par qui, raconte-t-il. Mon audition y était annoncée, ainsi que le nom de mon interlocutrice. N’importe quel conseiller pouvait trouver son nom dans l’annuaire et savoir que c’était une enquêtrice d’Orange. » Selon lui, cela n’a pas manqué, une proche de l’un des managers concernés travaillant dans ce bâtiment.
Tout au long de la procédure, et après, aucune pression de la direction n’a été exercée sur les salariés concernés.
De son côté, Orange nie une quelconque « mention de l’identité [des personnes] à l’entrée de la salle d’audition » et assure que « la procédure a été menée dans le respect des règles internes d’Orange et afin de garantir leur anonymat ». L’entreprise insiste : « Tout au long de la procédure, et après, aucune pression de la direction n’a été exercée sur les salariés concernés. » Mais elle ne dit rien sur les pressions entre les salarié·es.
À la suite de son audition, Cyril Leuthreau a consulté la médecine du travail, qui a recommandé à Orange de le placer en télétravail le temps de l’enquête interne, censée durer deux mois. Mais Orange décide le faire revenir au bout de deux semaines.
« Je n’ai pas compris pourquoi, c’est totalement injustifié. Et cela a été l’enfer au travail, décrit-il. J’étais devenu un paria. J’ai eu des menaces de mort. Un conseiller m’a dit que je devais faire gaffe aux roues de ma voiture. Un autre m’a dit que s’il retrouvait la personne qui avait parlé, il lui casserait les genoux. Un manager m’a pourri en réunion. »
Cyril craque et va voir son médecin traitant, qui le place en arrêt maladie le 15 février 2019. Les arrêts ont ensuite été renouvelés, jusqu’à ce que le médecin du travail le déclare inapte au poste et qu’Orange le licencie le 12 juillet 2021, vingt-neuf mois après son alerte.
D’autres salariés ont dénoncé des pratiques irrégulières
Cyril Leuthreau n’a pas été seul à relever les pratiques problématiques de ses collègues. Un autre salarié a lancé l’alerte sur une plateforme d’Orange. Et son ancienne manageuse a quitté l’entreprise, en négociant un accord financier. « J’avais presque vingt ans de moins qu’elle à l’époque, et la direction n’a pas voulu négocier. Ils m’ont demandé de prendre un avocat », indique l’ex-salarié.
Son avocat, Bernard Petit, tentera donc de négocier avec Orange, sans succès. Son client et lui ont décidé de saisir la justice pour démontrer que le licenciement de Cyril pour inaptitude est lié à l’enquête interne qu’il a déclenchée, et au harcèlement dont il a été victime par la suite. Dans ce cadre, ils ont obtenu que la justice ordonne à l’entreprise de communiquer les rapports d’enquête interne.
Les enquêteurs ont travaillé sur seulement 15 salariés, alors qu’une trentaine d’agents, sur les 70 que comportait le plateau, étaient concernés.
Dans son ordonnance de référé du 3 février 2022, le conseil des prud’hommes de Metz souligne « qu’il n’est pas contesté que M. Leuthreau a été en arrêt maladie, suite aux fuites sur le signalement du 27 septembre 2018, alors que l’entreprise devait lui assurer une confidentialité empêchant qu’il ne subisse pas de mesures de rétorsion, ce qui n’a pas été le cas ».
Aujourd’hui, l’ancien salarié estime que ces rapports sont par ailleurs incomplets. « Les enquêteurs n’étaient pas formés à nos métiers, avance-t-il. Ils ont enquêté sur seulement 15 salariés, alors qu’une trentaine d’agents, sur les 70 que comportait le plateau, étaient concernés. »
Autre point qu’il reproche aux enquêteurs : ils ne se sont pas intéressés à l’une des manageuses du plateau, alors qu’elle aurait, selon lui, contribué à protéger les commerciaux auteurs de pratiques non éthiques. Selon nos informations, dans une conversation avec le troisième salarié ayant signalé les faits (il n’a pas souhaité répondre à nos demandes), la manageuse lui avait notamment dit ne pas souhaiter « que tout ce qu’il y a eu dernièrement pourrisse la suite de [sa] carrière professionnelle ». Avant de lui indiquer ne vouloir « de provoc » de la part de « personne », et de demander « un effort à tout le monde ».
Trois ans et demi après qu’il a lancé l’alerte, le bras de fer de Cyril Leuthreau avec Orange continue. « C’est David contre Goliath », souffle-t-il. Au vu de la précédente condamnation d’Orange pour abus de position dominante, il juge que si les faits qu’il dénonce sont établis, « les autres opérateurs ne devraient pas hésiter à attaquer ».