Au fil des épisodes de l'affaire EADS, une interrogation revient, lancinante. Si Lagardère et DaimlerChrysler, les actionnaires de contrôle du groupe européen d'aéronautique et de défense, n'avaient pas souhaité vendre leur participation EADS, auraient-ils agi de même ? Les dirigeants se seraient-ils précipités pour céder leurs stock-options? Le directeur financier n'aurait-il pas alors mis son veto, comme il en avait le pouvoir, mais ce qu'il pouvait difficilement faire quand les deux principaux actionnaires du groupe étaient vendeurs ? Questions sans réponse, mais qui restent décisives tant le groupe Lagardère a eu un rôle central depuis le début d'EADS.
Noël Forgeard, ex-coprésident d'EADS, en retrace l'histoire auprès des enquêteurs de l'Autorité des marchés financiers. L'homme est un Lagardère boy, comme on dit, protégé par Jean-Luc Lagardère, mais pas un proche d'Arnaud, son fils. Ils se détestent cordialement même. La nomination de Noël Forgeard à la co-présidence d'EADS fin 2005 a été imposée à Arnaud par Jacques Chirac mais aussi par Nicolas Sarkozy, selon le livre l'Histoire secrète d'EADS (Leslie Varenne, Hugodoc), qui raconte l'influence en coulisse de celui qui n'est encore que président de l'UMP.
«Jean-Luc Lagardère était auparavant le vrai patron d'EADS dont il avait lui-même conçu les statuts, du fait de son âge, de son autorité et de sa connaissance du secteur aéronautique. Jürgen Schremp [alors président de DaimlerChrysler] lui faisait entièrement confiance. A son décès [en 2003], Manfred Bischof [dirigeant de DaimlerChrysler et co-président du conseil de surveillance d'EADS] a développé une stratégie de pouvoir extrêmement appliquée, à laquelle Arnaud Lagardère ne s'est pas opposé », raconte ainsi Noël Forgeard.
« Arnaud Lagardère, poursuit-il, n'est pas installé physiquement chez EADS. Il a par ailleurs au-delà d'EADS de lourdes responsabilités avec la gestion des activités médias et sportives de son groupe. » Des activités qui lui prennent la plupart de son temps. Dès avril 2002, Arnaud Lagardère a déclaré qu'il souhaitait que son groupe soit à l'avenir dans les médias et qu'il se désengagerait à terme de l'aéronautique.
Il ne suit donc pas au jour le jour EADS. Noël Forgeard, à nouveau, explique à l'AMF comment le patron du groupe Lagardère était informé, en dehors des conseils d'actionnaires. « En réalité, Arnaud Lagardère avait deux points d'entrée chez EADS. L'un statutaire avec moi. Je l'appelais régulièrement pour le tenir informé, mais lui ne m'appelait que rarement . L'autre était sans doute plus fort, il s'agissait de Jean-Paul Gut [alors directeur commercial d'EADS que Noël Forgeard présente comme le second fils de Jean-Luc Lagardère]. Leur relation personnelle le désignait et le désigne toujours aujourd'hui comme le relais d'Arnaud Lagardère au sein d'EADS. »
«Un risque pour la stratégie de sortie des actionnaires»
A-t-il été averti auparavant de la dégradation à venir de la rentabilité du groupe aéronautique ? Le patron du groupe Lagardère, en tout cas, est présent au côté de Rüdiger Grube, l'un des membres du directoire de DaimlerChrysler, lors du conseil d'EADS du 7 juin 2005, où, pour la première fois, le groupe prend conscience que l'avenir s'annonce moins brillant. L'addition est lourde, en effet. Baisse du dollar, hausses des coûts de recherche et développement, problèmes d'industrialisation de l'A380, pénalités de retards, vente à prix tirés des avions, viennent compromettre la rentabilité et les marges d'Airbus pour 2007 et 2008. Mais aussi 2009 et 2010.
Lors de ce conseil, Hans-Peter Ring, le directeur financier du groupe évoque l'augmentation des coûts du programme A380, qui pourrait « conduire à une baisse de l'action EADS de l'ordre de 4 à 5 euros, si cela venait à être rendu public ».
Une note du responsable des relations avec les investisseurs commandée spécialement sur le sujet conclut : «Ce scénario crée un grand risque pour la stratégie de sortie des actionnaires de contrôle entre 2007 et 2010. » « C'est précisément à la fin du printemps ou au début de l'été qu'a été entamée la concertation entre les deux actionnaires de contrôle privés d'EADS, en vue de la réalisation d'une opération de désengagement partiel simultanée », observe l'enquêteur de l'AMF.
Ce qui pouvait être encore tenu comme une hypothèse de dégradation au printemps se confirme à l'automne, après qu'Airbus eut passé en revue les possibilités d'amélioration de sa situation. « Le 24 novembre, la direction financière d'EADS a communiqué l'OP (Operative plan) aux directions financières de Lagardère et de DaimlerChrsyler au cours d'une réunion commune », selon le rapport de l'AMF. Le 28 novembre, les représentants des deux groupes sont à l'Elysée pour parler de leur sortie partielle d'EADS.
La détérioration de la situation d'EADS semble très présente à l'esprit d'Arnaud Lagardère lors du conseil de surveillance de son groupe, le 14 décembre 2005. Il évoque l'éventualité d'un désengagement partiel, en indiquant: «On peut imaginer qu'à l'horizon 2008-2009, Airbus engrangeant des contrats avec des marges peut-être moins élevées que précédemment, on peut estimer qu'il peut y avoir un ralentissement en terme de rentabilité sur EADS. »Un premier projet de procès-verbal de ce conseil a été retrouvé par les enquêteurs.
Celui-ci indiquait : «Estimant que l'évolution des cycles du marché aéronautique civile conduira Airbus à enregistrer des marges moins élevées à l'horizon 2008/2009, M. Lagardère déclare que le groupe réfléchit à l'éventualité d'un allégement de sa participation. » « Toute référence à la rentabilité prévisionnelle d'Airbus a étonnamment disparu de la version du procès-verbal finalement approuvée », s'étonnent les enquêteurs de l'AMF. Et elle sera aussi totalement oubliée dans la communication du groupe EADS.
Les surprenants silences du conseil d'EADS
Une baisse des profits et de la rentabilité à partir de 2007-2008 laissait du temps aux actionnaires pour penser à leur sortie. Mais à partir de janvier 2006, tout se grippe vite, très vite. « L'accroissement soudain des retards sur le planning de production entre les mois de décembre 2005 et janvier 2006, alors évalué entre 11 et 18 semaines, a conduit Airbus à décider fin janvier 2008 d'interrompre la livraison des sections à la chaîne d'assemblage finale puis d'engager un nouveau processus de révision de son programme de production », rapporte l'enquête de l'AMF.
Le 17 février, lors d'une réunion du comité exécutif d'Airbus, Manfred Porath parle du calendrier de livraisons de l'A380. « 14 dates de livraison ne pourront pas être tenues en 2007 », affirme-t-il. Le 1er mars, lors du comité des actionnaires d'Airbus, Charles Champion, responsable du programme A 380, confirme l'information. « J'ai fourni aux actionnaires d'Airbus à l'occasion du comité des actionnaires du 1er mars 2006 auquel j'étais invité le même niveau d'informations que celles qui figuraient dans la présentation du 17 février. J'ai ainsi informé les actionnaires le 1er mars qu'il y avait une forte probabilité de nouveaux retards sur le planning de livraison contractuel », expliquera-t-il plus tard à l'AMF.
Curieusement, ces informations majeures ne sont même pas abordées lors du conseil de surveillance d'EADS, le 7 mars 2006. Une absence laisse pantoise l'AMF. «Ce silence est surprenant, dès lors que quatre des membres du conseil assistaient moins d'une semaine avant à la réunion du comité des actionnaires d'Airbus au cours de laquelle cette situation avait été précisément décrite par le management d'Airbus, conduisant Noël Forgeard à affirmer que le programme était en situation de crise. Il l'est d'autant plus que lors du conseil d'administration d'EADS précédent, le sujet avait fait l'objet d'un vif débat. Louis Gallois ayant souligné à plusieurs reprises le caractère essentiel pour la crédibilité d'Airbus du respect du calendrier de livraisons», s'étonnent les enquêteurs.
De son côté, Arnaud Lagardère a expliqué lors de son audition à l'AMF la façon dont il suivait le programme A 380. « La seule chose qui m'importait, raconte-t-il aux enquêteurs, c'était de savoir si le planning des livraisons était impacté ou non. Il y a dans tout programme industriel de cette envergure, des problèmes techniques qui se posent. Seuls cependant des retards de livraison peuvent avoir un impact sur la crédibilité de l'entreprise ou alors un impact financier significatif.»
Lors de ce conseil du 1er mars, il n'y avait pas lieu visiblement pour lui de s'alarmer. Noël Forgeard, selon ses déclarations, avait bien évoqué le sujet avec lui dans l'avion qui les amenait à Amsterdam pour ce conseil. « Ce sujet ne constituait pour aucun d'entre nous une actualité brûlante», a-t-il déclaré à l'AMF.
En quelques semaines, cependant, la fièvre monte. Le 29 mars, Noël Forgeard apprend l'existence de nouveaux problèmes sur l'A 380. Mais ce n'est que le 14 avril, trois jours après les opérations de désengagement partiel des deux actionnaires de contrôle, que Noël Forgeard en informe Arnaud Lagardère et Manfred Bischoff, les deux co-présidents du conseil d'administration d'EADS, dans une longue note alarmiste.
« La production du A 380 est en crise, insiste-t-il. [...] Entre octobre 2005 et janvier 2006, un nouveau dérapage de 3 mois est devenu évident, résultant [...] notamment [des] désordres dans la division électrique, particulièrement à Hambourg. [...]. Malheureusement, à fin mars, des retards supplémentaires de 2 à 3 mois ont surgi, cette fois totalement dus au complet désordre du plateau électrique de Hambourg. Lors du comité d'actionnaires du 11 avril, Gustav Humbert [alors patron d'Airbus] a affirmé qu'une partie des retards de 5 à 6 mois était rattrapable. J'ai contesté cette affirmation que je juge totalement irréaliste. »
Noël Forgeard assure n'avoir reçu aucun écho de la part des actionnaires allemands. « Je dois dire que je n'en ai pas plus reçu de la part d'Arnaud Lagardère, qui m'a d'ailleurs indiqué par la suite que cette note ne lui était pas parvenue, alors même que je l'avais fait porter à son secrétariat. » Arnaud Lagardère a affirmé à l'AMF avoir découvert l'ampleur du drame de l'A 380 lors du conseil du 12 mai 2006.
Aujourd'hui, le patron de Lagardère assure ne pas vouloir vendre les 7,5% du capital d'EADS qu'il lui reste. En tout cas, pas tout de suite. Il est vrai que le prix moyen d'acquisition de ses titres est à 18 euros, alors qu'en Bourse, l'action n'est qu'à 15,50.