En 2022, Emmanuel Macron élargit encore sa « grande coalition »

Des sarkozystes, d’ex-socialistes, Jean-Pierre Chevènement ou Éric Woerth : tous soutiennent le président sortant. Le phénomène trahit l’essoufflement des forces dirigeantes de la Ve République, et les renoncements passés de la social-démocratie.

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Pour quelqu’un qui se réveillerait d’un long sommeil de dix ans et à qui l’on devrait déjà expliquer la pandémie de Covid et le retour de la guerre sur le sol européen, le paysage politique français serait une source additionnelle de stupéfaction.

Au moment où François Hollande avait succédé à Nicolas Sarkozy, les anciens repères fonctionnaient encore. Le pouvoir national ne semblait pouvoir échoir qu’à une gauche et une droite de gouvernement aux frontières bien identifiées. Les transgressions étaient rares, risquées, et exposaient à des accusations de traîtrise.

Dix ans plus tard, après qu’Emmanuel Macron a subverti cette classique alternance, ses soutiens d’avant le premier tour ont de quoi déstabiliser celles et ceux qui s’étaient accoutumés à des cultures politiques enracinées dans le temps, et consolidées par leurs affrontements réciproques.

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Emmanuel Macron en bain de foule à Fouras, le 31 mars 2022. © Ludovic Marin / AFP

En quelques semaines, à titre d’exemple, le président sortant a reçu les soutiens officiels de Marisol Touraine, Éric Woerth et Jean-Pierre Chevènement. Autrement dit, les incarnations respectives d’une deuxième gauche virée sociale-libérale, d’un néolibéralisme ayant accompagné le virage identitaire de Nicolas Sarkozy, et d’un souverainisme trempé dans une tradition jacobine particulièrement raide.

Ces trois figures participent du comité de campagne du président-candidat, aux côtés des ex-sarkozystes Renaud Muselier et Christian Estrosi et de l’ex-socialiste Élisabeth Guigou. Dans quelques heures, on verra d’ailleurs défiler tout ce beau monde à La Défense Arena, pour l’unique grand meeting d’Emmanuel Macron, récemment filmé par son équipe en train de demander une mise en scène « charnelle »

Beaucoup de ces noms avaient déjà rallié la majorité présidentielle depuis plusieurs années. En ce sens, l’attention médiatique accordée à leurs annonces de soutien ne traduit pas une nouveauté exceptionnelle. De la même façon, quand le socialiste François Rebsamen, maire de Dijon, déclare : « Je suis un homme de gauche qui vote Emmanuel Macron », il ne faut pas oublier qu’il a été un ministre du travail controversé de François Hollande, qui souhaitait renforcer le contrôle et les sanctions contre les chômeurs.

Pour autant, les échecs attendus des candidatures d’Anne Hidalgo (Parti socialiste) et de Valérie Pécresse (Les Républicains) laissent entrevoir de nouveaux mouvements centrifuges au PS et à LR, qui pourraient consolider la majorité présidentielle si celle-ci était reconduite.

Surtout, la capacité du président sortant de réunir des personnalités aux histoires politiques différentes – et autrefois antagonistes – n’en reste pas moins à élucider. Sans cela, on ne comprend pas la centralité qu’il a conservée dans le système partisan français, ni le maintien d’un socle électoral important à la veille de l’élection présidentielle.

Une explication trop simple consisterait à pointer l’opportunisme des responsables mentionnés ci-dessus. La perspective d’un poste ou l’espoir inavouable d’une protection lorsqu’on est cerné par des affaires judiciaires peut certes jouer un rôle. Mais ce motif n’a pas la même crédibilité pour tout le monde. Jean-Pierre Chevènement, par exemple, n’est pas exposé à un danger de ce type et n’a plus de carrière personnelle à faire à son âge.

Une telle raison ne rend pas non plus compte du fait qu’au-delà des élites politiques, et malgré la droitisation de son action publique, « Emmanuel Macron continue de jouir d’un certain soutien auprès des électeurs sociaux-démocrates proches du PS qui avaient contribué de manière centrale à son élection », ainsi que le relèvent les politistes Vincent Martigny et Sylvie Strudel dans un ouvrage collectif consacré au bilan du quinquennat.

Autrement dit, les ralliements tous azimuts au chef de l’État ne sont pas une pure péripétie interne à la classe politique : ils trouvent aussi une traduction dans une partie plus désintéressée du corps électoral.

Il faudra peut-être songer un jour à couper les deux bouts de l’omelette pour que les gens raisonnables gouvernent ensemble.

Alain Juppé en 2015

En réalité, cette fusion de cultures et d’histoires politiques autrefois rivales est le fruit de l’aptitude d’un entrepreneur politique, en l’occurrence Emmanuel Macron, à répondre à une crise latente de la Ve République par un moyen jamais expérimenté sous ce régime, à savoir une « grande coalition » ne disant pas son nom.

L’expression, de fait, a surtout été utilisée à propos de pays comme l’Allemagne, l’Autriche, ou même la Grèce à une époque, pour désigner la formation d’un gouvernement incluant les deux principaux partis de gouvernement de droite et de gauche. Mais c’est précisément de tels arrangements, favorisés ailleurs par le mode de scrutin proportionnel, auxquels aspiraient certains responsables politiques avant qu’Emmanuel Macron ne lance sa propre candidature.

Ce fut notamment la perspective défendue par François Bayrou aux élections présidentielles de 2007 et de 2012. En amont du scrutin de 2017, l’idée a également été brandie par Alain Juppé, qui a utilisé une métaphore culinaire fort parlante. « Il faudra peut-être songer un jour, confiait-il au Point le 4 janvier 2015, à couper les deux bouts de l’omelette pour que les gens raisonnables gouvernent ensemble et laissent de côté les deux extrêmes, de droite comme de gauche, qui n’ont rien compris au monde. » 

Selon cette vision, la rationalité gouvernementale jugée « raisonnable » est bien sûr celle qui se déploie dans le cadre de la globalisation et de l’intégration européenne. Certes, ce cadre a été façonné ou passivement accepté par les majorités uniformément de droite ou de gauche qui ont alterné jusqu’en 2017. Cependant, les indices se sont accumulés d’une déception chronique de l’électorat envers les partis de gouvernement. En parallèle, les élites gouvernantes se sont senties de plus en plus contraintes dans leur action, par leurs systèmes d’alliance ou les gages à donner à leurs bases respectives.

C’est ce que Bruno Amable et Stefano Palombarini ont documenté sur le terrain de l’économie politique. Selon eux, avant 2017, la crise latente de la vie politique française s’expliquait par l’incapacité des forces gouvernementales de forger, sur la durée, des blocs sociaux correspondant à la transformation néolibérale du pays qu’elles avaient engagée. L’omelette « coupée par les deux bouts » correspond dès lors à ce qu’ils ont appelé le « bloc bourgeois », à savoir la réunion des fractions aisées et diplômées des anciens blocs de droite et de gauche, dont Emmanuel Macron sut être le champion en 2017.

D’autres enjeux, non économiques, ont pu inciter à la collusion entre « gouvernants raisonnables » délestés de leurs franges radicalisées. Sous Sarkozy et ses successeurs, la droite a en effet cru assécher l’extrême droite en s’appropriant ses thèmes, voire ses propositions. Le résultat, outre la légitimation du parti lepéniste, a cependant été de chauffer à blanc la base restée fidèle à la droite, dont les attentes xénophobes et sécuritaires sont devenues difficiles à satisfaire. Sur le même terrain, le gouvernement socialiste dirigé par Manuel Valls a rompu de plus en plus franchement avec la gauche écologiste et radicale, en accusant cette dernière de complaisances envers le « séparatisme » ethnique et religieux.

Il est révélateur que le bras droit de Valls, Jean-Marie Le Guen, ait publié en 2016 un opuscule dans lequel il appelait à édifier une « maison commune » entre droite et gauche dites républicaines. Le projet était de nouer un pacte pour dépasser cette opposition canonique sur des sujets comme la lutte contre le terrorisme ou les réformes structurelles destinées à rendre le modèle français plus « compétitif ». Face à l’extrême droite en pleine ascension, l’idée consistait à rendre acceptables d’éventuels désistements mutuels, tout en garantissant la continuité des politiques publiques. Une collusion pour que rien ne change, ou que tout change toujours dans la même direction. 

La bonne personne au bon moment

Là où Bayrou a manqué de réussite, Juppé et Valls sont restés prisonniers de leurs partis respectifs, dont les primaires de 2016 les ont d’ailleurs empêchés de concourir à l’élection présidentielle. A contrario, Emmanuel Macron a surgi au bon moment en étant doté de la stratégie adéquate. Pourvu d’un appareil partisan ad hoc, il a profité du fait que la perte de légitimité de la droite post-gaulliste et de la gauche socialiste avait atteint un point de non-retour. Les bayrouistes et les juppéistes ne s’y sont pas trompés, qui l’ont rallié en masse. 

En termes gramsciens, tels que décryptés par le regretté philosophe André Tosel, on pouvait alors parler d’une « crise d’autorité », c’est-à-dire un moment où « s’accuse le contraste entre représentants et représentés ». Or, dans la réflexion de Gramsci, de tels épisodes peuvent justement aboutir à ce que « la classe menacée, jusqu’alors représentée en ses fractions par plusieurs partis, subi[sse] le passage de ses éléments actifs à une seule direction et doi[ve] accepter une fusion ».

Emmanuel Macron a été l’artisan de cette fusion, depuis l’extérieur des vieux appareils aux bases sociales érodées. C’est ce qui fait l’originalité du cas français, par rapport aux autres exemples étrangers de grande coalition (sauf lors des cas de crise, comme celle des dettes souveraines récemment, lorsque des technocrates ont été appelés à la rescousse). De fait, son parcours s’est effectué à travers trois espaces différents du champ des pouvoirs français – la haute fonction publique, la haute finance et les fonctions ministérielles –, plutôt qu’à travers la vie partisane.

La sociologie des gouvernements de son quinquennat traduit la même tendance, ainsi que l’ont montré les chercheurs Valentin Behr et Sébastien Michon dans l’ouvrage cité plus haut. « Les ministres de Macron, écrivent-ils, se caractérisent par une moindre expérience politique, des passages plus fréquents par de grands groupes privés et une réaffirmation des hauts fonctionnaires au détriment des professionnels de la politique. » Les mêmes remarquent, en parallèle, que ces gouvernements ont associé « des professionnels de la politique issus d’une variété de partis inédite sous la Ve République », ce qui traduit bien une « logique de coalition ». 

En termes plus imagés, empruntés à l’univers de la finance plutôt qu’à l’univers culinaire de l’omelette, on pourrait dire que le macronisme a joué un rôle de garant en dernier ressort des orientations imprimées depuis 40 ans par les élites de la Ve République. Il aura transformé en bad bank les vieux partis LR et PS, à l’image de ces structures de défaisance chargées de cantonner ou de liquider les actifs financiers pourris, pour mieux protéger le système de la faillite générale.

Voilà pour 2017. Mais le problème reste l’étroitesse du fameux bloc bourgeois identifié par Stefano Palombarini et Bruno Amable. Ce dernier affirmait récemment à Mediapart qu’Emmanuel Macron, poussé par la nécessité, allait chercher à l’élargir sur sa droite. Le dévoilement de son programme a conforté une telle analyse, qui suggère que des éléments néolibéraux sont amalgamés à des éléments « illibéraux-identitaires » dans la constitution d’un « bloc de droite 2.0 ».

Comment comprendre, cependant, la persistance d’un môle de soutien issu du centre-gauche, et le ralliement d’un Chevènement, autrefois contempteur du néolibéralisme ? D’une certaine façon, le soutien de ces secteurs à Emmanuel Macron en dit davantage sur leur propre évolution qu’il ne révèle les facultés de ce dernier à agréger des soutiens.

Les témoignages de socialistes de terrain récemment récoltés par Mediapart, qui arguent d’un certain « réalisme » ou estiment fini « le temps des acquis sociaux à gogo », rappellent que l’horizon de transformation sociale avait déjà largement déserté le parti de Jaurès. 

Quant à Chevènement, sa tribune de justification au Figaro est désarmante. L’ancien ministre prend pour argent comptant les prétentions du président sortant à réindustrialiser le pays, semblant ne pas voir à quel point elles sont en réalité contradictoires avec ses choix néolibéraux et son adhésion spontanée aux catégories du marché. Il réécrit même l’histoire, réduisant « le sens de l’action du CERES », dont il était le chef et qui fut l’aile gauche marxisante du PS dans les années 1970, à l’apport de « sang neuf » à la tête de l’État. 

Les circonstances, cependant, ont aidé Emmanuel Macron à réaliser une synthèse a priori improbable. Avec la pandémie, la politique du « quoi qu’il en coûte » a servi d’appui pour propager l’idée d’un gouvernement pragmatique, n’hésitant pas à recourir massivement à la dépense publique pour répondre aux chocs subis par l’économie, mise à l’arrêt ou ralentie par les restrictions sanitaires.

En réalité, cette politique a plutôt « congelé » un modèle inégalitaire et productiviste, et risque d’être payée à terme par les salariés et les bénéficiaires de l’État social. Elle n’avait donc rien de spécialement de gauche. Il reste que toutes celles et ceux qui ont vu leurs revenus ou leur chiffre d’affaires être ainsi préservés ont là un motif de satisfaction envers la majorité sortante. Au minimum, l’idée que d’autres n’auraient pas fait mieux y trouve de la consistance.

Une imbrication croissante entre « droite capitaliste » et « gauche organisatrice »

Au-delà de cette conjoncture, des évolutions structurelles renforcent la logique de l’entreprise macroniste. L’essoufflement du capitalisme contemporain, qu’il soit interne ou lié à des défis comme le dérèglement climatique, requiert une implication croissante de la puissance publique, fût-ce sous forme d’assistanat au fonctionnement de la concurrence marchande. La montée des tensions géopolitiques, appelée à durer, redonne parallèlement de l’importance aux décisions purement politiques en matière énergétique, commerciale ou industrielle.

Les mots de « planification », de « contrôle », de « protection »… deviennent alors plausibles dans la bouche du président sortant, même s’il s’agit parfois d’un pur affichage. Et lorsqu’ils sont mêlés à une rhétorique de progrès et à un brandissement cocardier de l’intérêt national, comme dans le cas de la relance du nucléaire, qu’un Chevènement ou des socialistes productivistes ont toujours défendue, les repères se brouillent.

Le cadre néolibéral est maintenu, mais des moyens de plus en plus dirigistes sont utilisés pour en colmater les brèches. Les intérêts sociaux servis en premier par ce cadre restent identiques, mais la reproduction de l’ordre économique est aménagée en fonction d’intérêts supérieurs tels que l’autonomie nationale ou européenne, voire la préservation de la planète. En ce sens, Bruno Amable a raison de souligner que Macron s’inscrit dans une filiation « modernisatrice » ancienne, liée à la haute fonction publique autant qu’aux milieux d’affaires, mais dont le volontarisme s’est amalgamé à la rationalité néolibérale.

On peut ainsi faire l’hypothèse que dans notre forme moderne de société, telle que la décrit le philosophe Jacques Bidet, le pôle « organisateur » de la classe dominante monte tendanciellement en puissance vis-à-vis du pôle « marchand » de cette même classe, sans que leur solidarité soit remise en cause. De cette collusion de plus en plus paritaire au service d’objectifs inchangés, le dispositif politique de « grande coalition » fournit une traduction tout à fait logique.

Par rapport à l’avant-2017, le séisme est réel sur le plan des appareils politiques et du système partisan français. Mais en termes de rapports de force et d’inégalités entre les groupes sociaux de ce pays, les continuités l’emportent. La concurrence pour le profit continue à structurer nos économies et nos existences de manière écrasante. Quant à la « classe fondamentale » dépourvue de privilèges, elle n’a toujours pas retrouvé sa capacité de conquêtes sociales. On n’assiste donc pas au retour d’un quelconque compromis social-démocrate, contrairement aux illusions nourries par l’ex-PS Eduardo Rohan Cypel, qui a lui aussi rejoint la Macronie.

En définitive, la grande coalition de facto nouée sous l’égide d’Emmanuel Macron trahit une faiblesse autant qu’elle s’appuie sur une force réelle. D’un côté, elle est le fruit de la nécessité de réunir les forces et les secteurs de la population qui continuent de s’accommoder d’une logique néolibérale défectueuse et contestée. De l’autre, elle est la déclinaison cohérente, sur le plan gouvernemental, d’une imbrication toujours plus étroite et équilibrée entre des logiques de commandement et d’exploitation diverses, historiquement incarnées par des forces différentes sur le spectre gauche/droite.   

Si le président sortant peut se féliciter d’avoir réussi sa grande coalition à la française, il reste un problème de taille. Lorsqu’un tel dispositif se reproduit sur la durée, il aboutit à l’étouffement des possibilités d’alternance. Or, si les composantes de la grande coalition ne sont pas en mesure de retrouver régulièrement de l’autonomie pour offrir à nouveau des alternatives, et si la politique menée ne contente qu’une fraction étroite du corps social,  les risques de rupture avec le reste de la société sont maximisés.

Ce peut être pour le meilleur, mais aussi pour le pire, ainsi qu’en attestent, à une semaine du scrutin, les craintes que Marine Le Pen ne réussisse à se faire passer pour la « candidate du peuple ».

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