Drones: quand il s’agit de flouter les manifestants, la police moins regardante

Depuis juillet, la préfecture de police de Paris utilise un logiciel d’anonymisation censé flouter les silhouettes captées par les images des drones. D’après nos informations, lors de son installation, il était efficace dans 70 % des cas seulement.

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Son nom : YOLO, acronyme de « You Only Live Once » (« On ne vit qu’une fois »). Un terme d’argot qui désigne une décision prise « à l’arrache », sans préparation ni organisation. D’après nos informations, il sied bien, en effet, au logiciel de floutage utilisé depuis juillet dernier par la préfecture de police de Paris pour « anonymiser » les images captées par ses drones et tenter de répondre aux critiques sur le non-respect du droit à la vie privée des manifestants. Car ce logiciel – dont le nom complet est YOLOV4 – se montrait efficace, lors de son installation, à seulement 70 %.

La révélation de ce « détail » a son importance à l’heure où l’Assemblée nationale examine, depuis mardi soir, la proposition de loi de la majorité sur la « sécurité globale », qui légalise et généralise, dans son article 22, l’usage des drones par les forces de l’ordre (pour des opérations de maintien de l’ordre, des actions de prévention du terrorisme ou encore sécuriser les bâtiments publics). Elle a d’autant plus d’importance qu’un député LREM a déposé un amendement qui prétend anonymiser les images des drones, sans doute soucieux de déminer la polémique qui enfle – jusque dans les rangs de la majorité.

« Un traitement d’image est effectué en amont de [la] visualisation », imagine cet amendement de Pierre-Alain Raphan. Aux yeux du député, une telle mesure suffirait à « garantir le respect des libertés individuelles et la protection de la vie privée des citoyens ». On peut donc en douter.

Initialement, l’installation d’un logiciel de floutage par la préfecture de police de Paris est une réponse directe au Conseil d’État, qui a ordonné au préfet Didier Lallement, le 18 mai dernier, de « cesser sans délai de procéder aux mesures de surveillance par drone », mises en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire au motif de faire respecter le confinement. En tout cas, en l’absence de la signature d’un décret adéquat. Ou tant que les drones de la préfecture de police n’auront pas été dotés « de dispositifs techniques de nature à rendre impossible […] l’identification des personnes filmées ».

Ni une, ni deux. La préfecture a décidé de développer dans l’urgence son propre logiciel de floutage des données à caractère personnel. Dès juin, la direction opérationnelle des services techniques et logistiques (DOSTL) s’est ainsi creusé les méninges.

Le 17 juillet, le préfet de police prend lui-même les choses en main. Dans un courrier que nous nous sommes procuré, Didier Lallement demande à la direction de l’ordre public et de la circulation « de mettre en œuvre un dispositif technique garantissant l’absence de traitement de données individuelles ». 

Le système, « actif depuis le mois de juin 2020 » d’après une note de la préfecture de police que Mediapart a pu consulter, est alors « totalement généralisé lorsque la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) encadre un événement de voie publique »

Son fonctionnement est simple. Les drones qui survolent les rues de la capitale captent un flux vidéo de 25 images par seconde. Un premier framework (une architecture logicielle prête à l’emploi qui aide les informations à construire leur logiciel complet) intitulé OPENCV, initialement développé par INTEL, décompose ces 25 images. Le logiciel open source YOLOV4, capable d’identifier 80 classes d’objets simultanément dans une image et de donner la « certitude » de cette détection en pourcentage, identifie une silhouette et applique un floutage dans un rectangle correspondant. Ces images, partiellement floutées après un premier traitement de données, parviennent ensuite à la salle de commandement de la préfecture de police de Paris.

Pour compléter son dispositif, la direction opérationnelle des services techniques et logistiques de la préfecture de Paris a fait appel à la société SEOLANE. L’entreprise parisienne, spécialiste des technologies innovantes à destination des opérateurs de transport publics, fournit un ordinateur équipé d’une puissante carte graphique et épaule la DOSPL dans la conception du logiciel. Coût de l’opération : 24 000 euros.

La préfecture de police n’a pas attendu la généralisation du logiciel pour utiliser ses drones. Le 14 juillet, comme nous le détaillions il y a quelques semaines, ses aéronefs ont notamment servi à identifier trois militants du collectif Inter-Urgences dans le cadre d’une action menée en parallèle du discours d’Emmanuel Macron.

Depuis le 17 juillet, les drones de la préfecture de police ont encore encadré plusieurs manifestations parisiennes, notamment le 12 septembre lors d’un rassemblement des « gilets jaunes » ou le 17 octobre lors de la marche des sans-papiers.

Mais les nombreuses limites du logiciel, ainsi que sa doctrine d’emploi, interrogent quant à la réalité de l’anonymisation mise en place.

Une note de la préfecture de police que nous avons consultée spécifie d’abord le taux de réussite de la première version du logiciel, livrée à la fin du mois de juillet : 70 %.

Autrement dit : 30 % des personnes apparaissant dans le flux d’images traitées resteraient identifiables. Contactée ce lundi, la préfecture de police n’a pas répondu à nos questions, notamment sur d’éventuelles mises à jour améliorant l’efficacité du dispositif.

L’intelligence artificielle Yolo V4 manque également de maturité. À ses débuts, elle ne floute ni plaques d’immatriculations ni fenêtres donnant à voir sur des espaces privés. « Or ce sont des données à caractère personnel », précise France Charruyer, avocate spécialiste des technologies avancées et des données personnelles.

Afin de régler ce problème, la DOPC entraîne déjà son logiciel via une prestation offerte par l’entreprise Pickare qui fournit expertise et jeux de données pour 24 000 euros.

Interrogée par Mediapart, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), le gendarme des données personnelles en France, précise ne pas avoir été « spécifiquement associée aux travaux engagés sur le logiciel en matière de floutage ». « Il ressort des documents transmis [par Mediapart dans le cadre de nos questions – ndlr] que le dispositif technique mis en œuvre permettrait de flouter les portions d’images pouvant être assimilées à des données personnelles, à savoir les silhouettes, les véhicules, et les fenêtres et accès vitrés des bâtiments », précise l’institution. Comprendre : « Permettrait » à terme… Elle insiste : « Une attention particulière » doit être portée « aux conditions effectives de mise en œuvre » de la solution. « Dans l’hypothèse d’un floutage partiel ou incomplet permettant une ré-identification des individus, il y aura lieu [pour la préfecture de police de Paris – ndlr] de respecter la réglementation relative à la protection des données à caractère personnel », conclut-elle.

Les questions soulevées par le logiciel dépassent le simple cadre technique. Les documents auxquels Mediapart a eu accès, qui décrivent sa mise en œuvre opérationnelle, démontrent que la préfecture de police continue à utiliser des flux vidéo non floutés. 

Les images sont captées par le drone, envoyées à son pilote avant d’être transmises vers les serveurs de floutage. Les pilotes, munis d’une tablette, ont donc accès aux images brutes – soit à des données personnelles identifiantes. Et en fait, le centre de commandement aussi.

D’après une note interne que nous avons pu consulter, la DOPC a pris la décision de permettre aux opérateurs de consulter les flux vidéo floutés et non floutés en attendant que la solution soit « suffisamment stable ». Le même document précise par ailleurs que le logiciel, maîtrisé à 100 % par les services de police, permettra « si le cadre juridique évolue et le permet », le défloutage, le comptage de participants ou la lecture de plaques d'immatriculations. Après tout, « You Only Live Once ».

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