France Enquête

Lactalis: polluer en bande organisée

Depuis dix ans, Lactalis pollue les cours d’eau français en toute impunité. D’après notre enquête, 38 usines, soit plus de la moitié des usines du groupe laitier, ont été ou sont toujours en infraction. Avec des conséquences dramatiques.

Disclose

19 octobre 2020 à 20h00

Cet article est en accès libre.

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L’odeur les prend à la gorge. Ce jeudi 25 juin 2020, alors qu’ils franchissent un pont au-dessus de la Véronne, les gendarmes s’arrêtent net. La rivière qui traverse Riom-ès-Montagnes, au cœur du parc naturel régional des volcans d’Auvergne, dans le Cantal, dégage des émanations âcres. En contrebas, l’eau est trouble, blanchâtre. Intrigués, les militaires longent la rive et remontent jusqu’à un conduit d’évacuation d’où s’échappe un liquide laiteux.

À l’autre bout du tuyau : la société fromagère de Riom, une filiale de Lactalis spécialisée dans la fabrication du bleu d’Auvergne, du Cantal ou du Saint-Nectaire, des fromages emblématiques de la région. La pollution s’étend sur quatre kilomètres.

Le même scénario se produit le 27 juillet puis le 1er août. Les gendarmes découvrent alors des dizaines de poissons et d’écrevisses flottant à proximité du point de rejet de l’usine. Cette fois, son directeur a signalé le problème à la préfecture du Cantal : il assure que la pollution est liée à un problème sur un camion qui aurait perdu de l’eau et du lait mélangés.

L’affaire remonte jusqu’à la Direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations (DDCSPP) du Cantal. Le 5 août, un inspecteur fait le déplacement depuis Aurillac, en présence des gendarmes locaux.

Dans le rapport d’inspection que Disclose s’est procuré, l’enquêteur rapporte la présence à la surface de la Véronne de « matières visqueuses, épaisses, vert noirâtre » ainsi qu’une « matière brunâtre » correspondant « vraisemblablement à une accumulation de boues de stations d’épurations ». Autrement dit, des effluents industriels qui n’ont rien à faire là. Après ce premier constat, la délégation se rend à l’usine de Riom où l’attendent le directeur du site et la responsable « du projet environnement » pour l’ensemble du groupe.

« La visite ne s’est pas très bien passée, témoigne le président de la fédération de pêche de Riom, Joseph Escourolles, présent ce jour-là. Les cadres de Lactalis voulaient orienter les recherches en expliquant qu’il fallait faire des prélèvements à tel endroit mais pas à tel autre. L’inspecteur a dû leur expliquer qu’il avait tous les pouvoirs de contrôle sur l’usine. »

Le lendemain, son rapport est transmis au préfet : l’enquêteur ne retient pas la thèse de l’accident isolé (le camion) et requiert un arrêté de mise en demeure justifié par « la gravité des faits » et les « dysfonctionnements majeurs » constatés au sein de l’entreprise. De son côté, Joseph Escourolles a déposé plainte contre X pour pollution le 3 août.

La pollution de la Véronne est loin d’être un cas isolé. Entre 2010 et aujourd’hui, Disclose a découvert que 38 usines Lactalis ont été ou sont toujours en violation du code de l’environnement, le recueil de lois qui encadre le droit en la matière. Soit plus de la moitié des 60 établissements recensés et analysés dans le cadre de cette enquête. La particularité de ces usines : ce sont toutes des installations classées pour la protection de l’environnement, ou ICPE.

Ce statut, soumis à autorisation, encadre l’activité d’entreprises présentant un risque pour l‌’environnement, en l’occurrence les usines du groupe Lactalis, les autorisant notamment à déverser leurs eaux usées dans le milieu naturel. À condition, bien sûr, qu’elles aient été préalablement dépolluées par une station d’épuration afin de maîtriser les seuils de substances chimiques et de matières organiques fixés par arrêté préfectoral. Pour cela, lesdites installations doivent contrôler elles-mêmes la qualité des eaux déversées. Dans le jargon, on parle d’« autosurveillance ». Un régime dérogatoire dont Lactalis a su tirer profit, en ne respectant pas les devoirs de vigilance et de transparence qu’il impose.

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Pour dresser cette cartographie, Disclose a obtenu et analysé des centaines de documents publics issus des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) et de la DDSCPP, les deux services de l’État chargés du contrôle des installations classées, sous la tutelle des préfectures. Notre enquête révèle de nombreuses infractions au code de l’environnement : prélèvement en eau et rejets d’effluents supérieurs aux volumes autorisés, pollutions délibérées de cours d’eau, négligences ayant entraîné la destruction de la faune et la flore.

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Saint-Just-de-Claix, dans l’Isère. Ici, à quelques minutes du centre-ville, Lactalis fabrique depuis 2011 le Saint-Marcellin et le Saint-Félicien vendus sous la marque « Étoile du Vercors ». Depuis bientôt dix ans, l’usine, qui n’est toujours pas raccordée à une station d’épuration, déverse quelque 100 000 m3 d’eaux souillées par an dans l’Isère. Une mise en demeure prononcée en 2016 n’y a rien changé. Parfois, les pollutions sont d’une telle ampleur qu’elles en deviennent visibles depuis les satellites survolant le parc régional du Vercors.

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Vue satellite de la pollution causée par l'usine « Étoile du Vercors » dans l’Isère. © Capture d'écran

En mars 2017, l’association environnementale France nature environnement Auvergne-Rhône-Alpes porte plainte pour faire cesser la catastrophe. L’enquête est confiée à l’Office français de la biodiversité (OFB), la police de l’environnement. Elle va durer un peu moins d’un an.

« On découvre alors que 28 produits chimiques sont rejetés dans l’Isère, se souvient Jean-Charles Saglier, l’un des policiers chargés de l’enquête. Lorsqu’on parle de produits chimiques, on ne parle pas de produits anodins, on parle de 600 kg journaliers de produits tels que des détergents industriels ou des produits utilisés pour la désinfection, des substances très hautement toxiques. »

Mais ce n’est pas tout. D’après le rapport d’inspection obtenu par Disclose, les autosurveillances transmises à l’administration ces dernières années « ne sont pas fiables ». Pis, elles sont « largement minorées ».

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La pollution dans l'Isère. © Nicolas Serve

Cette découverte, les fonctionnaires de l’Office français de la biodiversité (OFB) l’ont faite un peu par hasard. Au cours de leur investigation, ils essaient à trois reprises de procéder à des prélèvements sur une semaine complète. Mais à chaque fois, de mystérieuses pannes surgissent, rendant l’opération impossible.

« C’était ubuesque, se souvient Sébastien Mollet, un autre policier mobilisé sur l’affaire. À chaque fois qu’on se rendait sur place, il y avait soit une panne de courant dans l’usine, soit un autre dysfonctionnement qui nous empêchait de travailler. » Sous couvert d’anonymat, l’un de ses collègues s’emporte : « Ils se foutaient de nous. » 

« On sait maintenant que Lactalis peut empoisonner l’eau, qu’il le sait et continue »

Face au manque de collaboration des dirigeants de l’usine, les fonctionnaires épluchent les autocontrôles du site. Résultat : plusieurs métaux lourds extrêmement toxiques pour l’environnement n’apparaissent pas dans les substances recherchées en laboratoire. C’est le cas du cyanure, du plomb, du cuivre ou du nickel. « Le principe même des ICPE, c’est d’avoir une autorisation à polluer tout en s’autocontrôlant. Le problème, c’est que si un industriel décide de ne pas chercher certains produits dangereux, il y a effectivement peu de chance qu’on les retrouve dans leurs analyses », décrypte Sébastien Mollet.

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Jean-Charles Saglier et Sébastien Mollet, deux inspecteurs de l’OFB en charge de l’enquête sur la pollution de l’Isère. © Nicolas Serve

Interrogé en décembre 2017, le directeur de l’usine a lui-même reconnu que les autocontrôles n’étaient « pas à la hauteur des demandes prévues » par l’arrêté encadrant l’activité de l’Étoile du Vercors. Concernant l’absence d’analyse de certaines substances toxiques, il a assuré aux enquêteurs que ce choix revenait à la direction du groupe. Selon lui, Lactalis aurait gardé « la maîtrise d’œuvre sur l’ensemble du dossier ».

Le procès de l’usine de Saint-Just-de-Claix s’est tenu à Grenoble, fin 2018. Le directeur de la fromagerie a été relaxé, les magistrats considérant que le pouvoir de décision était conservé par les « services juridiques et techniques de Lactalis ». L’industriel a été condamné à 100 000 euros d’amende dont 50 000 euros avec sursis pour « jet et abandon de déchets » dans l’eau.

Le procureur, qui avait requis 500 000 euros d’amende, a estimé que Lactalis avait « déjà gagné en jouant la montre ». Rien qu’entre 2015 et 2017, le groupe aurait en effet économisé près d’un million d’euros en ne traitant pas ses eaux usées, selon les chiffres de l’OFB. « On savait déjà que Lactalis avait la capacité d’empoisonner le lait en poudre, a conclu le procureur général de Grenoble dans son réquisitoire. On sait maintenant qu’il peut empoisonner l’eau, qu’il le sait et continue. »

Selon notre enquête, sur les 38 usines épinglées, dix auraient transmis des rapports d’autosurveillance suspects, voire falsifiés. Florilège :

  • Usine Solaipa à Vimoutiers, dans l’Orne. Lors d’un contrôle le 10 septembre 2019, la DREAL de Normandie s’interroge sur l’écart « significatif » entre les taux de phosphore retrouvés par leur laboratoire et ceux présentés par Lactalis. « Vérifier la fiabilité des modes opératoires retenus au niveau de l’autosurveillance », note l’autorité administrative.
  • En 2017, lors d’une inspection à l’usine de Réquista, dans l’Aveyron, les inspecteurs relèvent que Lactalis « sous-estime » ses autocontrôles en raison d’« un écart trop important » entre leurs analyses et celles de l’industriel. En minimisant les résultats, l’entreprise est suspectée de maquiller ses dépassements en rejets polluants. La direction de l’usine qui fabrique le roquefort Société n’a apporté aucune explication à cette anomalie.

Disclose a par ailleurs été informé d’une mortalité importante de jeunes anguilles – une espèce classée en danger critique d’extinction – le 13 août 2020. Les faits se sont déroulés dans la Loire, au niveau du point de rejet de l’usine Lactalis de Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire).

Vidéo de la pollution à la Société industrielle de Saint-Florent, en août 2020. © Disclose

Un prélèvement effectué au moment de l’incident établit que la température de l’eau rejetée atteint 35 °C contre 30 °C normalement autorisés. Selon nos informations, l’industriel n’a pas prévenu les autorités d’un quelconque dysfonctionnement de ses installations. Contactée, la DREAL déclare avoir « sollicité l’exploitant pour qu’il apporte des explications sur les circonstances et l’origine de ces signalements, ainsi que les mesures prises ou envisagées pour y remédier ».

Trois ans auparavant, des rejets observés au même endroit avaient provoqué des pollutions visibles de tous, comme le montrent deux photos prises par un riverain en juin et septembre 2017. Ces événements ne figurent dans aucun rapport d’autosurveillance transmis à la DREAL cette année-là.

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© Nicolas Serve

Le 21 août 2017, un incident sur une installation de l’usine Lactalis de Retiers, en Ille-et-Vilaine, entraîne un écoulement important de lait dans les canalisations d’eaux usées déversées plus loin, dans la Seiche. Il faut attendre quatre jours pour que la direction de l’entreprise signale l’événement aux services de l’État. Entre-temps, plusieurs tonnes de résidus toxiques souillent la rivière, provoquant la mort par asphyxie de plusieurs milliers de poissons.

Auditionné dans le cadre d’une enquête de gendarmerie ouverte le 8 septembre 2017, le numéro deux de l’usine a livré une anecdote qui en dit long sur la légèreté avec laquelle le problème a été géré : « On n’était que deux [ce jour-là – ndlr]. On a été à Weldom [une enseigne de bricolage – ndlr] pour s’équiper, on a acheté un bateau, des cuissardes. On a retiré ce qu’on a pu comme poissons. » La pollution a duré dix jours et s’est étendue sur plus de huit kilomètres.

Pour cet épisode, l’usine Lactalis de Retiers a été condamnée à 250 000 euros d’amende. Le 7 août 2019, soit deux mois après la condamnation, la Seiche a subi une nouvelle pollution. Cette fois, la rivière s’est teintée d’une coloration marron liée au rejet de boues d’épuration. Disclose a diligenté sa propre analyse des rapports d’autosurveillance transmis par l’usine à la DREAL de Bretagne. Les conclusions sont éloquentes : entre 2017 et 2019, la société a dépassé de 129 % ses volumes de rejets journaliers dans l’eau autorisés.

Comment les services de l’État sont-ils passés à côté de cette information ? « La plupart des autosurveillances industrielles qui sont transmises à la DREAL ne sont jamais vérifiées », déplore un inspecteur de l’environnement sous couvert d’anonymat. Par manque de temps et de moyens, corroborent plusieurs fonctionnaires interrogés par Disclose. 1 600 agents sont chargés de contrôler quelque 500 000 ICPE par an, soit « un seul inspecteur pour plus de 300 sites » selon notre source. Il poursuit : « Souvent, les préfets estiment que nos mesures de coercition administrative portent atteinte à l’économie… Ils estiment donc qu’il est préférable de porter atteinte à l’environnement. »

Disclose a fait réagir la ministre de la transition écologique sur ce point. « Le préfet agit sur un territoire, sur un environnement économique. Certaines décisions doivent donc tenir compte de l’environnement économique et social », justifie Barbara Pompili. Et la ministre chargée de la protection de l’environnement d’ajouter : « C’est pour cela que sur des petites non-conformités n’ayant pas d’incidence notable sur l’environnement, il peut y avoir des moments où on se dit : “Là, ça peut passer parce que ce n’est pas grave.” » Dont acte.

Sollicité, Lactalis n’a pas répondu précisément à nos questions, reconnaissant néanmoins « l’existence de non-conformités temporaires ». Le groupe assure avoir « mis en place un plan d’investissements ambitieux afin que ces non-conformités ne se renouvellent pas ».

Les nombreuses atteintes à l’environnement relevées dans notre enquête n’en demeurent pas moins problématiques. D’autant plus que Lactalis bénéficie d’importantes subventions publiques pour… moins polluer. En 2016, soit un an avant la pollution de l’été 2017, l’usine de Retiers a reçu pas moins de 400 000 euros de la part de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne. Depuis 2002, c’est près de 5 millions d’euros qui lui ont été versés par l’établissement public.

Tous les sites polluants ou non conformes recensés dans le cadre de cette enquête ont reçu des fonds de la part de l’une ou l’autre des six agences de l’eau françaises. Pour un total, d’après nos calculs, de 40 millions d’euros au cours des dix-huit dernières années.

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