Archivée dans le dossier d’instruction sous l’intitulé « COMMUNICATION 47 », il s’agit de l’écoute qui, de sources judiciaires, « tient » le dossier « Bismuth » et a permis de consolider les charges ayant justifié le renvoi de Nicolas Sarkozy devant le tribunal correctionnel afin d’y être jugé pour « corruption » et « trafic d’influence ».
Datée du 3 mars 2014, à 17 h 21, cette interception téléphonique laisse entendre que, contrairement à la ligne de défense qu’il déploie dans les médias, Nicolas Sarkozy avait non seulement une « taupe » au sein de l’appareil judiciaire ou parajudiciaire l’informant d’écoutes le visant, mais a bien fait des diligences qu’il dément.

On le sait : l’ancien président de la République est soupçonné d’avoir utilisé son avocat et ami personnel, Me Thierry Herzog, et un haut magistrat de la Cour de cassation, Gilbert Azibert, afin d’obtenir illégalement des informations sur des enquêtes judiciaires en cours, en contrepartie de quoi il a appuyé la candidature du même Azibert pour un poste sous le soleil de Monaco.
Voilà le présumé pacte « corruptif » tel qu’il est décrit par les juges d’instruction Patricia Simon et Claire Thépaut – « ces deux dames », comme les avait un jour qualifiées Nicolas Sarkozy avec mépris – dans une ordonnance de 131 pages signée le 26 mars 2018. C’est le document judiciaire qui a mis un terme à quatre années d’une procédure cimentée par des interceptions téléphoniques ayant été opérées sur une ligne secrète de Nicolas Sarkozy, ouverte sous une fausse identité (« Paul Bismuth »), à la manière d’un dealer de la série télévisée The Wire.
Tous les prévenus du procès, qui contestent l’interprétation des juges et nient avoir commis des actes délictueux, sont présumés innocents. Il revient au tribunal – et uniquement au tribunal – d’établir l’éventuelle culpabilité pénale des mis en cause.
Mais plus de deux ans après la fin de l’enquête et à la veille du procès historique dont il doit être le prévenu phare, Nicolas Sarkozy multiplie les interventions – directement sur BFMTV ou indirectement via des médias amis – pour essayer de faire dire aux écoutes du dossier « Bismuth » ce qu’elles ne disent pas et, par là même, taire ce qu’elles disent vraiment.
Ainsi en va-t-il de l’écoute du 3 mars 2014 dont il est important, pour en saisir la portée, de rappeler le contexte.
Placé sur écoute à l’automne 2013 dans le cadre de l’affaire libyenne – écoute dont il semble alors ignorer l’existence –, Nicolas Sarkozy acquiert, en janvier 2014, une ligne secrète au nom de « Paul Bismuth » au lendemain d’une demande de renouvellement d’interceptions téléphoniques sur sa ligne officielle formulée par les juges auprès de l’Ordre des avocats de Paris ; l’ancien président est avocat de profession et la loi impose d’informer l’Ordre. D’où le soupçon tenace – mais jamais prouvé – d’une première fuite, venant possiblement du barreau parisien.
La ligne « Bismuth » fera dès lors office de ce que les policiers appellent dans le jargon judiciaire une « ligne dédiée ». Comprendre : une ligne téléphonique qui ne sert qu’à une chose, rarement conforme aux exigences du Code pénal. En l’occurrence, pour Nicolas Sarkozy et son avocat Me Herzog, à comploter contre la justice grâce au magistrat Azibert, d’après l’enquête des juges Simon et Thépaut.
Plusieurs interceptions réalisées entre janvier et fin février 2014 sur la ligne « Bismuth » – que Sarkozy et Herzog ne savent pas sur écoute – laissent apparaître que les deux hommes essaient, d’une part, d’obtenir de Gilbert Azibert des informations confidentielles sur des procédures en cours et, d’autre part, que Sarkozy promet d’intervenir auprès des autorités de Monaco pour faciliter la fin de carrière d’Azibert.
Les échanges sont d’autant plus limpides que Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog se croyaient à l’abri de toute surveillance judiciaire sur la ligne « Bismuth », que les policiers de l’Office anticorruption (OCLCIFF) avait en réalité fini par découvrir.
Mais le 25 février 2014, changement de ton. C’est la panique, comme en témoigne un texto envoyé par Thierry Herzog à un confrère avocat prénommé « Éric » : « Mon Éric, tu es aux assises et moi ai dû partir en urgence faire un aller-retour à Nice voir le Sphinx !!! Dînons ensemble demain et ou sinon on prend un verre. Ton ami. » Le « Sphinx » est le surnom donné par Herzog à Sarkozy. Thierry Herzog a, de toute évidence, appris quelque chose d’urgent qui nécessite de bousculer son agenda.
Or, dès le lendemain, le 26 février, Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog, pour la première fois, parlent de Gilbert Azibert sur leurs lignes officielles, qu’ils savent sur écoute depuis plusieurs mois. Nicolas Sarkozy dit avoir changé d’avis et ne plus vouloir aider Gilbert Azibert pour son poste à Monaco : « Je voulais te dire un mot à propos de ce que tu m’as demandé pour ton ami Gilbert », commence l’ancien président. Thierry Herzog demande : « Tu as pu faire quelque chose ? » Nicolas Sarkozy répond : « Non, mais, je, tu vas m’en vouloir, mais j’ai réfléchi depuis. »
Les juges ne peuvent être qu’interloqués : « Il apparaissait que les deux hommes s’entretenaient de Gilbert Azibert pour la première fois sur la ligne officielle alors qu’il n’y avait aucun motif en ce sens, les conversations portant sur le poste convoité [par Azibert à Monaco – ndlr] ne se tenant précédemment que sur la ligne Bismuth », écrivent-elles dans leur ordonnance de mars 2018 qui saisit le tribunal correctionnel.
C’est là qu’intervient la « COMMUNICATION 47 » – l’écoute du 3 mars 2014 – qui, d’après l’enquête judiciaire, vient ruiner les apparences. L’interception judiciaire porte sur une conversation entre Thierry Herzog et Gilbert Azibert, lui aussi sur écoute. Herzog annonce à Azibert que Sarkozy est bien intervenu en sa faveur à Monaco – « la démarche a été faite à Monaco » – et qu’ils ont « été obligés de se dire des choses au téléphone […] parce qu’on a appris certaines choses ».
Ainsi, contrairement à ce que Nicolas Sarkozy lui a dit une semaine plus tôt sur la ligne officielle qu’il savait sur écoute, Me Herzog, trop bavard, semble vendre la mèche, et sur l’intervention et sur la taupe.
Voici l’échange :
Thierry Herzog : « Bon, la démarche a été faite. Oui. »
Gilbert Azibert : « Oui. »
Thierry Herzog : « Oui. OK. Euh… La démarche à Monaco a été faite. »
Gilbert Azibert : « Oui, bah c’est sympa. »
Thierry Herzog : « Euh… Je te dirai de vive voix… Non, c’est la moindre des choses. Je te raconterai simplement, quand on se verra de vive voix, euh… »
Gilbert Azibert : « Oui. »
Thierry Herzog : « La dernière péripétie. Euh… T’es où là, t’es au palais ? »
Gilbert Azibert : « Je suis au palais. Oui, oui […] Mais on peut se voir demain si tu veux. »
Thierry Herzog : « Demain, demain. »
Gilbert Azibert : « Hein. »
Thierry Herzog : « Y a rien d’urgent, mais je veux te raconter quelque chose, que tu sois pas un jour surpris. »
Gilbert Azibert : « Ouais. »
Thierry Herzog : « Rien de grave. Mais c’est rapport à nous, on a été obligés de… de dire certaines choses au téléphone. »
Gilbert Azibert : « Oui. »
Thierry Herzog : « Parce qu’on a appris certaines choses. Voilà. »
Le fait que Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog aient pu avoir des conversations Potemkine sur une ligne qu’ils savaient écoutée par les juges est tout sauf une nouveauté. De précédentes interceptions avaient déjà permis aux policiers d’entendre Nicolas Sarkozy dire (depuis sa ligne « Bismuth ») à son avocat de l’appeler (sur sa ligne officielle) pour « qu’on ait l’impression d’avoir une conversation » afin de tromper « les juges qui écoutent ».
Les juges Simon et Thépaut ont d’ailleurs conclu qu’il ressort de leurs investigations que « Thierry Herzog et Nicolas Sarkozy organisaient sur des téléphones dédiés les conversations qu’ils devaient avoir sur des lignes officielles et se référaient pour cela aux “juges qui écoutent” ». « Il n’était aucunement question d’écoutes illégales faites par des officines », précisent-elles.
De fait, toutes les écoutes du dossier « Bismuth », bien que contestées par Nicolas Sarkozy et ses deux coprévenus, ont été à ce stade validées par différentes autorités judiciaires de contrôle, que ce soit devant la cour d’appel de Paris ou la Cour de cassation.