Numérique : les chercheurs du principal institut public se dressent contre leur patron « startupeur »

Depuis plusieurs mois, un conflit oppose les chercheurs du prestigieux Institut de recherche en informatique et en automatique à leur PDG, Bruno Sportisse. Outre son autoritarisme, ils lui reprochent de délaisser la recherche fondamentale au profit de créations de start-up.

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Stratégie contestée, accusations d’autoritarisme, de « népotisme », de conflits d’intérêts… : une ambiance délétère s’est installée depuis plusieurs mois au sein du prestigieux Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria). Au point que, selon de nombreux témoignages et documents recueillis par Mediapart, la rupture semble désormais consommée entre les chercheurs et chercheuses et leur PDG, Bruno Sportisse.

Avec ses quelque 3 900 scientifiques répartis dans neuf centres, l’Inria est en effet le plus important institut de recherche dans le domaine du numérique de France. Il est également le plus réputé en matière de recherche fondamentale en mathématiques appliquées, informatique, robotique, cryptologie, statistiques, algorithmique...

Créé en 1967 dans du cadre du « Plan calcul » lancé par le général de Gaulle afin d’assurer la souveraineté informatique du pays, il est notamment à l’origine, en 1973, du projet Cyclades, un réseau informatique considéré comme l’un des ancêtres de l’internet moderne et dirigé par Louis Pouzin, grande figure de l’histoire du numérique.

« Je ne reconnais plus l’institut dans lequel je travaille depuis vingt ans », lâche pourtant Emmanuel Thomé, élu syndical Sgen-CFDT  membre de la commission d’évaluation (CE), l’instance représentant chercheurs et chercheuses au sein de l’Inria. « Dans toutes les instances, il y a un malaise assez général », complète Julien Diaz, élu syndical SNCS-FSU au conseil d’administration et au comité technique, consulté sur les changements d’organisation. « Pourquoi on ne se sent pas bien dans cet institut ? Comment mettre des mots sur ce malaise que nous sommes si nombreux à ressentir ? », s’interroge de son côté Xavier*.

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Bruno Sportisse, le 30 octobre 2019 à Paris. © Photo Ludovic Marin / Pool / AFP

« Le PDG de l’Inria est en pleine dérive autocratique », dénonçait déjà, le 22 décembre 2020, le syndicat SNCS-FSU. « L’action du PDG de l’Inria consiste à décrédibiliser les élu·es du personnel en les traitant d’irresponsables et surtout en leur déniant leur rôle », poursuivait-il. « Dans de nombreux services, des agents s’interrogent sur le sens de leur métier et subissent des conditions de travail dégradées », s’alarmait encore le syndicat dans ses vœux pour l’année 2022, publiés le 21 janvier dernier. Des chercheurs « nous ont fait part de leur désarroi et de la perte de sens dans leur travail, poursuivait-il. En guise de réponse, la direction esquive les questions de fond et s’obstine dans une politique scientifique qui n’a jamais été sérieusement discutée et que nous pensons dommageable pour l’institut. »

« Sourde aux critiques et à l’inquiétude qui s’expriment sur les choix stratégiques comme sur le mode de fonctionnement, la DG [direction générale – ndlr] continue à déployer sa feuille de route : la transformation de l’institut en simple agence de moyens au service des entreprises et des modes scientifiques du moment », s’inquiétait le SNCS-FSU.

Ambassadeur de la « start-up nation »

Pour comprendre le fossé qui s’est peu à peu creusé entre les chercheuses et les chercheurs et le directeur de l’Inria, il faut remonter à la nomination de celui-ci, au mois de juin 2018. Avant même son arrivée officielle, certains chercheurs s’inquiètent du profil de Bruno Sportisse, plus « startupeur » que chercheur à leur goût. Certes, celui-ci a bien soutenu une thèse, à la fin des années 1990, « sur les systèmes dynamiques de grande dimension ». Mais il a effectué trop peu de recherche fondamentale depuis, estiment ses détracteurs. Et s’il est déjà passé à l’Inria, entre 2008 et 2012, c’est en tant que directeur du transfert et de l’innovation, et non comme chercheur.

Bruno Sportisse est également vu comme trop politique. Ancien directeur adjoint de cabinet de la ministre déléguée à l’économie numérique de François Hollande, Fleur Pellerin, il est désormais réputé proche de La République en marche, et notamment de Cédric O, et a été l’un des promoteurs du label « French Tech ». Beaucoup se demandent alors ce que cet ambassadeur de la « start-up nation » vient faire à la tête d’un institut plus réputé pour son travail de recherche fondamentale en mathématiques que pour être un incubateur d’entreprises.

Directement rattaché au ministère de l’éducation nationale et à celui du numérique, qui assurent son financement, l’Inria doit rédiger, tous les cinq ans, un « contrat d’objectifs et de performances » (COP) l’engageant vis-à-vis du gouvernement. Or l’élaboration du nouveau COP pour 2019-2023, peu après l’arrivée de Bruno Sportisse, confirme les craintes des chercheurs. Celui-ci est publié au mois d’octobre 2019 et marque une première rupture avec la direction.

« Le premier accrochage avec la direction, ça a été le COP 2019-2023, se souvient Thierry*, membre de la commission d’évaluation (CE). Pour les chercheurs, ce document constitue une remise en cause du rôle traditionnel de l’Inria. » Ils lui reprochent de négliger la recherche fondamentale pour privilégier le « transfert », c’est-à-dire la valorisation de recherche, par des partenariats industriels, la création de start-up et de projets menés pour le compte du gouvernement.

La recherche doit être au centre de la démarche.

Emmanuel Thomé, chercheur

« L’Inria a toujours fait du transfert, explique Emmanuel Thomé. Mais celui-ci est l’aboutissement de la recherche. L’institut n’est pas un incubateur de start-up. Je ne critique pas le travail de mes collègues du transfert. Mais la recherche doit être au centre de la démarche. Or, dans le COP, la seule chose qui est évoquée pour la recherche, c’est “maintenir l’excellence scientifique”. Ça a été très mal pris. » « Le COP a été très mal vécu, confirme Thierry. Le mot “science” n’apparaît qu’avec parcimonie et il parle très peu de recherche. Il y a en revanche beaucoup de chiffres. »

Et parmi ces chiffres figurent notamment des objectifs de cent « projets/accompagnements d’entreprises technologiques » en 2023, ou encore celui de 10 % des équipes-projets qui devront être menées en commun avec des entreprises, qui marquent beaucoup les esprits.

« Dès le début, avec la signature du COP, nous avons vu qu’il y avait une politique claire définie, avec une orientation très start-up, se souvient Julien Diaz. Mais l’objectif chiffré de cent projets par an nous semblait énorme. Dans les missions du chercheur, il y a les transferts, mais là, c’est beaucoup trop. »

« Les chercheurs ne sont pas opposés à ce que la recherche ait des débouchés. Mais il y a un problème d’équilibre. L’Inria est un institut financé pour faire de la recherche fondamentale. C’est grâce à elle que les industriels vont pouvoir développer des solutions, explique Xavier. Par exemple, dans le cas de l'intelligence artificielle, sujet très à la mode en ce moment, beaucoup des travaux fondamentaux datent en fait d’il y a trente ans. C'est maintenant que l'on travaille sur des sujets qui ne trouveront une application peut-être que dans trente ans, et ça ne sera pas forcément l'IA. » « Il y a un déplacement de la recherche fondamentale vers “un numérique au service de…”, “une informatique au service de…”, poursuit-il. Ce n’est plus un travail de recherche, mais d’ingénierie, et je dis ça sans mépris. »

« Il ne faut pas confondre innovation et recherche, complète Emmanuel Thomé. Cette dernière est plus en amont de la chaîne. Il faut parfois plusieurs générations pour avoir des résultats. Et au départ, par définition, on ne sait pas encore ce que l'on va trouver ».

Le COP est pourtant censé être négocié avec la commission d’évaluation. C’est d’ailleurs un des arguments avancés par Bruno Sportisse pour le défendre. Mais, « contrairement à ce qu’il répète, le COP n’est pas le COP d’Inria, mais seulement le COP du PDG, répond Marc*, également chercheur. En effet, s’il a été présenté aux chercheurs lors de sa rédaction, avec des retours possibles, ceux-ci n’ont jamais été pris en compte ». « Le COP a été présenté en plein milieu de l’été. Il n’a pas vraiment été discuté », confirme Xavier.

La recherche n’est plus la priorité incontestée de l’institut.

Rapport du groupe de travail de la Commission d'évaluation de l’Inria

Face à l’émoi provoqué par ce nouveau contrat engageant l’Inria vis-à-vis de l’État, la commission d’évaluation a alors mis en place un groupe de travail chargé d’étudier celui-ci et de réfléchir sur le long terme à l’avenir de l’Inria. Durant plus d’un an, des consultations ont été menées, notamment avec la direction, pour aboutir à un rapport intitulé « Éléments de réflexion sur la stratégie scientifique d’un institut de recherche en informatique, automatique et mathématiques appliquées », adopté par la CE le 30 septembre 2021.

« Plusieurs éléments laissent penser que la recherche n’est plus la priorité incontestée de l’institut », s’inquiète ce document de quatorze pages que Mediapart s’est procuré (voir dans l’onglet Prolonger). Le COP 2019-2023 « ne fait apparaître la recherche que comme une activité parmi d’autres, et dont les ambitions en la matière semblent bien modestes puisqu’il s’agit simplement de “maintenir l’excellence scientifique”, poursuit le groupe de travail de la CE. L’accroissement des connaissances semble, pour sa part, ne pas être un objectif du COP, qui n’emploie jamais les termes “connaissance” et “savoir” ».

Autre critique récurrente faite par les différents chercheurs interrogés par Mediapart, la concentration de la stratégie de l’Inria, et notamment des financements, sur les thématiques « à la mode ». « Normalement, la recherche vient du bas, explique Xavier. Désormais, elle est guidée par le haut, en fonction de mots-clés : informatique quantique, intelligence artificielle…, des choses à la mode visibles dans les sondages. »

Un constat partagé par le groupe de travail de la commission d’évaluation, qui « s’inquiète que la recherche menée en son sein puisse être principalement focalisée sur un nombre restreint de thématiques ou applications considérées comme prioritaires dans le contexte socio-économique, parfois au motif de leur forte médiatisation ». « Pour éviter cet écueil, poursuit le rapport, la CE déconseille de mener une politique scientifique qui privilégierait certains sujets, sur lesquels beaucoup travaillent déjà, et qui risquerait de mettre à mal la diversité thématique au lieu de la favoriser. »

Un rapport largement soutenu en interne

La remise du rapport du groupe de travail aurait été très mal prise par Bruno Sportisse. « Le document a été mentionné en conseil d’administration par les représentants syndicaux, ce qui a rendu le PDG furieux », raconte Marc. « Nous n’avons pas eu de réponse officielle, et pas vraiment de discussion », explique de son côté Thierry. « On nous a reproché de ne pas faire de propositions, poursuit le chercheur. Alors que ce groupe de travail visait justement à faire un constat, à replacer les choses dans un contexte et à établir un pont, une discussion avec la direction. Ce n’était pas du tout une attaque ad hominem. »

Le rapport est très largement soutenu par les chercheurs et chercheuses de l’institut. Lors de sa présentation officielle, en septembre dernier, il a été adopté à une large majorité des membres présents (trente-trois voix pour, deux contre et dix abstentions). Le texte a en outre fait l’objet de motions de soutien de la part de cinq des neuf centres de l’Inria en France.

Une pétition de soutien à la commission d’évaluation, signée par près de 270 chercheuses et chercheurs, et que Mediapart s’est procurée (voir dans l’onglet Prolonger), a même été adressée au mois de juillet 2021 à la direction. « Nous, scientifiques des équipes-projets Inria, membres des services supports de l’institut ou de ses instances, exprimons notre inquiétude vis-à-vis de l’évolution extrêmement rapide de l’Inria vers un institut de développement technologique, écrivent les signataires. Cela nous semble dénaturer sa mission principale : la recherche scientifique. »

« Le travail de la commission d’évaluation (CE), crucial pour la qualité de la vie scientifique et l’élaboration de la stratégie de l’institut, est systématiquement remis en cause, soit en ignorant ses avis, soit en modifiant très substantiellement les classements de ses jurys, soit même en organisant des jurys de recrutement parallèles (ISFP) qui tout simplement la court-circuitent, poursuit la pétition. Nous demandons donc à la direction de respecter le travail des instances représentatives de l’institut et l’indépendance de la CE, et de ne pas sacrifier la diversité et la qualité des recherches effectuées à l’Inria. »

StopCovid et « traçage anonyme »

Un autre épisode a fortement contribué à la dégradation des relations entre la commission d’évaluation et la direction. Au mois d’avril 2020, alors que la pandémie de Covid-19 frappe de plein fouet, le gouvernement confie à l’Inria le développement de l’application StopCovid, qui deviendra TousAntiCovid. Le projet suscite de vives discussions en interne.

« Il y a eu des débats intenses à plusieurs niveaux, parfois violents, avec des excès des deux côtés, mais globalement équilibrés, se souvient Julien Diaz. Il y a tout d’abord eu des discussions sur les différents types de protocoles envisagés pour le traçage. Et il y a eu des discussions autour de questions comme “Est-ce à l’Inria de développer StopCovid ?” ; “Et une fois que StopCovid et TousAnticovid ont été lancés, devait-on en être le maître d’œuvre ?” »

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L’application StopCovid en mai 2020. © Photo David Himbert / Hans Lucas via AFP

Le 21 avril, ces tiraillements apparaissent au grand jour lorsque plusieurs chercheurs et chercheuses participent à la rédaction d’un article de vulgarisation, dont Mediapart s’était fait l’écho, détaillant les risques des applications de traçage et intitulé « Le traçage anonyme, dangereux oxymore ».

Pour beaucoup de chercheurs, la publication de cet article a joué un rôle déterminant dans la dégradation des relations entre Bruno Sportisse et la commission d’évaluation, et notamment sa présidente, la cryptologue Anne Canteaut, une des cosignataires de l’article.

« Je ne sais pas à quel point cet article est la racine de tout le mal, s’interroge Emmanuel Thomé, autre cosignataire de l'article. Mais Bruno Sportisse est totalement parti en vrille sur l’importance de ce truc-là. Alors qu’il ne s’agissait que d’une critique scientifique. Nous avions notre employeur qui tenait sur la question du traçage des propos de salon. Nous nous devions de réagir. »

Autre point de friction entre les équipes de recherche et la direction, la question des nominations et des promotions. Les avancements, augmentations de salaire ou versements de primes sont en effet soumis à l’Inria à une procédure particulière. Chaque année, la commission d’évaluation met en place un jury chargé d’établir un classement de personnes éligibles. Mais celui-ci n’est qu’indicatif. La décision finale revient en effet à la direction, qui a la possibilité d’ajouter des noms à la liste.

Avec Bruno Sportisse, la loyauté vis-à-vis de la direction est récompensée.

Éric, chercheur

Or beaucoup estiment que Bruno Sportisse a usé de son droit à outrance afin de « récompenser » ses proches ou des personnes qui le soutiennent, au détriment de celles qui s’opposent à lui, qui se verraient, elles ou des membres de leur équipe, privées de promotion. « J’ai autour de moi des gens qui se sont retrouvés punis », affirme ainsi Éric*. « Avec Bruno Sportisse, la loyauté vis-à-vis de la direction est récompensée, poursuit le chercheur. Il y a eu des promotions obtenues contre toute attente et parallèlement des candidats déclassés. Ce sont des coïncidences un peu étonnantes. »

La promotion éclair d’un proche collaborateur du PDG au grade de « DR0 », le plus haut dans la grille de l’institut, est pointée du doigt comme l’un de ces exemples par de nombreux chercheurs interrogés par Mediapart. « Depuis deux-trois ans, plus de la moitié des promotions sont pour les administratifs, souligne Xavier. Et c’est la même chose avec les primes. »

Pourtant, à l’occasion de la séance plénière de la CE du 24 juin dernier, Bruno Sportisse surprend les chercheuses et chercheurs en retournant ces suspicions de favoritisme. « La gestion des conflits d’intérêts est un sujet compliqué », affirme alors le PDG, selon un compte-rendu de cette réunion que Mediapart a pu consulter. « J’ai eu plusieurs alertes significatives sur ce sujet, qui ont été partagées avec moi. Assez importantes pour que j’en parle avec le ministère de tutelle et avec le président du collège de déontologie du ministère et avec d’autres acteurs habitués à sujets, a poursuivi Bruno Sportisse. Donc je vais lancer une mission externe d’évaluation de la situation sur notre gestion des conflits d’intérêts. Les alertes sont suffisamment significatives, ne pas le faire serait irresponsable. »

Interrogé par des membres de la commission d’évaluation, le PDG refuse alors d’en dire plus sur ces « alertes ». « Si j’ai utilisé ce vocable, c’est que ce sont des cas particuliers, que je ne dévoilerai pas en public, bien entendu », répond-il. Cette mission ne sera effectivement mise en place que plusieurs mois plus tard, par une lettre de mission diffusée le 24 janvier.

« Durant sept mois, on nous a reproché des choses mais sans nous dire exactement quoi, regrette Thierry. Quand on regarde le domaine d’application de cette mission, qui est visé, c’est uniquement les concours supervisés par la CE. Ça ressemble quand même à une mesure de représailles ou d’intimidation. »

On a pris ça comme une attaque.

Antoine, chercheur

« Ce truc est totalement lunaire, s’agace de son côté Emmanuel Thomé. C’est quelque chose qui a été pensé uniquement pour chercher des noises à la commission d’évaluation. Le PDG a une obsession : emmerder la commission d’évaluation, organe statutaire qui a l’autorité scientifique. »

« On a pris ça comme une attaque, acquiesce Antoine*. Sur le principe d’améliorer les processus, nous n’avons aucun problème. Mais, simplement, nous n’avons pas de cas problématique à notre connaissance. Personne ne nous a contactés. » « Nous sommes plusieurs à nous perdre en conjectures, reprend Emmanuel Thomé. Sauf à modifier la définition du conflit d’intérêts, on ne trouve rien. »

Un contrat avec l’agence Havas

Ce conflit autour de la question des conflits d’intérêts empoisonne depuis plusieurs mois les relations entre la direction et les chercheurs et chercheuses, qui s’inquiètent notamment de la composition de la commission, faite de trois personnes nommées par la direction, jugée pas assez indépendante.

Dernier exemple en date de ces tensions, le mercredi 16 mars, à quelques jours des premières auditions, la présidente de la CE a envoyé un mail à l’ensemble de ses membres, ainsi qu’à la direction des affaires juridiques, afin de leur rappeler « le principe réglementaire d’indépendance des jurys et du secret de leurs délibérations ». Celui-ci « [leur] interdit donc catégoriquement de divulguer toute information relative au traitement de personnes particulières », explique le courriel.

Quelques heures plus tard, la directrice des affaires juridiques envoyait une réponse affirmant que la commission d’évaluation n’avait « pas à donner des consignes ou des injonctions ». « Je tiens à ajouter, poursuivait-elle, que le message me semble en outre particulièrement anxiogène, ce qui n’a pas lieu d’être dans le cadre de cette mission d’évaluation. »

Une réponse cinglante qui n’a pas été du goût des chercheurs et chercheuses. « Permettez-moi de réagir à votre mail. Si un message doit être anxiogène, c’est bien le vôtre, tellement il relève d’un discours agressif envers la présidence de la commission d’évaluation (CE) et au-delà envers tous ses membres », répond ainsi l’une d’elles, le lendemain, à la directrice des affaires juridiques.

J’ai eu honte d’être dans un institut de recherche ayant de tels contrats.

Éric, chercheur

Enfin, un dernier événement, plus anecdotique mais révélateur de l’ambiance régnant au sein de l’institut, est intervenu en début d’année. Au début du mois de janvier, un contrat passé entre l’Inria et l’agence de communication Havas a fuité sur Twitter et a été repris par plusieurs médias, dont « Arrêt sur images ».

Le document se présente comme un « mémoire technique » détaillant les préconisations de Havas dans différentes situations, les médias présentés comme plus ouverts à la communication de l’Inria et ceux dont il faudrait au contraire se méfier.

La révélation de ce contrat, d’un montant de 191 000 euros par an, et de la plaquette de l’agence a été vécue comme une gifle par certains chercheurs et chercheuses. « J’ai eu honte d’être dans un institut de recherche ayant de tels contrats, témoigne ainsi Éric. Que ce soit sur le montant ou sur la forme. Le contenu, lui, est d’une vacuité absolue. On paye des gens pour qu’ils nous disent que Mediapart et Le Canard enchaîné sont des méchants et qu’il faut faire une cellule de crise s’ils nous contactent. La nullité de ce truc nous blesse. La recherche est devenue moins importante que l’image que l’on donne. »

Ce contrat était en fait déjà connu depuis plusieurs semaines et avait fait l’objet de vives discussions au mois de décembre sur une liste de discussion internet, gérée par le SNCS. Au point que le 22 décembre, la direction des affaires juridiques a envoyé un mail comminatoire aux modérateurs de la liste qui, par précaution, l’ont fermée pour la durée des vacances de Noël. Un chercheur, tenant un compte anonyme sur Twitter, a également reçu une notification du même type.

L’accumulation de ces conflits a conduit à l’instauration d’un climat délétère entre la commission d’évaluation et la direction. Plusieurs témoignages font état d’un comportement « agressif » de la part de Bruno Sportisse lors des séances plénières. « C’est quelqu’un qui est humiliant en public, qui joue sur la fibre affective. Pour lui, “si vous me critiquez, c’est que vous ne m’aimez pas” », témoigne ainsi Éric.

Mediapart s’est procuré plusieurs comptes-rendus de ces séances où les accrochages n’apparaissent qu’en filigrane, la direction ayant pris l’habitude de censurer certains passages, puis d’en confier la rédaction à une société extérieure. Thierry, lui, se souvient de la séance plénière du 16 février, durant laquelle Bruno Sportisse a confirmé la mise en place de la mission sur les conflits d’intérêts. « J’ai entendu des personnes prendre la parole avec des pleurs dans la voix, raconte-t-il. Je suis sidéré d’avoir vu ça. Il y a une absence totale d’empathie. Moi, je n’ai pas dormi pendant trois jours. »

Contactée par Mediapart, la direction de l’Inria a indiqué ne pas avoir de commentaire à faire sur ces informations. La présidente de la commission d’évaluation ainsi que son vice-président ont, de leur côté, refusé de répondre à nos questions.

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