Enquête préliminaire sur un forum de «Libération» au Gabon

Les dirigeants du quotidien, Laurent Joffrin et Pierre Fraidenraich, ont été entendus comme témoins dans le cadre d’une enquête préliminaire visant un forum organisé par Libération à Libreville en 2015. Souhaité par l’autocrate gabonais Ali Bongo, le débat, auquel la Société des journalistes était opposé, entrait dans le cadre d’une campagne de communication pour redorer son image.

Cet article est en accès libre.

Pour soutenir Mediapart je m’abonne

Selon La Lettre A, la justice a récemment ouvert une enquête préliminaire visant un forum organisé par Libération au Gabon les 9 et 10 octobre 2015. « L’enquête aurait été ouverte après un signalement de Tracfin concernant des flux financiers entre le Gabon et la France. Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du quotidien détenu par Altice France, et Pierre Fraidenraich, à l’époque directeur opérationnel notamment en charge de l’activité événementielle, viennent d’être entendus comme témoins », affirme la lettre confidentielle.

Dans le cadre de mon livre Main basse sur l’information (Stock, 2016), je m’étais attardé sur cette histoire qui, à l’époque, avait fait beaucoup de vagues au sein du journal. Voici, en résumé, le récit que j’en faisais.

Acquis par le milliardaire Patrick Drahi au creux de l’été 2015, le journal connaît au même moment une dérive économique mais aussi éthique, qui conduit la Société des rédacteurs du journal à multiplier les communiqués publics pour rappeler les principes du journalisme indépendant. Au nombre de ces affaires, il y a ainsi celle, pour le moins sulfureuse, du forum de débats que le controversé Pierre Fraidenraich (lire ici), à l’époque à la tête de la direction opérationnelle de la société, a l’idée d’organiser sous l’égide de Libération à Libreville, à la demande d'Ali Bongo, qui cherche à modifier son image. Pour complaire à ses financeurs, la France aussi bien que le FMI, l’autocrate veut montrer qu’il peut donner la parole à son opposition.

Cette opération de communication a été mûrement réfléchie. Après la longue dictature d’Omar Bongo, son fils, Ali, concourt à l’élection présidentielle gabonaise, en 2009, et l’emporte au terme d’un scrutin au cours duquel des fraudes massives sont constatées. Au début de l’année 2015, Mediapart révèle par ailleurs que les juges chargés de l’affaire des « biens mal acquis » ont été saisis par le Parquet national financier de soupçons de « blanchiment de détournement de fonds publics » liés à l’héritage de l’ancien président du Gabon, dont son fils Ali est l’un des deux légataires universels. En cause : trois comptes offshore ouverts à Monaco, créditeurs de plus de 34 millions d’euros.

Le projet de forum, qui prend forme quelques mois plus tard, vise à associer Libération à un plan de communication d’Ali Bongo, pour redorer son blason, à l’occasion de débats auxquels participeront des représentants de l’État gabonais. Un débat sur la presse est ainsi prévu, certes avec Reporters sans frontières (RSF), mais aussi avec le ministre de l’information du Gabon. Dès que le projet est connu, la rédaction du journal s’enflamme et tempête. Beaucoup de journalistes, et notamment des figures du titre, y sont violemment opposés. Et la Société des personnels, dans un premier élan, ne veut pas plus en entendre parler.

Mais la réponse de la direction du journal est brutale : elle fait savoir que si le forum de Libreville est annulé, elle mettra fin aux autres forums que le journal organise périodiquement en province, ce qui ferait perdre près de 3 millions d’euros au journal, une somme qu’il faudrait récupérer par un plan d’économies correspondant. Face à ce qu’il faut bien appeler un chantage, la Société des personnels finit donc par s’incliner, demandant juste des garanties sur la transparence des financements et la maîtrise par les journalistes du processus d’organisation des débats.

Et c’est ainsi que les 9 et 10 octobre 2015, le forum se tient tout de même à Libreville, financé intégralement par Ali Bongo et pour son seul profit. La table ronde sur la presse sera même chargée de réfléchir à cette question étrange, vu le contexte : « Le défi de l’indépendance ».

L’objectif implicite du forum est donc atteint : Ali Bongo devient une personnalité africaine moins sulfureuse. Si François Hollande dit pis que pendre, jusqu’en 2012, du potentat gabonais et des élections très peu démocratiques qui l’ont porté au pouvoir, le nouveau président africain devient un hôte privilégié de l’Élysée, qui l’enrôle dans son combat contre le terrorisme et l’installe au premier rang des chefs d’États supposés être tous attachés à la démocratie qui défilent à Paris, le 11 janvier 2015, au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo.

Le forum organisé par Libération à Libreville vient donc clore cette comédie. Ne parlons plus des conditions dans lesquelles Ali Bongo a pris le pouvoir, s’il organise un débat avec ce quotidien, même avec des ventes alors en chute libre, c'est qu'il n'est pas celui qu'on présente.

Revenant en détail sur cette histoire, La Lettre A révèle que « les services de la présidence gabonaise, alors chapeautés par le tout-puissant directeur de cabinet Maixent Accrombessi, s’étaient activement investis dans la préparation du forum » tandis que « côté Libération, l’organisateur du forum, Pierre Fraidenraich, était alors associé en affaires avec Évelyne Diatta-Accrombessi, épouse de Maixent Accrombessi ». En effet, révèle toujours la Lettre A, « il avait travaillé au lancement de la chaîne de télévision panafricaine Edan, fondée et dirigée par Évelyne Diatta-Accrombessi. La société Dinojo SAS (détenue par la famille Fraidenraich) était devenue actionnaire de la chaîne en janvier 2015 (…) Formellement, la chaîne est détenue par une société britannique, domiciliée jusqu’en 2017 dans les bureaux londoniens du cabinet Mossack Fonseca, au centre de l’affaire des Panama Papers. Edan était aussi présente à Paris et a loué pendant deux ans (2016-2017) le dernier étage du siège d’Europe 1, rue François 1er. »

Ultimes précisions de la feuille confidentielle : « Maixent Accrombessi a, lui, quitté le cabinet d’Ali Bongo en 2016. Fin 2017, il a été mis en examen en France pour “corruption passive d’agent public étranger”, “blanchiment en bande organisée de corruption passive” et “faux et usage de faux”. Il est soupçonné d’avoir perçu des commissions du fabricant français d’uniformes militaires Marck ». Contacté par La Lettre A, Laurent Joffrin n’a pas répondu et Pierre Fraidenraich confirme avoir été entendu comme témoin. Ce dernier précise: « Ma société familiale détenait 5 % d’Edan en contrepartie de mes travaux et conseils à l’occasion du lancement de la chaîne. Cette participation a été depuis cédée sans aucune contrepartie que ce soit. Je n’ai jamais perçu la moindre rémunération ni touché de dividende d’Edan.” »

Mediapart a cherché également à joindre Laurent Joffrin, mais il n’a pas donné suite. Nous avons également interrogé le Parquet national financier pour vérifier qu’il était bien à l’origine de l’ouverture de cette enquête préliminaire, mais il ne souhaite pas faire de commentaire.

Voir la Une du Journal