Après les tirs mortels du Pont-Neuf, la « présomption de légitime défense » resurgit 

Le syndicat Alliance appelle les policiers à se rassembler, lundi prochain, pour protester contre la mise en examen pour meurtre d’un gardien de la paix. Dimanche dernier, à Paris, ce fonctionnaire a tiré au fusil d’assaut sur une voiture. Deux occupants ont été tués, le troisième blessé. 

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Dans la nuit du 24 au 25 avril, alors qu’Emmanuel Macron vient d’être réélu président de la République, un policier tire sur une voiture en plein cœur de Paris. Bilan : deux morts, un blessé. Trois jours plus tard, la mise en examen du policier déclenche une levée de boucliers du syndicat Alliance, qui appelle à un rassemblement contre une décision de justice « inadmissible », le lundi 2 mai. 

« Alliance ne peut accepter que notre collègue soit la victime du système judiciaire qui continue à rester l’ombre de lui-même ! » écrit le deuxième syndicat de gardiens de la paix dans un tract, réaffirmant l’une de ses revendications phares : « La présomption de légitime défense pour les policiers »

Plus prudente, l’organisation majoritaire, Unité-SGP Police, préfère rappeler qu’elle n’a « pas accès aux éléments du dossier » et « se gardera donc de prendre des positions pouvant porter préjudice » au policier mis en examen. Celui-ci bénéficie de la présomption d’innocence (comme n’importe quel suspect) et du « soutien » du syndicat, qui réclame « la mise en place d’une juridiction et de magistrats spécialisés, aguerris aux difficultés du métier de policier »

De son côté, l’UNSA Police « s’interroge sur la mise en examen pour meurtre » de ce policier et rappelle qu’il demande « la création d’une juridiction spécialisée pour les forces de sécurité intérieure, à l’identique des parquets nationaux (financier et antiterroriste) déjà existants ». Le syndicat appelle à se joindre au rassemblement du 2 mai, apportant « son soutien » à tous les policiers « qui font face à des situations de plus en plus violentes ».  

L’implication des syndicats signe le retour d’un débat qui resurgit régulièrement lorsque des policiers sont mis en cause dans une enquête pénale, quels que soient les faits qui leur sont reprochés. 

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Paris, le 25 avril 2022. Dispositif policier sur le Pont-Neuf après qu’un policier a ouvert le feu sur une voiture, tuant deux de ses occupants. © Photo Dursun Aydemir / Agence Anadolu via AFP

Que s’est-il passé dimanche soir sur le Pont-Neuf ? Le déroulement des événements n’est que partiellement connu. D’après les premiers éléments de l’enquête, une patrouille à pied composée de cinq fonctionnaires, chargés de sécuriser les abords de la préfecture de police, a remarqué une Polo grise garée à contresens sur le Pont-Neuf et soupçonné une vente de stupéfiants. 

Alors que les fonctionnaires s’approchaient pour contrôler les occupants du véhicule, le conducteur aurait redémarré et foncé vers eux, ont-ils expliqué dans leur compte-rendu d’intervention, cité par l’AFP. Les policiers revendiquent la légitime défense face à un refus d’obtempérer qui les a mis en danger. L’un d’eux, armé d’un fusil d’assaut HK G36 (dont certains policiers ont été dotés après les attentats de 2015 et 2016), a tiré une dizaine de fois sur la voiture.

« Homicide volontaire »

Le conducteur et le passager avant, âgés de 25 et 31 ans, sont tués. Le passager arrière de 42 ans, soupçonné d’être l’acheteur de stupéfiants, est blessé. Très vite, le casier judiciaire des deux victimes est transmis par des « sources policières » à la presse. En revanche, aucun élément n’était apporté sur le jeune policier. 

Dans la foulée, le parquet de Paris ouvre deux enquêtes : la première, pour tentative de meurtre sur les policiers, est confiée à la police judiciaire. La deuxième, pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner », vise l’action des policiers. 

Après un passage par l’hôpital et une première audition à l’IGPN, le policier tireur, un gardien de la paix de 24 ans, est placé en garde à vue lundi après-midi, en raison de « la gravité des conséquences des tirs de l’intéressé et afin de vérifier les conditions d’usage de son arme », explique alors le parquet. 

Après 48 heures de garde à vue, pendant lesquelles l’enquête se poursuit, le policier est finalement mis en examen pour « homicide volontaire » sur le conducteur de la voiture. La qualification criminelle des faits, à la discrétion des deux juges d’instruction, va au-delà de ce que demandait le parquet. Le fonctionnaire est également mis en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » sur le passager avant et « violences volontaires » sur le passager arrière.

Son contrôle judiciaire lui interdit de quitter le territoire français sauf exception, de paraître à Paris, d’exercer son métier de policier au contact du public, de porter une arme, d’entrer en contact avec son service ou avec les victimes. Il prévoit également une obligation de soins.  

« De nombreuses investigations sont encore nécessaires, notamment sur la légitime défense », précisait le parquet mercredi. Cause d’irresponsabilité pénale, la légitime défense suppose une riposte nécessaire, immédiate et proportionnée. À ce stade de l’enquête, les juges d’instruction estiment que cette thèse est contredite par des indices graves et concordants. 

Cette nouvelle affaire survient un mois après le décès de Jean-Paul, 33 ans, tué à bord de sa camionnette par la balle d’un policier, le 26 mars, à Aulnay-sous-Bois. L’enquête a rapidement mis à mal la première version des fonctionnaires, faisant état d’un individu qui leur aurait foncé dessus avec son véhicule. Lorsque le policier a fait usage de son arme, ses collègues n’étaient pas face à la camionnette de Jean-Paul, qui ne représentait pas un risque, mais à distance. Quelques heures après sa mort, des « sources policières » dressaient pourtant de lui le portrait d’un multirécidiviste. Le 2 avril, l’agent de la BAC auteur du tir a été mis en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ».    

Une justice sous pression

L’affaire du Pont-Neuf semble cocher tous les critères pour enflammer une corporation policière déjà à cran. Celle-ci a montré, ces dernières années, à quel point elle pouvait s’avérer sensible à toute mise en cause de l’un de ses membres et irritée par les décisions de l’autorité judiciaire

Pendant la campagne présidentielle, une partie du débat sécuritaire a tourné autour de la « présomption de légitime défense ». Réclamée par Alliance et nombre de policiers depuis une dizaine d’années, cette proposition est un classique du Rassemblement national (depuis 2007), tandis qu’Éric Zemmour va encore plus loin, avec le concept de « défense excusable ». Rappelons qu’aujourd’hui l’immense majorité des enquêtes visant des policiers concluent à la légitime défense, souvent en quelques jours. 

Il n’est pas rare que des policiers manifestent contre une décision de justice : c’est même la seule catégorie de fonctionnaires qui s’y sent régulièrement autorisée. Ils accusent la justice de se montrer tantôt trop sévère – lorsque des policiers sont mis en cause –, tantôt trop « laxiste » - dans les affaires où des policiers sont victimes. Là aussi, sans considération pour les peines réellement prononcées par les tribunaux et l’aggravation continue des peines. 

Si les critiques adressées à l’institution judiciaire ne résistent pas à l’examen des faits, cela n’empêche pas les syndicats de police de capitaliser sur la colère diffuse des troupes. Le soutien d’une grande partie des responsables politiques, de la majorité ou des oppositions, ne peut que les conforter dans cette stratégie. 

Une longue histoire de protestations

Le 19 mai 2021, un rassemblement policier devant l’Assemblée nationale a ainsi reçu la visite du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, mais aussi de politiciens de tous bords, notamment Jordan Bardella (RN), Éric Zemmour, les présidents de région Xavier Bertrand et Valérie Pécresse (LR), Fabien Roussel (PCF), Anne Hidalgo (PS) ou Yannick Jadot (EELV).

Ce jour-là, le secrétaire général d’Alliance, Fabien Vanhemelryck, déclare que « le problème de la police, c’est la justice », face à une foule qui a hué le garde des Sceaux. Jean-Luc Mélenchon, qui avait qualifié le rassemblement de « factieux », est alors le seul responsable politique à marquer son désaccord. 

Un mois plus tôt, Alliance était à l’initiative d’un rassemblement devant le palais de justice de Paris, auquel se sont jointes d’autres organisations (Synergie, Unité SGP Police, l’Unsa et France Police) pour protester contre le verdict du procès de Viry-Châtillon. Dans cette affaire où des policiers avaient été grièvement blessés par des cocktails Molotov, la cour d’assises d’appel avait prononcé cinq condamnations (à des peines de six, huit et dix-huit ans de prison ferme contre trois des accusés) mais aussi huit acquittements. 

Les manifestants jugeaient ces acquittements injustifiés, prenant des positions qui flirtent avec l’illégalité. Selon l’article 434-25 du Code pénal, « le fait de chercher à jeter le discrédit […] sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende ». Un délit qui, en pratique, donne très rarement lieu à des poursuites. 

En décembre 2020, une centaine de policiers s’étaient aussi réunis devant le tribunal, à Tours, pour dénoncer la condamnation pour violences d’un de leurs collègues. 

Entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2012, des policiers avaient défilé sur les Champs-Élysées pour protester contre la mise en examen d’un gardien de la paix qui avait tué un fugitif d’une balle dans le dos. Celui-ci a finalement été condamné aux assises. Il est devenu par la suite délégué syndical

Deux ans plus tôt, deux cents policiers de Seine-Saint-Denis s’étaient rassemblés à Bobigny, « scandalisés » par un jugement du tribunal qui condamnait sept de leurs collègues à de la prison ferme pour avoir accusé un homme à tort, sur procès-verbal. En appel, les peines ont été commuées en prison avec sursis. D’autres rassemblements ont eu lieu en 1983, 2001 ou 2015, sous les fenêtres de plusieurs gardes des Sceaux (Robert Badinter, Élisabeth Guigou, Christiane Taubira). 

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