Le brief Ukraine du 1er mars : Kharkiv sous les bombes, le spectre d’une guerre plus meurtrière
Au sixième jour de guerre, les forces russes ont multiplié les bombardements sur Kharkiv et sur Kiev, où une frappe sur la tour de télévision a fait cinq morts. La capitale est sous la menace d’un gigantesque convoi militaire, et les analystes craignent que le conflit ne devienne plus meurtrier pour les civils.
– L’armée russe a appelé mardi les civils vivant à proximité des infrastructures des services de sécurité ukrainiens à Kiev à fuir. « Afin d’arrêter les attaques informatiques contre la Russie, des frappes avec des armes de haute précision vont être menées contre des infrastructures technologiques du SBU [service ukrainien de sécurité – ndlr] et du centre principal de l’Unité des opérations psychologiques à Kiev », a dit le porte-parole du ministère russe de la défense, Igor Konachenkov.
Une heure et demie après ces déclarations, cinq personnes ont été tuées dans une frappe russe contre la tour de télévision à Kiev. Cette tour est située non loin de Babi Yar, site de l’un des pires massacres de la Shoah. Une heure après l’attaque, la plupart des chaînes ukrainiennes semblaient fonctionner normalement.
Ces frappes interviennent au moment où les forces russes, qui mènent depuis la semaine dernière l’invasion de l’Ukraine, se préparent à lancer la bataille sur la capitale. Un convoi de blindés russes long de plusieurs dizaines de kilomètres est ainsi en approche de Kiev par le nord-ouest, selon des images satellites publiées dans la nuit de lundi à mardi. D’autres frappes ont eu lieu à Kharkiv, deuxième ville du pays, laissant craindre une évolution dans la stratégie russe qui pourrait être synonyme d’une guerre plus meurtrière et destructrice, en particulier pour les civils (lire notre analyse ci-dessous).
– La deuxième session de négociations entre la Russie et l’Ukraine pourrait avoir lieu mercredi, selon l’agence russe Tass. La première, qui s’est déroulée lundi près de la frontière entre l’Ukraine et le Bélarus, avait duré six heures sans parvenir à un quelconque accord.
– Le ministre chinois des affaires étrangères Wang Yi s’est entretenu mardi avec son homologue ukrainien Dmytro Kuleba, selon un communiqué publié sur le site du ministère des affaires étrangères chinois. Selon le texte, Wang Yi a expliqué que « la Chine déplore le déclenchement du conflit entre l’Ukraine et la Russie et est extrêmement préoccupée par les préjudices subis par les civils ». La diplomatie chinoise cherche à ne pas froisser son allié russe, sans cependant sacrifier ses intérêts économiques avec les Occidentaux (lire notre analyse publiée le week-end dernier).
– Les eurodéputé·es réuni·es en session extraordinaire à Bruxelles ont adopté une résolution (637 pour, 13 contre, 26 abstentions) qui condamne l’invasion russe et plaide pour accélérer les livraisons d’armes à l’Ukraine. En ouverture des débats, le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’est exprimé depuis Kiev en répétant le souhait d’une adhésion rapide de l’Ukraine à l’Union européenne (UE) : « Prouvez-nous que vous êtes à nos côtés », a-t-il lancé. Sur ce point, la résolution demande à la Commission et au Conseil de faire en sorte d’accorder à l’Ukraine le statut de candidate à l’UE - ce qui n’est pas le cas jusqu’à présent.
– L’Union européenne va mettre en place les dispositifs pour bannir les médias RT et Sputnik de son territoire. Invité de RTL, le commissaire européen au marché intérieur, le Français Thierry Breton, a annoncé mardi qu’« il s’agit d’interdire dans toute l’Union européenne la machine médiatique du Kremlin ».
Pour permettre cette mesure exceptionnelle, l’UE l’inscrit dans le paquet de sanctions décidé en raison de l’agression russe en Ukraine. « Elle est fondée sur un règlement du Conseil qui avait été adopté en 2014 par les États membres concernant les mesures restrictives concernant la Russie déstabilisant l’Ukraine », a expliqué Thierry Breton, interrogé sur la faisabilité d’une telle décision. Mardi, Google a annoncé le blocage des vidéos de RT et Sputnik sur YouTube, « en raison de la guerre en cours en Ukraine ». Sur Twitter, RT France a indiqué être toujours disponible sur l’application Telegram.
Dans un communiqué, le SNJ, premier syndicat de journalistes, a condamné « un acte de censure qui réduit le pluralisme de l’information ». De son côté, Xenia Fedorova, directrice de RT France, a dénoncé« une violation de l’État de droit [qui] va à l’encontre des principes mêmes de la liberté d’expression ». « Rien ne peut justifier cette censure », a-t-elle ajouté.
– L’Agence internationale de l’énergie (AIE) a annoncé mardi que ses trente et un pays membres avaient accepté de débloquer 60 millions de barils de pétrole de leurs réserves d’urgence afin d’« envoyer un message fort d’unité aux marchés pétroliers mondiaux sur le fait qu’il n’y aura pas de pénurie d’approvisionnement à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ». Cela permettra, a précisé l’agence, de fournir l’équivalent de 2 millions de barils par jour, soit environ 2 % de la consommation mondiale, pendant trente jours. C’est la quatrième fois dans son histoire que l’AIE décide de puiser dans les réserves d’urgence depuis sa fondation en 1974, après le premier choc pétrolier (1991, 2005 et 2011).
Par ailleurs, lors d’une conversation téléphonique mardi, le prince héritier d’Abou Dhabi et dirigeant de facto des Émirats arabes unis, cheikh Mohammed ben Zayed, et le président russe Vladimir Poutine ont souligné la nécessité de « préserver la stabilité » du marché énergétique mondial.
Le conflit en sources ouvertes. Dans les zones prises par l’armée russe, les civils ukrainiens défient l’occupant
Sur les réseaux sociaux, les vidéos montrant des civils ukrainiens s’opposant pacifiquement à l’occupant dans les zones sous contrôle de l’armée russe se multiplient. En voici deux exemples, qui ont pu être authentifiés et géolocalisés. Le 1er mars, à Melitopol, dans le sud du pays, des dizaines de civils ont tenté de bloquer un convoi militaire russe, révèle une vidéo mise en ligne sur les réseaux sociaux. Sur les images, on les entend crier « À la maison ! », « Fascistes ! » et « Occupants ! » en direction d’un soldat à l’avant de la colonne qui tire en l’air pour les effrayer, sans réel effet. Certains, les mains en l’air, se placent devant un blindé qui tente d’avancer.
La veille, à 100 kilomètres à l’est, dans la ville portuaire de Berdiansk, c’est une foule importante qui s’est réunie devant l’hôtel de ville. La localisation de plusieurs vidéos tournées sur place peut être confirmée par l’architecture caractéristique du bâtiment (cf. images ci-dessous). On y voit des soldats russes montant la garde, auxquels les passant·es crient « À la maison ! » et « Berdiansk, c’est l’Ukraine ! ».
L’analyse. Victimes civiles et crimes de guerre, pourquoi le pire est sans doute à venir
Les habitantes et habitants de Kharkiv sont-ils les premières victimes d’une nouvelle stratégie russe en Ukraine ? Mardi 1er mars au matin, un bâtiment administratif situé dans le centre de la deuxième ville du pays a été visé par un spectaculaire bombardement, causant au moins onze morts, selon les autorités ukrainiennes. La scène a été filmée par une caméra de surveillance.
D’autres images, également filmées à Kharkiv, montrent un immeuble résidentiel frappé par des bombes à sous-munitions – armes interdites depuis 2010 par une convention internationale (non signée par la Russie et l’Ukraine), en raison des dégâts civils qu’elles causent.
Selon plusieurs analystes militaires, ces frappes pourraient être les premiers signes visibles d’une évolution dans la stratégie russe – évolution qui pourrait être synonyme d’une guerre plus meurtrière et destructrice, en particulier pour les civils.
L’objectif initial des forces armées russes était « d’atteindre Kiev rapidement, de pousser [la population] à se rendre, et de faire avancer rapidement un petit nombre d’unités de manière à éviter les combats de grande ampleur avec les forces ukrainiennes », analyse le spécialiste des forces armées russes Michael Kofman (directeur de recherches au sein d’un think tank américain, CNA).
Cet objectif de guerre éclair, avec une prise rapide de Kiev, en évitant les combats d’ampleur, a échoué – en raison de la résistance opposée par les forces ukrainiennes, mais également d’erreurs commises par le commandement russe. Moscou se retrouve aujourd’hui avec à la fois de petites unités éparpillées, « plus rapides que la logistique, sans soutien, ou laissant le soutien et l’artillerie tomber dans des embuscades derrière elles », et de longs convois de véhicules russes « coincés dans leurs propres embouteillages », non couverts par les défenses aériennes qui sont « bloquées sur la route avec eux », détaille Michael Kofman.
Ce mardi 1er mars, au cinquième jour de l’offensive, plusieurs observateurs ont noté un changement dans l’attitude des forces armées russes qui ont semblé marquer une pause pour se réorganiser et régler des problèmes récurrents de logistique.
Cette réorganisation pourrait déboucher sur un usage plus important de l’artillerie et des forces aériennes russes, jusqu’à présent peu utilisées. L’utilisation de bombardiers Soukhoï Su-34 au-dessus de Kharkiv pourrait en être un premier signe. Jusqu’à présent, seule la présence de Su-25 – des avions d’attaque au sol, plus légers – avait été repérée.
D’un point de vue géographique, le nouvel objectif semble être double : tenir les zones déjà prises et conquérir les villes considérées comme les plus importantes d’un point de vue militaire. Elles sont au nombre de trois : la capitale Kiev (menacée par une colonne de blindés russes longue de 64 kilomètres), mais également Kharkiv, seconde ville du pays, et Marioupol, port stratégique sur la mer d’Azov dont la prise permettrait aux forces armées russes de faire la jonction entre deux portions de territoire qu’elles contrôlent déjà (le nord de la Crimée, d’une part, et les territoires de Donetsk et Louhansk, d’autre part).
Cette nouvelle stratégie sera probablement synonyme de dégâts accrus, en particulier pour les civils. Les combats en zone urbaine, par définition plus dense, rendent plus difficile la distinction entre civils et combattant·es.
L’intensification des frappes semble par ailleurs se doubler du recours à des munitions de plus en plus destructrices : armes à sous-munitions (dont Amnesty a dénoncé l’utilisation, récemment, à proximité d’une école maternelle) mais également munitions thermobariques. Aussi appelée « bombe à vide », en raison de son fonctionnement (elle aspire et brûle l’oxygène dans un rayon de plusieurs centaines de mètres à la ronde), la bombe thermobarique est généralement décrite comme l’arme la plus puissance du monde en dehors de l’arme nucléaire. L’ambassadrice d’Ukraine aux États-Unis a affirmé lundi 28 février que les Russes l’avaient utilisée en Ukraine, sans que des sources indépendantes ne puissent le confirmer pour l’instant.
Le procureur général de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, a annoncé ce mardi l’ouverture d’une enquête sur de possibles crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Ukraine depuis 2014, qui pourrait englober « tout nouveau crime présumé » commis ces derniers jours.
L’infographie du jour
Plus de 660 000 personnes fuyant l’invasion russe en Ukraine ont afflué vers les pays voisins, et les chiffres augmentent de façon « exponentielle », a indiqué mardi le Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR). Plus de la moitié d’entre elles se sont réfugiées en Pologne, les autres se partageant principalement entre la Hongrie, la Moldavie, la Slovaquie et la Roumanie. Au début du conflit, le 24 février, le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait décrété la « mobilisation générale », interdisant aux hommes de 18 à 60 ans de quitter le pays.
Pour nombre de ces personnes, ces pays frontaliers ne sont que la première étape de leur voyage. Les autorités roumaines ont par exemple estimé qu’environ la moitié des personnes qui étaient entrées dans le pays jusqu’à présent étaient déjà parties pour d’autres pays européens.
Toujours selon le HCR, 134 000 personnes supplémentaires auraient été déplacées de la région orientale du Donbass vers la Russie depuis le 18 février, lorsque les séparatistes pro-russes avaient appelé les habitant·es à évacuer alors que les tensions s’accroissaient.
Ce déplacement de personnes au sein des frontières du continent européen est le plus important depuis les conflits des Balkans dans les années 1990. Contrairement aux migrant·es arrivé·es au cours de ces dix dernières années, notamment via la Méditerranée, ces réfugié·es semblent pour l’instant bien accueilli·es. Même si certain·es, originaires d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Asie, se plaignent de ne pas être logé·es à la même enseigne.
L’ONU et ses organisations partenaires ont lancé, mardi à Genève, un appel de fonds d’urgence de 1,7 milliard de dollars pour venir en aide à 6 millions de personnes en Ukraine, mais aussi aux réfugié·es dans les pays voisins. Selon l’ONU, au cours des prochains mois, 12 millions de personnes en Ukraine auront besoin de secours et de protection, tandis que plus de 4 millions de réfugié·es ukrainien·nes pourraient avoir besoin de protection dans les pays limitrophes.
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