La polémique prend de l'ampleur. Pas un sommet international sur l'Afrique où l'on ne s'en inquiète à mots couverts. Si la Chine investit de plus en plus sur le continent noir, au point d'être devenue son deuxième partenaire commercial après les Etats-Unis, n'oublie-t-elle pas d'accroître, en retour, son aide au développement ? Pékin rétorque qu'il ne s'est jamais montré aussi généreux qu'aujourd'hui envers l'Afrique. Mais reconnaît que son aide ne respecte pas forcément les standards officiels du développement...
En deux ou trois ans à peine, l'Afrique est devenue le terrain d'expression d'un désaccord de fond entre deux générations de bailleurs. D'un côté, le comité d'aide au développement (CAD), constitué de 22 pays membres de l'OCDE, vieux routiers de la coopération internationale. De l'autre des «donateurs émergents», comme la Chine, mais aussi, dans son sillage, l'Inde, l'Afrique du Sud et le Brésil, qui bousculent les règles et font la sourde oreille aux recommandations alarmistes des pays du Nord.

Agrandissement : Illustration 1

Pour compliquer les choses, ces donateurs «émergents» continuent de recevoir des aides du Nord... La Chine a ainsi touché en moyenne 1,7 milliard de dollars, de 2000 à 2006, au titre de l'aide internationale. A peine 0,1% de son PIB, relativisent les observateurs.
Pékin refuse systématiquement l'étiquette de «donateur». «La Chine considère son aide comme une entraide entre pays du Sud. Sa solidarité avec l'Afrique est fondée sur un sentiment partagé d'humiliation face aux puissances occidentales», précise Jean-Raphaël Chaponnière, de l'Agence française de développement (AFD). La rhétorique des non-alignés de la conférence de Bandung n'est jamais loin.
Preuve que l'empire du Milieu n'est pas le seul à expérimenter cette aide Sud-Sud, le premier ministre indien, Manmohan Singh, a annoncé, le 8 avril dernier, le doublement, à 5,4 milliards de dollars sur les cinq ans à venir, des prêts consentis à l'Afrique. L'Afrique du Sud suit de près, notamment via son engagement au sein du Mécanisme africain de revue par les pairs (APRM). Retour sur les nœuds de discorde, en trois questions.
A combien se chiffre l'aide de la Chine ?
Question de taille, à laquelle se heurtent tous les spécialistes : à combien se chiffre l'aide chinoise envers l'Afrique ? On aurait pu penser qu'il était dans l'intérêt de la Chine de jouer, sur ce sujet au moins, la carte de la transparence. Raté : le secteur est on ne peut plus opaque. Pékin a bien annoncé le «doublement» de son aide de 2006 à 2009. Mais personne ne connaît le volume de départ à partir duquel l'aide est calculée...
D'où vient cette opacité ? D'abord, il n'est pas certain que la Chine elle-même s'y retrouve dans ses comptes. Pour des raisons simplement techniques : plusieurs ministères s'occupent de cette aide très fragmentée, qui est par ailleurs, spécificité chinoise, très décentralisée. Shanghai peut, dans certains cas, jouer un rôle plus important dans la coopération avec tel ou tel pays africain que les autorités centrales. Ensuite et surtout, Pékin préfère tenir secrets ces chiffres pour ne pas froisser ses amis africains. Le Zimbabwe de Mugabe ne serait pas forcément ravi de savoir que l'Angola de Dos Santos est davantage choyé.
Autre difficulté, tout le monde n'est pas d'accord sur ce que l'on entend par «aide». Côté OCDE, la définition est claire. Les dons sont exclus, les prêts doivent être «conditionnels», etc. La Chine, elle, développe une conception beaucoup plus pragmatique des choses.
Alors que les Occidentaux privilégient l'«aide programme» versée sur plusieurs années, les Chinois ne jurent que par la réalisation de projets bien identifiés, en priorité dans le secteur de la construction. Concrètement, il est parfois très difficile de faire la différence entre investissements, coopération et aide stricto sensu, selon les différents types de prêts accordés. Emmanuel Guérin, de l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), explique, en 1 minute et 23 secondes, comment les manières chinoises d'investir en Afrique brouillent les pistes.
Des estimations circulent tout de même. On parle de deux à trois milliards de dollars d'aide de la Chine vers l'Afrique chaque année. Un chiffre colossal. Toutefois, si l'on ramène l'aide chinoise à son PIB, pour obtenir un bon indicateur de l'effort consenti par l'Etat chinois, la tendance est en légère hausse depuis 2006, après avoir baissé pendant plus de dix ans. L'Union européenne se montre plus généreuse (15 milliards d'euros). C'est en partie trompeur, car elle comptabilise dans son aide les «annulations» ou «effacements» de dette consentis ici ou là.
Quelles conditions pose Pékin pour son aide ?
Après tout, l'augmentation des volumes d'aide de l'Inde et de la Chine constitue une très bonne nouvelle pour l'Afrique. D'autant que, «si l'on s'en tient à sa répartition sectorielle, l'aide chinoise apparaît ainsi plus complémentaire que concurrente de l'aide des pays de l'OCDE», précise Jean-Raphaël Chaponnière, de l'AFD. Aux Chinois les infrastructures, secteur délaissé par les Européens et Américains. A l'OCDE le reste, et notamment des aides à la «bonne gouvernance».
Mais les inquiétudes des Occidentaux sont vives. D'abord parce que l'aide des Chinois est «liée» : elle n'autorise, pour l'exécution des projets, que de la main-d'œuvre chinoise, avec des équipements chinois. Les pays de l'OCDE, eux, ont «délié» depuis longtemps leur aide et procèdent en organisant des appels d'offres – que les Chinois, d'ailleurs, remportent de plus en plus souvent.
D'après Emmanuel Guérin, de l'Iddri, l'aide «liée» des Chinois pourrait inciter certains pays de l'OCDE à revenir aux vieilles pratiques de prêt envers les Africains (1 minute et 17 secondes).
Autre différence de taille avec l'aide des pays du CAD (pour Comité d'aide au développement), la Chine, fidèle à son principe de non-ingérence, n'est pas regardante en matière de politique intérieure. Peu importe le régime politique en place, les droits sociaux des ouvriers, ou encore le respect des normes environnementales sur certains chantiers. A peine exigeait-elle, il y a quelques années, la non-reconnaissance de Taiwan, mais elle a, sur ce point, largement gagné. Résultat, «l'aide chinoise séduit les Etats les plus rétifs aux réformes, comme l'Angola», commente Chaponnière.
Pékin fait-il retomber des pays africains dans la spirale de la dette ?
En mai 2007, les ministres des finances du G7 ont pointé du doigt, sans le dire officiellement, les méthodes chinoises : «Le cadre de soutenabilité de la dette (CSD), qui a été développé par le FMI et la Banque mondiale, fournit un outil d'aide important pour toute décision concernant de nouveaux emprunts ou prêts et nous encourageons sa large utilisation par tous les emprunteurs et créanciers afin d'éviter de nouveaux cycles de prêts et d'annulation», était-il écrit dans leur communiqué.
Il faut lire entre les lignes, mais le risque souligné par le G7 est de taille : les pays les plus pauvres du continent, qui ont bénéficié d'importantes réductions de dette ces dernières années de la part des Occidentaux, seraient en train de se ré-endetter, auprès des Chinois cette fois... La Chine agirait en Afrique comme un «passager clandestin», pour reprendre l'expression de la Banque mondiale, sans se soucier de l'état des comptes des Etats avec lesquels elle coopère.
Pour Helmut Reisen, l'un des pontes du Centre de développement de l'OCDE, ces accusations sont «déplacées». De nombreux pays africains ont bénéficié, depuis le milieu des années 90, de l'initiative pour les pays pauvres et très endettés (IPPTE), qui leur a permis de faire fondre leur dette. «La majorité des projets d'infrastructure en Afrique financés par les Chinois sont entrepris dans des pays riches en ressources qui ne font pas partie du club des pays pauvres très endettés», relativise Reisen. A une exception près, la Tanzanie.
Dans un texte récent (lire sous l'onglet Prolonger), l'économiste de l'OCDE ne mâche pas ses mots contre la «rhétorique de haut vol» de certains pays du Nord. «Les évolutions récentes peuvent être désagréables à quelques compagnies occidentales et à leurs financeurs, écrit-il, mais la concurrence des investissements et des crédits chinois semble bien plus efficace pour accroître le revenu du continent que la rhétorique de haut vol sur les vertus de la gouvernance que nous assènent certains pays de l'OCDE, en oubliant de regarder chez elles.»
Les Occidentaux ne désespèrent pas, en tout cas, de «normaliser» l'aide chinoise. C'était l'un des objectifs officieux des discussions lancées par les pays du G8 avec la Chine, l'Inde, l'Afrique du Sud, le Brésil et le Mexique, durant le sommet du G8 de Heiligendamm, en juin 2007, et qui, depuis, se poursuivent. Les parties seraient sur le point de tomber d'accord sur la question de la transparence des politiques de développement. C'est un début.