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«Le gel, c'est la fin des colonies»

Le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, entame lundi une visite de trois jours à Washington. Si le président de l'Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, menace de ne pas se représenter, si Hillary Clinton a fait scandale lors de sa tournée au Proche-Orient, c'est à cause de ce «gel». Gel «partiel» ou gel total des colonies? Ces deux options demeurent inacceptables par les 350.000 colons qui vivent en Cisjordanie. D'où viennent-ils? Quelles convictions les poussent à s'installer hors des frontières officielles d'Israël? Mediapart les a rencontrés. Deuxième volet de notre série: entretien avec le journaliste Michael Blum, co-auteur de l’ouvrage de référence sur les colons, et qui réside lui-même à El'azar, une colonie de Cisjordanie.

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Qui sont les 350.000 colons de Cisjordanie? Loin des portraits stéréotypés véhiculés par les images télévisées, la carte électorale de Cisjordanie épouse fidèlement celle d'une société israélienne qui n'a jamais cessé de soutenir les habitants des colonies. Qui sont-ils? D'où viennent-ils? Quelles convictions profondes les poussent à s'installer en dehors des frontières officielles d'Israël? Comment imagine-t-il le futur de leur patrie?

Co-auteur avec Claire Snegaroff de l’ouvrage de référence sur les colons, le journaliste franco-israélien Michael Blum réside lui-même à El'azar, une colonie de Cisjordanie. Pour lui, le gel des colonies, «c'est la fin. N'imaginez pas que si le premier ministre israélien dit “on gèle pendant neuf mois”, passé ce délai, les Américains vont dire: “Maintenant, vous pouvez construire de nouveau.”» Sans concession sur les excès des colons, il considère cependant que «la Cisjordanie, c'est le cœur d'Israël». Pressions américaines, explosion du nombre de colons,plan Lieberman,antisémitisme en France,homogénéité idéologique des colonies... Michael Blum passe en revue toutes les questions qui fâchent. Entretien.

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Michael Blum, depuis 2005, année au cours de laquelle vous publiez votre livre et où Israël se retire de Gaza, qu'est-ce qui a changé pour les habitants des colonies?
En quatre ans, le nombre d'habitants des implantations s'est accru de manière considérable. On parle beaucoup de gel en ce moment, et, paradoxalement, de Nétanyahou comme d'un partisan de la colonisation, face à un Olmert prêt à faire d'immenses concessions. C'est vrai en théorie, mais sur le terrain, sous Olmert, il y a eu un nombre très important d'appels d'offres, alors qu'aujourd'hui il n'y a aucune construction gouvernementale, à part les 455 qui viennent d'être autorisées. Au final, on observe une augmentation croissante des implantations depuis 1967, qui ne s'est pas arrêtée depuis le retrait de Gaza en 2005, bien au contraire. C'est le plus fort taux de croissance de la population en Israël, et je ne parle pas simplement de gens qui s'y installent, mais aussi des naissances. C'est une population jeune, très majoritairement en dessous de 40 ans.
30% des colons aujourd'hui – quand je parle de colons, je parle des juifs qui vivent de l'autre côté de la ligne verte, sans compter Jérusalem – sont ultra-orthodoxes, donc venus uniquement pour des raisons économiques, parce qu'ils ne trouvaient pas d'appartement pour se loger dans les villes orthodoxes classiques, comme Jérusalem. C'est principalement de chez eux que vient cette augmentation : aujourd'hui, deux des trois plus grandes implantations de Cisjordanie, Modiin Ilit (plus de 40.000 habitants) et Bétar Ilit (plus de 35.000), sont ultra-orthodoxes. Si l'on ajoute Ma'ale Adoumim, colonie laïque, qui compte aussi plus de 40.000 habitants, on voit bien que plus d'un tiers des colons de Cisjordanie ne sont pas là pour des raisons idéologiques, mais économiques. C'est un point très important. Et depuis le retrait de Gaza, si les implantations idéologiques, près d'Hébron ou de Naplouse par exemple, n'ont pas perdu d'habitants, l'effort du gouvernement a porté sur les blocs d'«implantations économiques», en prévision d'un accord éventuel avec les Palestiniens, et d'un retrait éventuel d'une partie de la Cisjordanie, en sachant que les blocs d'implantations resteraient sous contrôle israélien. En l'occurrence, les trois villes que l'on vient de citer, Ariel, et le Gush Etzion au sud de Jérusalem.

Après le retrait de Gaza en 2005, il y a eu une crise idéologique très forte parmi les colons...

Une partie des habitants des implantations ont vu en effet dans l'Etat un ennemi. Depuis sa création, le mouvement des implantations a tout fait pour construire légalement, c'est-à-dire en poussant le gouvernement à légaliser des bâtiments construits à la limite de la légalité, pour ainsi dire. Depuis trois ans, on observe l'émergence de mouvement plus radicaux pour lesquels les lois israéliennes n'ont pas de valeur. C'est notamment le mouvement pour l'intégrité de la terre d'Eretz Israël, de Daniella Weiss, qui multiplie les avant-postes, les installations sommaires, où des jeunes sont prêts à passer des mois dans des conditions matérielles extrêmement précaires, sans eau ni électricité, pour affirmer un message d'attachement à la terre. Ces mouvements se situent en marge de l'establishment des colons, le conseil de Yesha, qui est aujourd'hui décrié par une partie de plus en plus importante des colons, qui voient en ses membres au mieux des incapables, au pire des traîtres. Le conseil de Yesha, c'est l'organisme qui représente les colons auprès de l'Etat. Il est composé des maires et des présidents de conseil régionaux de Judée-Samarie [nom que les Israéliens donnent à la Cisjordanie, NDR]. Aujourd'hui, la frange radicale des colons s'en est détachée, et c'est sans doute pour cela qu'on n'a pas vu de grandes manifestations ces dernières années, comme c'était le cas avant le retrait de Gaza, contre lequel le conseil avait pu réunir des centaines de milliers de personnes. Il y a désormais le sentiment chez les colons idéologiques qu'il faut lutter autrement contre les plans des gouvernements destinés à les évacuer.

Pour autant, la majorité de la population israélienne ne semble pas prête à lâcher les colonies...
C'est assez paradoxal, mais le retrait de Gaza a effectivement permis aux colons de regagner une popularité qu'ils n'avaient jamais eue au sein de la société israélienne. Au final, le raisonnement de l'Israélien moyen a été celui-ci: «Les pauvres, on les a obligés à quitter leurs maisons. C'était nécessaire, mais en échange, qu'est-ce qu'on a eu ? Le Hamas, les violences, et aucune avancée dans les négociations...» On l'a bien vu aux dernières élections, avec le triomphe du bloc de droite. 65 députés de droite à la Knesset, contre 44 de gauche, c'est inédit dans l'histoire de l'Etat d'Israël. C'est bien sûr dû au Hamas, aux roquettes contre Sderot, mais c'est aussi une des conséquences du retrait. C'est une manière pour les gens de dire: «Les retraits, c'est fini.» Et du reste, personne n'envisage aujourd'hui un retrait de la Cisjordanie dans les années à venir, même si certains en Israël peuvent faire confiance à Mahmoud Abbas [le président de l'Autorité palestinienne, NDR], parce que tout le monde sait qu'il y a un gouvernement à deux têtes chez les Palestiniens. On ne va pas créer un troisième Etat... il y a déjà un Etat (sic) à Gaza, enfin une entité palestinienne indépendante à Gaza qui veut la destruction de l'Etat d'Israël, on ne va pas encore donner un autre Etat au sein duquel le Hamas peut prendre le pouvoir demain.

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Le journaliste franco-israélien Michael Blum © Pierre Puchot

Un autre point très important: les Israéliens sont conscients de l'échec total du gouvernement en ce qui concerne le relogement des colons de Gaza. Les conséquences du retrait, c'est que sur 8.000 personnes évacuées, la très grande majorité n'a pas retrouvé de maison, ni de travail, quatre années après l'évacuation. Quand on pense que le gouvernement s'est engagé à évacuer les avant-postes dits illégaux en Cisjordanie, 24 en tout selon la loi israélienne, habités par des familles dans des maisons en dur... Barak s'est engagé à les évacuer avant la fin de l'année. Or il y a presque autant de monde dans ces avant-postes qu'il y en avait à Gaza.... Essayez d'imaginer que le gouvernement n'a pas réussi à reloger 8.000 personnes en quatre ans, malgré un plan qui a coûté des milliards. Comment pourrait-il reloger 80.000, 120.000, voire 200.000 colons de Cisjordanie, en cas d'accord de paix avec les Palestiniens? Il faudrait beaucoup de garanties, de la part des Américains, des Palestiniens, et notamment des garanties financières, pour que les Israéliens laissent les colonies.

Au final, le sacrifice pour les Israéliens de renoncer au cœur de la terre d'Israël ne se fera que si, en face, les Palestiniens font le sacrifice de renoncer au droit du retour dans leur maison de 1948.
Ce que vous appelez le cœur de la terre d'Israël, c'est la Cisjordanie ?
Oui, la Judée-Samarie.
Au-delà du retrait, pourquoi la question du gel des colonies, exigé un temps par les Américains, pose autant de problème aux Israéliens ?

(Durée du son : 30 secondes)

Le gel, c'est la fin. N'imaginez pas que si le premier ministre israélien dit: «on gèle pendant neuf mois», passé ce délai, les Américains vont dire: «Maintenant, vous pouvez construire de nouveau.» Depuis 1967, aucune administration américaine ni aucun pays dans le monde n'a dit à Israël : «Construisez ce que vous voulez.» Geler, c'est dire : «On arrête.» Le gel, c'est la mort. Le gel est donc inadmissible pour les colons.

Quand Nétanyahou évoque le gel, en off, les colons font savoir qu'ils pourraient accepter un gel des colonies à l'est de la barrière de séparation [le mur construit par Israël et condamné par le Cour internationale de justice en 2004], si les constructions se poursuivaient dans les grands blocs d'implantation. À partir du moment où le gel est partout, cela revient à mettre sur la table de négociation Ma'ale Adoumim, Bétar Ilit, le Gush Etzion, etc. Or, le point de vue de départ des colons, c'est qu'il y a des choses sur lesquelles on ne négocie pas, c'est-à-dire Jérusalem et les grands blocs d'implantations. Cela rejoint d'ailleurs l'opinion majoritaire en Israël.
Il faut rappeler qu'en 2003, le pacte de Genève, initiative rejetée par la majorité des Israéliens, proposait purement et simplement l'annexion à Israël des blocs d'implantation. Cette idée est aussi acceptée par une partie de l'establishment palestinien.

On en arrive à des contorsions un peu compliquées. Par exemple, Avigdor Lieberman, ministre des affaires étrangères, qui souhaite un Etat d’Israël 100% juif, propose de céder une partie, certes minime, du territoire de l’actuel Etat d’Israël, pour conserver les colonies de Cisjordanie…
(Durée du son : 1 min.)

Le plan Lieberman, qui est très loin de faire l’unanimité en Israël, et encore moins chez les Arabes, est, dans le fond, relativement simple. Il dit ceci: comme on va garder de toute façon un pourcentage de la Cisjordanie – là où il y a une population juive majoritaire –, on va donner au futur Etat palestinien une partie des villes israéliennes à majorité arabe. «Les Arabes sont nos ennemis, affirme Lieberman. Englobons-les de force dans un futur Etat palestinien.» On présente toujours Lieberman comme un homme politique d’extrême droite et ultranationaliste. Mais il n’est pas opposé à la création d’un Etat palestinien, et a toujours été très clair : lui qui habite dans le Gush Etzion est prêt à renoncer à sa maison en échange de la paix. Ce qui importe pour Lieberman, c’est l’argument démographique: l’Etat d’Israël a un avenir s’il conserve une majorité juive. Donc il faut garder les endroits où il y a une majorité juive, et renoncer à ceux où il y a une majorité arabe, par exemple la partie d’Israël près de Jénine. C’est une question qu’avait également évoquée Olmert à Jérusalem quand il négociait sur la possibilité que des quartiers de Jérusalem-est à majorité arabe soient donnés à la future capitale d’un Etat palestinien. Finalement, au-delà de toutes les idéologies des uns et des autres, ce qui va jouer dans les négociations, c’est la présence d’une population ou d’une autre.

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Vue satellitaire de Jérusalem et Ma'ale Adoumim © 

Vous évoquiez au début de l’entretien la grande diversité des personnes qui se trouvent dans les colonies. Qu’est-ce qui pousse ces gens à aller s’installer en Cisjordanie?
Tout dépend à quel moment ils se sont installés. J’ai l’habitude de dire, et ce n’est pas assez entendu en Occident : si on regarde à la loupe la population de Judée-Samarie, ou de Cisjordanie comme on l’appelle aussi, elle ressemble totalement à la population israélienne. Il y a des gens de droite, des gens de gauche, des riches, des pauvres, des religieux et des laïcs… Aujourd’hui, la population se divise grosso modo comme suit: 30 % d’ultra-orthodoxes, 30 % de laïcs, 40 % de religieux sionistes traditionalistes. Le vote des colons aux dernières élections correspond à celui du reste du pays. Il est utile aussi de rappeler que la vallée du Jourdain, en Cisjordanie, est majoritairement travailliste et continue de voter travailliste. On va trouver aussi beaucoup de partisans de Kadima... Le colon moyen ressemble à l’Israélien moyen.
En ce qui concerne les motivations des colons, elles sont les mêmes depuis des dizaines d'années : ceux qui vont s’installer à Ma’ale Adoumim n’y vont pas pour des raisons idéologiques, ce qui est bien entendu le cas de ceux qui vont à Hébron. C’est les deux extrêmes : Ma’ale Adoumim, c’est la banlieue de Jérusalem, on s’y installe uniquement pour des raisons économiques.
Une tendance, tout de même: ceux qui se sont installés dans les années 1970 l’ont fait pour des raisons idéologiques. Aujourd’hui, ce sont les facteurs économiques qui dominent.

Vous habitez vous-même dans une colonie, à El'azar, dans le Gush Etzion. Pourquoi avoir choisi d'habiter en Cisjordanie plutôt qu'en Israël même?
C'est très simple: ma femme y habitait, je l'ai rejointe. Ça correspond à tout ce qui me plaît, c'est proche de Jérusalem, c'est beau, c'est calme, les gens sont sympas. En Israël, et dans les colonies implantées en Judée-Samarie, les gens ont tendance à se regrouper, entre Français, entre religieux, de gauche, de droite, etc. Pour ceux qui ont vécu la communauté juive en France, dans toute sa diversité, le système israélien est difficile. Pour moi, qui suis très sensible à cette question, le fait que le Gush Etzion soit très hétérogène, c'est très important. Ce n'était pas le cas par exemple à Beit el [autre colonie de Cisjordanie, au-dessus de Ramallah] où j'ai vécu pendant onze ans, dans mon passé obscur, si je puis dire; et où tout le monde pensait pareil, et quand ce n'était pas le cas, on était perçus comme des marginaux, voire des traîtres en puissance. Le fait que je sois journaliste, par exemple, était pour eux la pire traîtrise. Dans leur tête, cela voulait dire travailler pour la presse, pour l'ennemi, pour ceux qui font du mal à la cause.

On lit souvent que les juifs venus de France sont massivement présents dans les colonies...

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Le journaliste franco-israélien Michael Blum © Pierre Puchot

C'est une fausse idée. Il n'y a pas plus de Français dans les colonies que dans le reste d'Israël. Ni d'Américains d'ailleurs. Depuis 15 ans, il y a un programme mené en parallèle du travail de l'agence juive de France, mais soutenu par elle, d'installation de nouveaux émigrants de France directement dans les implantations pendant leur première année en Israël. Les implantations offrent un cadre où l'on peut les installer dans des maisons louées à un prix dérisoire, et leur permet de recevoir les cours d'hébreu et de bénéficier d'un suivi de la communauté, comme c'est le cas dans les petites colonies religieuses. Au bout d'un an, ils font ceux qu'ils veulent : certains sont restés, d'autres sont partis. Au final, ce programme emmène une cinquantaine de personnes en Israël, ce n'est pas massif non plus.
On évoque parfois le chiffre de 8% à 10% de Français dans les colonies, cela me paraît très exagéré. Les seules colonies où il y a une majorité française sont le minuscule moshav de Yafit, un moshav travailliste-socialiste créé par des Français dans la vallée du Jourdain dans les années 1970, et Kokhav Yaakov, dans la banlieue nord de Jérusalem, qui a été créé en tant que colonie d'implantation séfarade. Au moins 30% de la population de cette colonie sont français. Ce sont souvent des gens qui ont passé un, deux, cinq ans dans le reste du pays, et qui ont trouvé le moyen de s'acheter à moindre coût une maison sur place.
Un point important : les Français qui font leur aliya sont en général motivés idéologiquement. On ne les a pas chassés de France. C'est la même chose pour les Américains. De manière générale, l'aliya occidentale, c'est une aliya motivée idéologiquement. Donc, par la force des choses, ils se rendent plus visibles, et ceux qui sont dans les implantations sont souvent à des postes clés, plus militants. Par ailleurs, on trouve aussi beaucoup de Français dans les mouvements de gauche comme La paix maintenant, pour la même raison.
Leurs motivations sont donc très éloignées de l'appel d'Ariel Sharon au début des années 2000 à fuir l'antisémitisme français...
Ça, ça n'a jamais marché. C'est un mythe que Sharon a essayé de créer. Il y aura toujours des histoires, du genre : «J'en avais marre de cacher ma kipa, ou de me faire insulter à la sortie du lycée à Sarcelles.» Mais je n'ai jamais entendu que des gens aient quitté la France à cause de l'antisémitisme. Un des records de l'aliya française, c'est 2002, et ça pétait autrement plus ici que dans les banlieues. L'affaire Ilan Halimi n'a pas non plus entraîné une vague d'aliyas. L'idéologie, c'est toujours le moteur premier de l'aliya, que ce soit en Israël ou dans les implantations.

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