De notre envoyé spécial à Bruxelles (Belgique).- Dans la dernière partie de son « discours sur l’état de l’Union » mercredi, Jean-Claude Juncker a cité, devant les eurodéputés réunis à Strasbourg, le nom d’Emmanuel Macron. Il l’a fait pour reprendre l’idée du président français de lancer des « conventions démocratiques » à travers toute l’Europe, en 2018, afin de rendre « l’Union plus démocratique ». À l’écouter, le Luxembourgeois est persuadé que « la démocratie européenne mérite mieux » et qu’il faut intensifier les débats avec les parlements nationaux et la société civile.
Ce plaidoyer pour une Europe plus démocratique, à l’approche des européennes de 2019, ne manque pas de piquant. Il cadre mal avec deux décisions qui viennent d’être prises, l’une à Paris mercredi, l’autre à Bruxelles jeudi, toutes deux liées à un sujet très sensible : les manières de ratifier ces traités de libre-échange négociés, pour le compte des États membres, par la Commission européenne.
Le secrétaire d’État auprès du ministre de l’Europe, Jean-Baptiste Lemoyne, a confirmé, mercredi soir, que « l’entrée en vigueur provisoire » de l’essentiel de l’accord de libre-échange entre le Canada et l’UE (CETA) « se fera le 21 septembre ». La date avait été annoncée par Juncker et le premier ministre canadien Justin Trudeau, en marge du G20 de Hambourg, début juillet. Le chapitre qui touche aux protections juridiques des investissements privés, l’un des plus sulfureux, n’est pas concerné par cette entrée en vigueur provisoire. Il faudra attendre un vote par le Parlement français, sans doute d’ici la fin de l’automne, pour connaître l’avenir de ce chapitre.
Des ONG et d’autres voix critiques du CETA exhortaient le gouvernement d’Édouard Philippe à repousser cette entrée en vigueur. Surtout depuis la publication d’un rapport d’économistes et de juristes, le 8 septembre, qui dresse un bilan plutôt critique des effets à venir du CETA sur la santé, le climat et l’environnement (voir notre article). Or, ce rapport était une promesse de campagne d’Emmanuel Macron. Le candidat d’En Marche! s’était engagé à « tirer toutes les conclusions » de l’étude et à aller voir ses partenaires européens pour le « faire modifier […], pour que la vérité scientifique […] puisse être entendue ». Le chef de l’État français semble aujourd’hui l’avoir oublié.
L’annonce a déclenché l'ire des activistes, qui dénoncent un double discours de Paris sur le climat : d’un côté, les positions volontaristes du ministre Nicolas Hulot, de l’autre, l’entrée en vigueur du CETA qui, par exemple, pourrait doper les importations de gaz de schiste dans l’UE. « Emmanuel Macron, Nicolas Hulot et le gouvernement sont confrontés à leur premier crash-test climatique […] : il leur reste moins d’une semaine pour suspendre la mise en application provisoire prévue au 21 septembre », juge l’économiste Maxime Combes, membre d’Attac (sur son blog hébergé sur Mediapart). « Il faut beaucoup plus d’ambition dans le plan gouvernemental contre les effets négatifs du CETA », râle de son côté le député La République en marche (LREM) Matthieu Orphelin, ancien porte-parole de Nicolas Hulot.
Il faut bcp + d'ambition dans plan gouv contre effets négatifs du #CETA. Prochaines semaines seront cruciales. Pour #agriculture & #climat
— Matthieu ORPHELIN (@M_Orphelin) 13 septembre 2017
Hasard du calendrier, la Commission européenne a publié ce jeudi, à Bruxelles, les mandats de négociation pour de futurs traités de libre-échange, avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande. La Commission en a profité pour préparer le terrain à une modification de la méthode de ratification des accords de libre-échange. Le sujet peut paraître très technique, mais il pose en fait des questions de fond sur la légitimité de ces traités dits de « nouvelle génération », dont le CETA est la première version (parce qu’ils ne se contentent pas de baisser les droits de douane, mais travaillent aussi à l’élaboration de normes communes).
On se souvient de l’intense polémique qui avait menacé, une fois encore, de faire chavirer le CETA à l’été 2016. Juncker et son équipe de commissaires estimaient qu’il n’était pas nécessaire de faire ratifier le traité par les parlements nationaux, en plus du Parlement européen, tout simplement parce que l’essentiel de ce qui avait été négocié touchait aux compétences européennes, et non aux nationales (« EU-only », dans le nom de code à Bruxelles). Sous la pression et les vives critiques des capitales, Juncker avait dû reculer et accepter une ratification du CETA par les parlements nationaux. Ce qui a eu pour conséquence de rallonger de plusieurs années la ratification du CETA, qui doit encore passer par plus d’une trentaine de parlements au sein de l’UE.
Sur le fond, le président de la Commission continue de juger que ce type de ratification est non seulement très long – il faut des années pour que les parlements des 28 se prononcent –, mais aussi risqué – chaque vote peut à lui seul faire tomber le traité. D’où le projet de la Commission, dévoilé ce jeudi, qui ne concerne que les futurs accords avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande : se contenter d’une ratification par le Parlement européen, souverain sur les traités commerciaux. C’est possible, à condition de mettre de côté le volet le plus polémique, celui qui touche à l’investissement et à l’arbitrage privé (c’est-à-dire aux garanties juridiques offertes aux investisseurs étrangers, pour les inciter à investir en Europe), et sur lequel il est nécessaire d’obtenir l’aval des capitales.
« Ce sont des accords de libre-échange. Pour ne pas perdre de temps, nous n’avons pas inclus de chapitre proprement dit sur l’investissement. Mais éventuellement, on pourra le faire plus tard », a ainsi déclaré Cecilia Malmström, la commissaire européenne au commerce, ce jeudi midi, à Bruxelles, pour décrire les textes présentés pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande. L’allusion est claire, pour les initiés : cela permettra d’accélérer les ratifications, puisque les accords ne seront pas considérés comme « mixtes » (c’est-à-dire devant être ratifiés par l’UE mais aussi par les capitales).
Mediapart a déjà raconté (ici) à quel point le Brexit, en juin 2016, puis le bras de fer avec la Wallonie belge, sur le CETA, en octobre de la même année, ont laissé des traces au sein des services « commerce » de la Commission. En tentant de modifier la méthode de ratification de ces traités, la Commission fait tout pour que le précédent wallon ne puisse plus se reproduire. C’est-à-dire qu’une région d’Europe de 3,5 millions d’habitants ne puisse plus « prendre en otage » l’Europe tout entière, comme beaucoup de fonctionnaires européens s’en étaient agacés, en off, à l’époque. On peut juger ce choix inquiétant. Il est surtout révélateur, une fois de plus, de l’incapacité de certains responsables bruxellois, à accepter de se frotter au jeu démocratique, avec ce qu’il implique de contre-pouvoirs, et au risque de l’échec.