C’est l’une des armes les plus puissantes vendues par la France à l’Arabie saoudite : le Caesar. Produit par l’entreprise Nexter, détenue à 100 % par l’État, ce canon monté sur un camion tout-terrain est aujourd’hui suspecté de faire feu sur des zones habitées par des centaines de milliers de civils au Yémen (lire notre premier article). L’État français, bien que parfaitement au courant des risques, poursuit ses livraisons. Pas moins de 147 canons devraient être expédiés vers le royaume saoudien d’ici à 2023.
Disclose a remonté la piste d’une de ces livraisons secrètes, expédiée en septembre 2018.
Le périple a débuté un matin de septembre 2018, à Roanne (Loire). C’est ici, au départ du site de production de Nexter, qu’au moins dix canons Caesar ont été chargés, direction Le Havre, à 587 km de là. Arrivés au port, ils ont été embarqués dans les cales du Bahri Jazan, un cargo de la compagnie saoudienne Bahri. Le navire lève l’ancre le 24 septembre. Il arrive 19 jours plus tard à sa destination finale : le port de Djeddah, en Arabie saoudite.
- Un nouveau contrat avec l’Arabie saoudite
Nom de code : « ARTIS ». Cinq lettres que l’on ne prononce que rarement et sous le sceau du secret dans les couloirs de l’entreprise Nexter, leader européen de la défense terrestre. Ce nouveau contrat d’exportation, signé en décembre 2018, met une fois encore le pouvoir exécutif face à ses contradictions.
Le 30 octobre 2018, la ministre des armées Florence Parly affirmait sur BFM : « Nous n’avons pas de négociation en cours avec l’Arabie saoudite. » À cette date, le gouvernement discutait pourtant les derniers détails de ce contrat avec l’Arabie saoudite qui court jusqu’en 2023. « Les exportations de matériels militaires ne se sont pas interrompues en bloc après 2015, précisent aujourd’hui les services du premier ministre, contactés par Disclose. Mais leur autorisation au cas par cas fait naturellement l’objet d’une vigilance renforcée. »
Dans le contexte de la guerre au Yémen, Nexter et l’État français se sont abstenus d’annoncer publiquement la nouvelle. Consigne a été donnée de rester le plus discret possible sur ARTIS. Le nom du pays destinataire ne doit jamais apparaître dans les communications, ni internes ni externes. Mais le contrat figure bien « au tableau de chasse » de l’entreprise, comme s’en félicite en interne le PDG de Nexter, Stéphane Mayer.
Disclose a obtenu un document confidentiel diffusé lors d’une réunion de la commission économique de Nexter, en février dernier. Intitulé Contexte et orientations stratégiques, c’est l’une des rares preuves écrites de l’existence du contrat ARTIS.

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Un second document, sobrement intitulé Plan de livraison, liste quant à lui le matériel destiné à l’Arabie saoudite entre 2019 et 2024. Des véhicules blindés Titus, derniers nés de la firme Nexter, mais aussi des canons tractés 105LG devraient y être expédiés, au titre du contrat ARTIS. Joint dans le cadre de cette enquête, Nexter n’a pas donné suite.

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« Le succès du contrat ARTIS est politiquement sensible », reconnaît un salarié de Nexter ayant requis l’anonymat. Des ONG telles Amnesty International, Sherpa ou encore Oxfam France sont en effet très désireuses de connaître le détail des armes vendues à un pays suspecté de crimes de guerre par l’ONU.
Certains députés aussi, à commencer par Sébastien Nadot, un ancien membre du parti présidentiel qui réclame depuis des mois l’ouverture d’une commission parlementaire sur le sujet, de même que les élus de La France insoumise. En vain. Si le gouvernement fait profil bas, il n’envisage pas le débat. Ou a minima : « Les exportations d’armements françaises font l’objet de rapports annuels au Parlement. Ces rapports sont publics », nous écrit Matignon. Sans préciser que les informations contenues dans ces rapports ne spécifient pas le type de matériel vendu, le fabricant ou la quantité exportée.
Contrairement à l’Allemagne, un autre important fournisseur de l’armée saoudienne, qui a récemment mis en place un embargo sur les armes vendues au royaume, la France poursuit ses exportations. Toujours dans le secret du huis clos.
Avant de signer un contrat comme ARTIS, Nexter a dû obtenir une licence d’exportation délivrée par la Direction générale de l’armement (DGA), un service du ministère des armées. Puis l’accord d’une commission spéciale rattachée à Matignon, la CIEEMG (Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre). Lors de l’examen du dossier, la CIEEMG est censée avoir tenu compte de « la situation intérieure du pays de destination finale et de ses pratiques en matière de respect des droits de l’homme ».
Interrogée, la CIEMMG affirme que « les risques pour les populations civiles sont évidemment en tête des critères d’examen pris en compte ». Mais ses motivations et sa décision finale ne sont jamais rendues publiques. La CIEMMG transmet ensuite la demande au premier ministre, le seul habilité à apposer le tampon final.