Gabriel Zucman: «Taxer les riches, c’est possible, même en Europe»

L’économiste français publie aux États-Unis The Triumph of Injustice (Norton Books). C'est lui qui a élaboré le super impôt sur la fortune proposé par Elizabeth Warren et Bernie Sanders. Son credo : aux États-Unis comme en France, on peut lutter contre l’évasion fiscale. Il suffit de le décider.

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Économiste à l’université californienne de Berkeley, le Français Gabriel Zucman est l’un des plus grands spécialistes mondiaux de l’évasion fiscale et des inégalités de fortunes. Il publie aux États-Unis The Triumph of Injustice (Norton Books), coécrit avec son collègue Emmanuel Saez. Ce livre, qui sera publié en France aux éditions du Seuil en février 2020, raconte les formidables inégalités de richesses aux États-Unis. Conversation sur Elizabeth Warren et Bernie Sanders qui se sont inspirés de ses travaux, sur la réception de ses propositions outre-Atlantique, mais aussi sur les ravages de la concurrence fiscale et du défaitisme politique en Europe.

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Gabriel Zucman © DR

Elizabeth Warren et Bernie Sanders proposent d’introduire un impôt sur la fortune des super-riches américains. C’est vous qui avez élaboré leurs deux projets. Comment vous êtes-vous retrouvé à élaborer cette proposition pour les deux candidats les plus progressistes de la primaire démocrate ?

Gabriel Zucman. Avec Emmanuel Saez, nous avons développé une méthode qui permet d’estimer la concentration des patrimoines à partir des revenus. Pendant très longtemps, c’était très difficile d’avoir des chiffres fiables sur les patrimoines aux États-Unis, parce que les seules données provenaient d’enquêtes. Dans un article publié en 2016, nous avons développé cette méthodologie. Cet article a été très commenté, très lu. Lors de sa dernière campagne, nous avions parlé avec les équipes de Bernie Sanders, le candidat lui-même avait déjà été mis au courant de nos travaux et de nos résultats principaux : aux États-Unis, le top 0,1 % des plus riches détient autant que les 90 % moins aisés, dans les deux cas 20 % du patrimoine total. C’est pour cette raison que plusieurs candidats se sont tournés vers nous dans ce cycle électoral. Même l’équipe de Hillary Clinton nous avait approchés après sa désignation comme candidate démocrate face à Trump, ils étaient intéressés, mais n’avaient pas donné suite.

Peut-être qu’une taxe sur les riches aurait sauvé sa campagne face à Trump… 

Ça aurait peut-être aidé un peu [rire]. Cette campagne est un peu différente, car l’instauration d’une taxe pour les très riches est la toute première proposition annoncée par Elizabeth Warren dès janvier 2019, au début de sa campagne. Elle a donné le ton. Elle a tout de suite mis la barre assez haut avec un plan nouveau, précis, bien chiffré, en rupture avec les projets technocratiques et pas très ambitieux des démocrates traditionnels. Tout le monde a été obligé de se positionner. C’est aussi pour cela que les équipes de Bernie Sanders sont revenues vers nous, en nous demandant un plan plus ambitieux. Nous avons aussi parlé avec d’autres candidats moins en vue dans la primaire : Tom Steyer, Bill de Blasio, Pete Buttigieg, etc.

Comment expliquer que cette question soit aujourd’hui aux États-Unis une question majeure du débat démocrate ?

La raison fondamentale est que les États-Unis sont engagés dans ce qu’il faut bien qualifier une dérive oligarchique, et qu’une grande partie de l’électorat en a assez. La demande de réformes simples et puissantes pour corriger l’explosion des inégalités est très forte. D’autant que la réforme fiscale de Trump votée fin 2017, son seul accomplissement législatif, a rajouté une couche supplémentaire de dégressivité fiscale et de baisses d’impôt pour les très riches. C’est difficile d’analyser ça autrement que comme une transformation ploutocratique : les riches font la politique fiscale pour leur intérêt propre. Tous les candidats démocrates sont contraints d’avoir une réponse.

Trump s’était pourtant présenté comme le héraut des classes populaires et de l’Américain moyen… 

Les classes populaires américaines, ce n’est pas tant qu’elles votent Trump, c’est plutôt qu’elles ne votent pas. Ces dernières décennies, les démocrates se sont éloignés d’elles. Le gros enjeu actuel aux États-Unis, c’est de savoir qui va récupérer cet électorat populaire des laissés-pour-compte de la croissance. Trump est incapable de proposer des réformes fiscales qui soient dans l’intérêt de ces classes populaires, car il est prisonnier de l’idéologie anti-impôt et anti-gouvernement des républicains. Cela ouvre un boulevard assez grand aux démocrates comme Warren ou Sanders qui promettent de prendre à bras-le-corps le problème des inégalités et de mener des politiques à destination de la majorité de la population.

Entre les propositions avancées par Warren et Sanders, quelles sont les différences ?

Les équipes Warren nous ont contactés très tôt, bien avant tout le monde, pour avoir un plan précis. Elizabeth Warren a arrêté les seuils : taxer 2 % au-dessus de 50 millions, 3 % au-delà d’un milliard. Les équipes de Sanders nous ont contactés après : nous avions comme mission de faire quelque chose de plus ambitieux, de plus redistributif, avec des taux plus élevés. Nous avons donc préparé un plan avec une taxation jusqu’à 8 % au-delà de 10 milliards de patrimoine. L’architecture de ces deux propositions est assez similaire. Dans les deux cas, cet impôt sur la fortune vise le top 0,1 %, les très riches, une toute petite partie de la population : il commence au-delà de 32 millions de dollars de fortune pour Sanders, de 50 millions pour Warren.

Les deux projets taxent toutes les formes de richesse, sans exonération ni exemption, y compris bien sûr les revenus du capital. C’est une des leçons que nous avons tirées des expériences d’impôts sur la fortune en Europe : pour que cela marche, il faut taxer toutes les formes de patrimoine, à leur valeur de marché. Ces deux projets s’accompagnent aussi de moyens et de contrôle accrus contre l’optimisation et l’évasion fiscale, avec une exit tax, une augmentation du budget de l’administration fiscale, l’IRS.

La différence principale se situe au niveau des milliardaires. Warren les taxerait à 3 % au-delà d’un milliard, Sanders monte plus haut, jusqu’à 8 % au-delà de 10 milliards. Cela réduirait à terme assez nettement la fortune des gens qui détiennent davantage, et aussi leur nombre…

Ces deux propositions sont très ambitieuses et rapporteraient beaucoup au budget fédéral américain.

La taxe Warren concernerait 70 000 contribuables, et rapporterait 2 600 milliards de revenus en dix ans, un point de PIB en recettes fiscales. Pour Bernie Sanders, c’est 150 000 contribuables taxés, 4 350 milliards en une décennie, et 1,5 point de PIB.

Ce projet est accueilli avec scepticisme par des économistes comme Greg Mankiw ou Lawrence Summers, qui ont été respectivement les chefs économistes de George W. Bush ou de Barack Obama. Mankiw prédit même que votre taxe va forcer les couples riches à divorcer s’ils veulent y échapper.

Je retiens d’abord la réception dans l’électorat et le grand public américain, extrêmement positive. La taxe de Warren a été testée par des sondeurs : la majorité de l’électorat y est très favorable, y compris une majorité de républicains et d’indépendants. C’est une des propositions les plus populaires de cette campagne. D’ailleurs, ce n’est pas nouveau. Taxer les riches est en fait une idée très populaire aux États-Unis. En réalité, le parti démocrate ne fait que se rapprocher de l’électorat.

Chez les économistes de profession en revanche, la réaction est différente. Sans surprise, car l’establishment universitaire des économistes américains est hostile à un impôt sur la fortune. Ils sont bloqués dans une vision du monde très imprégnée par Milton Friedman ou Martin Feldstein, le principal conseiller économique de Ronald Reagan, qui a longtemps enseigné un cours d’introduction à l’économie à Harvard et tenu pendant des décennies un discours défaitiste. Ces économistes prédisent un tas d’effets pervers : les gens seraient prêts à tout pour payer moins d’impôt : divorcer, donner leur fortune à leurs enfants, diviser leurs propriétés, consommer beaucoup plus, etc. Ces économistes font feu de tout bois. Ils disent aussi que l’investissement va s’effondrer, car il sera plus dur de devenir milliardaires ou de rester multimilliardaire. Ce discours relève de l’absurde. Toutefois, cette hostilité n’est pas unanime. Certains conseillers de Clinton ou d’Obama se sont déclarés favorables.

Ces propositions comportent d’ailleurs un volet de lutte contre l’évasion fiscale : il faudrait notamment renoncer à la nationalité américaine et être taxé à hauteur de 40 % pour devenir résident fiscal d’un autre pays…

À la différence de l’Europe, les États-Unis ont un système d’impôt où les citoyens américains sont taxables aux États-Unis, et ce où qu’ils vivent. La seule façon d’échapper à l’impôt est donc de renoncer volontairement à la citoyenneté américaine. Il y aurait également une collecte systématique d’information sur tous les actifs détenus aux États-Unis et hors des États-Unis.

Les opposants à un impôt sur les très grandes fortunes mettent souvent en avant les échecs des impôts sur la fortune européens. Que leur répondez-vous ?

C’est fallacieux : ces propositions n’ont rien à voir avec l’ISF français ou les impôts sur la fortune européens. Les impositions européennes commençaient bien plus bas dans la distribution des patrimoines. Par ailleurs, il n’y avait pas de volonté politique de les faire bien fonctionner. L’ISF français est un bon exemple : si vous estimiez posséder moins de 3 millions d’euros de patrimoine, vous n’aviez qu’à auto-déclarer le montant total de votre fortune, sans détail sur le type d’actifs, d’avoirs, de dettes. C’était impossible pour l’administration fiscale de faire le moindre contrôle fiscal que ce soit. En France, il y a eu ce choix, non assumé, de ne pas faire fonctionner l’ISF, de le laisser péricliter, en laissant la possibilité de le frauder ou de le sous-payer. Sans que soit mené un effort de lutte contre l’opacité financière et les paradis fiscaux : c’était donc très facile de frauder en bougeant sa fortune en Suisse.

Par ailleurs, il est très facile, si vous vivez à Paris, d’échapper à l’impôt en quittant le territoire. Aux États-Unis, vous restez taxable à vie si vous êtes citoyen. Pourquoi ne pas imaginer une situation intermédiaire dans les États européens ? Par exemple : si vous avez été résident en France pendant dix ou vingt ans, vous allez rester taxable en France pendant cinq ou dix ans. On aurait pu le faire, on ne l’a jamais fait.

« En Europe, on ne réfléchit pas aux alternatives »

Andrew Yang, un homme d’affaires candidat à la primaire démocrate, préfère à votre super taxe la création d’une TVA qui permettrait de financer un revenu minimum de 1 000 dollars pour tous. Sa proposition séduit certains de vos détracteurs. Votre réponse ?

Ça paraît sophistiqué, mais c’est idiot. Une TVA n’a rien à voir avec un impôt sur la fortune. Les milliardaires ne vont jamais dépenser leur fortune sur des consommations sujettes à la TVA. Leur consommation, ce sont des actifs financiers, des dons philanthropiques, des donations à Harvard dans l’espoir que leurs enfants y soient admis, etc. Un impôt progressif sur la fortune n’a rien à voir avec un impôt sur la consommation, même si on le rend progressif.

Vous semblez suggérer que les États-Unis entrent dans un cycle politique nouveau où ce genre de propositions redevient audible.

Tout est ouvert, mais oui, on a l’impression qu’un cycle se termine et qu’un nouveau s’ouvre, avec l’émergence de nouvelles têtes et des idées beaucoup plus ambitieuses que ce qu’on entendait il y a deux ou trois ans. Le salaire minimum fédéral à 15 dollars était perçu il y a quelques années encore comme une lubie de gauchiste, et aujourd’hui, tous les candidats de la primaire démocrate ou presque soutiennent cette mesure, qui reviendrait quand même à doubler le salaire minimum fédéral !

Il y a sans doute beaucoup de nos lecteurs, d’ailleurs renseignés par l’évolution politique des États-Unis ces quarante dernières années, qui ont du mal à faire rimer États-Unis et progressisme.

Sauf que c’est précisément ce que nous racontons dans le livre ! En réalité, les États-Unis ont une longue tradition de politique fiscale progressive. Ils ont même inventé, avec le Royaume-Uni, la progressivité fiscale. Ils ont eu des taux d’imposition des plus hauts revenus de 67 % après la Première Guerre mondiale… et même de 90 % pendant une grande partie du XXe siècle, ce qui n’a jamais existé en France.

Les États-Unis ont aussi été le premier pays avec des taux d’imposition sur les successions de 90 % des années 1930 à 1970, ce qui n’a jamais existé en Europe continentale, pas même dans les pays scandinaves. Et cette politique, considérée comme normale, a été appliquée par des administrations démocrates et républicaines.

Les États-Unis ont même quasiment inventé l’idée d’un revenu maximal. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Roosevelt a prononcé un discours célèbre où il se prononce pour un taux d’imposition de 100 % au-delà de 25 000 dollars de l’époque, ce qui correspond à plusieurs millions de dollars d’aujourd’hui. Le Congrès trouvait cela un peu élevé, et ils se sont mis d’accord sur 92 %.

Cette politique fiscale a même été importée lorsque les États-Unis occupaient l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, avec des taux marginaux d’imposition de 80 %, et au Japon, ce qui a contribué à contenir les inégalités dans ce pays et ne l’a pas empêché de se reconstruire au point de devenir la deuxième puissance économique mondiale avec des taux de croissance de 5 ou 7 % par an.

En réalité, le débat actuel est un retour à cette tradition progressiste, adaptée à la réalité du XXIe siècle. Le progressisme fiscal du XXIe siècle, c’est un nouvel impôt sur la fortune, une meilleure taxation des multinationales, un impôt sur le revenu pour financer l’assurance santé universelle. Et cette plateforme politique peut triompher bientôt aux États-Unis – reste à savoir si ce sera en 2020 ou après.

Votre livre va paraître en France en février. Macron et son gouvernement ont supprimé l’ISF. Alors que la taxation des plus riches est de plus en plus populaire aux États-Unis, elle apparaît presque comme saugrenue désormais en Europe… En quoi votre livre percute ce débat européen ?

Ce qui s’est passé aux États-Unis est riche d’enseignements. En France, beaucoup se sont laissé convaincre par l’idée qu’on ne peut rien faire tout seul, à cause de la mondialisation, de la mobilité – les riches vont partir, les taxés vont partir – et de la règle de l’unanimité fiscale dans l’Union européenne. Ce n’est pas vrai. Les multinationales peuvent être taxées. Les non-résidents peuvent être taxés, au moins quelques années après leur départ, ce qui va limiter très fortement la concurrence et la mobilité fiscale.

Emmanuel Macron nous dit que la justice fiscale est impossible, qu’il faut supprimer l’ISF, mais taxer davantage les retraités, sous prétexte que les retraités ne bougent pas tandis que les grandes fortunes sont mobiles. En face, Marine Le Pen propose de fermer les frontières. On nous présente cette alternative comme la seule possible : soit des politiques xénophobes, soit l’injustice fiscale. C’est une opposition délétère qui peut déboucher sur des catastrophes politiques. Et surtout, c’est une fausse alternative. Même si l’idéal était des politiques fiscales européennes, un pays comme la France peut faire dès demain des choses très effectives. Prenons l’exemple des multinationales. On peut les taxer en calculant leur déficit fiscal. Apple fait des profits dans les différents pays du monde. Mettons qu’elle enregistre un milliard de profits en Irlande, où ceux-ci sont taxés à 1 %. S’ils étaient taxés au taux français, ce serait 30 %. Il y a donc un déficit fiscal de 29 %. Il est tout à fait possible de calculer combien d’impôt Apple devrait payer si elle était soumise à l’impôt dans chacun des pays où l’entreprise a des activités. Chaque pays peut collecter une partie de ce déficit fiscal, celle qui correspond à la portion mondiale des ventes de la marque faite en France. Comment ? En leur envoyant la facture. Apple ne peut rien faire.

Ça n’a jamais été tenté ?

Non. Avec la règle de l’unanimité fiscale en Europe, une certaine idéologie s’est imposée qui consiste à dire que la concurrence fiscale est salutaire pour amaigrir les États-providence européens, jugés trop gros. Cette idéologie sous-jacente a été très influente et explique comment la construction européenne s’est faite : sans aucune coordination fiscale, mais avec une concurrence fiscale sans limites. On ne réfléchit pas aux alternatives, alors que des impôts progressifs élevés sur le capital, les hauts revenus et grandes fortunes sont tout à fait faisables.

Vous continuez à travailler sur les paradis fiscaux. « Missing Profits », une carte mondiale de l’évasion fiscale pratiquée par les entreprises que vous avez récemment publiée en partenariat avec l’université de Copenhague, montre que la France perd 24 % de recettes fiscales chaque année à cause de l’optimisation et de l’évasion fiscale, et les quatre cinquièmes de ces recettes partent dans des paradis fiscaux européens…

Les pays au sein de l’Union européenne se piquent des recettes fiscales les uns aux autres, dans un jeu à somme négative. L’Irlande, Chypre, les Pays-Bas attirent des profits faits en France ou en Allemagne. Ils sont enregistrés chez eux et imposés à des taux bien plus faibles. C’est ainsi que les pays européens font fondre les recettes fiscales au niveau de l’Union européenne. La situation actuelle est démente : 40 % des profits réalisés par des entreprises en dehors du pays où elles ont leur siège social sont délocalisés dans les paradis fiscaux, où ils sont imposés entre 0 et 5 %.

On peut résoudre cette situation avec un impôt sur les sociétés européennes, comme les États-Unis ont leur impôt fédéral sur les sociétés. Mais si cela n’arrive pas, la France n’est pas démunie : là encore, si elle le veut, elle peut agir très concrètement, dès le 1er janvier 2020, pour récupérer cette masse fiscale délocalisée dans les paradis fiscaux.

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