Ahmed Didar, 27 ans, mort noyé dans la Manche avec ses rêves de vie meilleure

L’Afghan espérait « trouver la lumière » en Angleterre, un emploi qui sortirait de la misère les siens restés au pays. Il est mort il y a un an dans le naufrage de Calais. Mediapart a retrouvé sa famille à Kaboul. 

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Kaboul (Afghanistan).– Shapor Maivand est « désolé ». Si « désolé » qu’il voudrait soudain n’avoir jamais accepté cette rencontre qui bouscule sa pudeur et le code pachtoune : « Venez, on va discuter dans le salon mais je suis désolé, il n’y aura pas notre mère, ni la femme de mon frère. Nos traditions ne le permettent pas. Vous pouvez parler aux hommes, pas aux femmes. »

Il aimerait aussi avoir réponse à nos questions, ému de nous voir assis sur les tapis afghans autour d’un minuscule radiateur électrique – « Vous avez fait tout ce chemin depuis la France pour nous retrouver » –, mais à vrai dire, il ne sait plus grand-chose de la vie de son frère cadet, Ahmed Didar, depuis que les routes de l’exil les ont séparés. Ni lui, ni personne dans la famille.

Et c’est peut-être mieux de ne pas tout savoir pour avancer dans le deuil, dépasser la perte de ce frère mort à des milliers de kilomètres de l’Afghanistan, noyé dans la Manche avec ses rêves de vie meilleure qui devait profiter à tout l’immeuble de Gozargah, ce quartier de Kaboul où la guerre les a enracinés après les avoir arrachés du berceau tribal de Wardak. 

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Une photographie d’Ahmed Didar, l'une des victimes du naufrage de la Manche, le 24 novembre 2021. © Photo Rachida El Azzouzi / Mediapart

C’est peut-être mieux pour ne pas rajouter de la douleur de ne pas connaître le prix des souffrances et des horreurs pour atteindre l’eldorado : la répression des polices, être traité « comme un chien », ne pas manger certains jours, ne pas trouver de travail, seulement la misère et le racisme, en Italie puis en France, dormir dans la rue, jusqu’à brûler sa vie pour rallier l’Angleterre. 

Ahmed est mort à 27 ans, dans des conditions effroyables, avec au moins 26 personnes, des hommes, des femmes, des enfants, des Kurdes d’Irak majoritairement et une poignée d’Afghans. Entassés par des passeurs dans un de ces « small boats » de la mort, un canot pneumatique de fortune, ils ont péri, en se tenant la main, avant de sombrer un à un, engloutis par les eaux glaciales, au large des côtes calaisiennes alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Angleterre.

Aucune traversée illégale de la Manche n’avait été aussi meurtrière. C’était il y a un an, le 24 novembre 2021, un énième naufrage d’exilés dans la nuit noire, dans une de ces mers devenues cimetières dans l’indifférence et l’inhumanité.

Ils ont crié, pleuré, téléphoné aux secours anglais qui ont renvoyé vers les collègues français du Cross (centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage) car ils chaviraient dans les eaux françaises. « S’il vous plaît, s’il vous plaît ! […] On a besoin d’aide, s’il vous plaît. Aidez-nous s’il vous plaît. [...] On est en train de mourir. »

Quand il appelait, cela ne durait pas longtemps, il disait toujours : tout va bien, Dieu merci.

Shapor Maivand, frère d’Ahmed Didar

Un passager a expliqué en anglais qu’ils étaient 33 dans un bateau « cassé », rapporte le journal Le Monde qui a révélé dans une enquête glaçante l’ampleur des dysfonctionnements des secours français : ils ont attendu que l’embarcation à la dérive passe dans les eaux anglaises et n’ont envoyé aucun moyen de sauvetage malgré les multiples appels de détresse en l’espace de trois heures. 

À 3 h 30, à la panique d’un passager qui se trouve « dans l’eau », une opératrice du Cross rétorque, selon Le Monde : « Oui, mais vous êtes dans les eaux anglaises. » Puis elle lâche en aparté : « Ah bah t’entends pas, tu seras pas sauvé. J’ai les pieds dans l’eau, bah… je t’ai pas demandé de partir. » Dix heures plus tard, un pêcheur découvre à la surface de l’eau, en territoire français, un rafiot dégonflé et une quinzaine de corps. Une douzaine encore sera repêchée, seules deux personnes survivront…

Shapor Maivand ignore la teneur de l’enquête judiciaire. Il ne s’est pas constitué partie civile, ni lui ni aucun membre de la famille, ils sont loin, n’y connaissent rien, devraient réclamer justice mais cela ne ramènera pas Ahmed qui laisse une orpheline et une veuve effondrée : deux ans à peine qu’ils s’était mariés chichement car sans argent. 

« Est-ce que la France peut les évacuer ? Elles n’ont pas d’avenir ici », demande Shapor , en versant d’une main un jus de grenade et en égrenant de l’autre son chapelet. Il a « le dos cassé, comme on dit en Afghanistan quand on perd quelqu’un ». Madar, sa mère, leur mère, a développé un cancer de l’estomac depuis le drame. Il est sûr que c’est lié. 

Il commence par remercier « la France » d’avoir permis de rapatrier le corps de son frère. La dépouille est arrivée le 19 décembre 2021, près d’un mois après la tragédie, via le Pakistan. Le soir même, la famille l’enterrait dans sa ville natale de Wardak, à 1 h 30 de Kaboul : « Si vous aviez vu la foule qui a prié pour lui. »

« Ahmed était un cœur pur. S’il achetait un pain, il le partageait avec tous. Il voulait rendre service au pays », dit-il. C’est lui, là, regard noir et collier de barbe noire, en fond d’écran de son téléphone, en perahan tunban et gilet sans manches, la tenue traditionnelle, au milieu des montagnes.

« C’est le premier fils à être parti à l’étranger après ses études. Il voulait devenir enseignant, docteur, avocat. Il disait tous les jours : “Je dois me rendre utile au pays.” Pour qu’il puisse migrer, on a vendu une terre de notre père, il fallait de l’argent. »

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En janvier 2022, des vivants cohabitent avec des morts dans un quartier-cimetière sur les collines de Kaboul où les déplacés internes à cause de la guerre ont trouvé refuge au milieu des pierres tombales. © Photo Rachida El Azzouzi / Mediapart

Ahmed ne racontait rien de « l’enfer » à travers la forteresse Europe ou alors des bribes, ni de sa marche avec des Irakiens et des Syriens, des familles qui pourraient être la sienne. Il voulait protéger les siens, ne pas les inquiéter, les sortir de la damnation afghane. Le peu d’argent qu’il gagnait, il l’envoyait au pays.

« Quand il appelait, cela ne durait pas longtemps, il disait toujours : tout va bien, Dieu merci. Il ne me donnait pas de précisions. Il me demandait “comment va ma femme, ma fille de 7 mois et madar [mère en dari – ndlr] ?»

Une semaine avant le naufrage, il a appelé ses parents pour leur annoncer qu’il allait travailler en Angleterre, « trouver la lumière », « qu’il n’y avait pas d’avenir en Italie et en France ». Ce sera son dernier appel. Les jours suivants, sa famille tombe sur son répondeur. Jusqu’à l’effroi : ce coup de fil de Jan Kakar, le président de l’Association de solidarité et culturelle des Afghans de Paris, un interprète qui a travaillé pour la police aux frontière (PAF) de Calais, trait d’union entre les proches de disparus. « Je le remercie ainsi que ses amis pour tout ce qu’ils ont fait pour nous. »

Shapor ne veut pas être pris en photo « pour ne pas avoir de problème avec les talibans » : « On n’a pas le choix de quitter l’Afghanistan, on est en danger ici, ce n’est pas une vie, les gens n’ont plus d’argent, ils n’arrivent même plus à s’acheter un pain. »

La famille a fui Wardak il y a huit ans, car la maison était sur la ligne de combats entre les fondamentalistes islamistes et l’armée afghane. « Elle a été détruite par les roquettes. » Il a fallu repartir de zéro, rejoindre les cortèges de déplacés internes. Prendre la route de l’exil est devenu l’unique horizon des fils. Quitte à en mourir.

Depuis un an, une voix hante les nuits de Shapor Maivand. C’est Ahmed, son frère, qui hurle : « À l’aide ! On est en train de mourir. »

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