Pourquoi voter aux européennes ?

En France comme ailleurs sur le continent, les élections européennes sont celles qui mobilisent le moins, avec un fort risque d'abstention. Pourtant, l’Europe est omniprésente dans notre quotidien, et notre politique nationale dépend en grande partie de ce qui se joue à Bruxelles. Sans tomber dans une opposition binaire à l’extrême droite, un vote de conviction est encore possible.

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On n’est pas naïf. On sait bien que le Parlement européen a encore trop peu de poids par rapport à la Commission et aux négociations intergouvernementales, que les lobbies ont pris un ascendant démesuré à Bruxelles, que les politiques monétaires de la BCE surdéterminent tout ce qui peut être mené au sein de la zone euro.

Faut-il pour autant bouder les urnes, abandonner son vote à celles et ceux qui ne vont pas se priver, dimanche, d’aller dans l’isoloir ?

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L'eurodéputée néerlandaise Judith Sargentini, le 12 septembre 2018, lors du vote sur son rapport sur la Hongrie d'Orbán © Reuters

La politique économique européenne est un désastre. Le dogme de l’austérité budgétaire a mis à genoux la Grèce, tandis qu’il a renforcé les inégalités sur le continent, creusant l’écart entre les économies exportatrices, Allemagne en tête, et les pays du Sud européen. Le chantage mené par l’Eurogroupe pendant les six premiers mois du gouvernement Tsipras, en 2015, et l’échec de celui-ci à éviter un nouveau mémorandum d’austérité malgré le « non » massif du peuple grec, ont révélé au grand jour le manque de démocratie dans nos institutions européennes. Quant à l’Europe sociale, dont l’impensé est à l’origine d’une grande partie du « non » de gauche au référendum français de 2005, elle sonne pour beaucoup comme un oxymore.

Le tableau est sombre, mais il ne signifie pas pour autant que nous sommes complètement impuissants. Si le rôle du Parlement de Strasbourg que nous devons élire dimanche est encore limité, il a déjà plus d’envergure que par le passé. Depuis le traité de Lisbonne entré en vigueur en 2009, ses pouvoirs ont été étendus. Son aval est nécessaire pour adopter les projets de lois initiés par la Commission, et il peut intervenir largement dans l’élaboration des textes. Il est même souvent plus audacieux que l’exécutif européen, comme en témoigne le dossier des frais de communications de téléphonie portable : c’est l’assemblée de Strasbourg qui a poussé à l’abolition des surcoûts tarifaires à l’étranger, alors que la Commission et les États membres traînaient la patte.

Les eurodéputés peuvent aussi retoquer un texte jugé trop mou – c’est arrivé sur le sujet de la protection des lanceurs d’alerte – et infléchir une position de la Commission. On l’a vu au moment du vote, il y a deux mois, de la réglementation sur les émissions de CO2 des véhicules neufs. Le Parlement était partisan d’un seuil de limitation plus ambitieux que la Commission : 40 %, contre 30 %. Un compromis a finalement été trouvé à 37,5 %.

Bref, bon an mal an, l’Europe avance, et elle est partout : politique agricole – où l’agro-industrie productiviste n’est pour l’heure pas remise en cause ; réglementation environnementale – où les mesures ne sont pas encore à la hauteur des enjeux ; protection des données – où le Parlement s’est illustré par des avancées avec un texte adopté en avril 2016 qui a permis depuis de nombreux dépôts de plainte.

Les eurodéputés sont parfois à l’initiative de résolutions offensives. En septembre, une majorité d’entre eux ont voté en faveur du rapport Sargentini, qui dénonçait les entorses à l’État de droit de l’exécutif hongrois et appelait à sanctionner le gouvernement Orbán. L’institution parlementaire atteint là toutefois l’une de ses limites : d’après l’article 7 du traité européen, c’est au Conseil (qui réunit les chefs d’État et de gouvernement), et à l’unanimité, que des sanctions peuvent être décidées à l’encontre d’un État membre. L’impuissance face au cas Orbán est un exemple, parmi d’autres, du rôle très contraint du Parlement européen. On pourrait aussi pointer les critères de l’austérité budgétaire, sur lesquels il n’a pas de prise ; la politique migratoire dessinée par la Commission Juncker… Sur de nombreux dossiers, inertie des institutions, frilosité des dirigeants et hypocrisie des étiquettes politiques se conjuguent pour nourrir le statu quo.

En conséquence, c’est une politique du plus petit dénominateur commun qui domine, autour de deux familles politiques (à droite le Parti populaire européen, PPE, et au centre-gauche l’Alliance des socialistes et démocrates, S&D) qui se sont réparti les principaux postes de pouvoir, ayant toujours constitué les deux plus gros groupes au Parlement. Mais si un troisième groupe, constitué de gauches critiques et/ou de gauches écologiques parvenait à bousculer cet équilibre, il en irait tout autrement des rapports de force dans les différents organes européens. Même si ses pouvoirs sont formellement faibles, un hémicycle penchant à gauche pourrait exercer une pression significative sur les politiques décidées à Bruxelles.

On l’a vu pendant la vague d’arrivée des exilés des guerres en Irak et en Syrie, en 2015 : tout est affaire de rapport de forces. Bien que la Commission ait décidé un programme – pourtant modeste au regard des besoins – de répartition des demandeurs d’asile à travers les États membres, plusieurs pays ont refusé de l’appliquer. Dans ce déni de l’urgence de l’accueil, le premier ministre hongrois Viktor Orbán a fait figure de proue, construisant, patiemment, une alliance de plusieurs pays avec lui.

Aujourd’hui, bien que l’homme fort de Budapest affirme le contraire, ce sont ses idées qui ont gagné au niveau européen : en termes de politique des réfugiés, on ne parle plus que « pression migratoire », « fermeture des frontières », « sécurité », et la réforme promise du système de Dublin est tombée aux oubliettes. Le rapport de forces aurait certainement été tout autre si une majorité de dirigeants à Bruxelles avaient défendu des idées d’ouverture, de tolérance et de solidarité.

Des candidatures qui sortent du lot

L’Union européenne n’est pas qu’un marché. Elle est aussi une réunion d’États à l’histoire singulière, un espace pacifique quand une nouvelle guerre s’est déclenchée, en 2014, à nos frontières, et, surtout, une construction inachevée. Faut-il définitivement tourner le dos à ce schéma discutable et encore en devenir ? Avons-nous épuisé toutes les possibilités de peser sur cette Union, de la réorienter, de la placer à la hauteur des défis écologiques de notre planète ?

Au Parlement européen, les extrêmes droites, le PPE, mais aussi une partie de la famille socialiste, votent systématiquement à l’opposé des mesures de lutte contre le changement climatique. Il existe pourtant des forces politiques volontaristes qui proposent, régulièrement, des mesures innovantes pour affronter ce renversement majeur.

Nous le chroniquons depuis des mois dans Mediapart. Des souverainistes aux identitaires, des ultraconservatrices aux tendances plus extrêmes, les droites dures du continent n’ont cessé de progresser et d’échafauder des alliances, en dépit de leurs incohérences idéologiques. Les leaders des principales ultra-droites européennes ont multiplié les voyages ici et là et ont orchestré des rencontres savamment mises en scène.

Nous ne sommes pas dupes de l’affrontement surjoué par Emmanuel Macron entre « progressisme » et « illibéralisme », tant la politique initiée par le président français pose elle-même question sur le respect des droits fondamentaux, et tant son moins-disant social exacerbe le repli sur soi et encourage toutes formes d’intolérance. Mais entre opposition binaire et boulevard pour les forces brunes, plusieurs options nous apparaissent.

Le fameux vote utile dont on nous rebat les oreilles à chaque élection ne consiste pas nécessairement à éliminer l’extrême droite avec le parti qui serait prétendument le plus à même de lui faire concurrence. Sauf à considérer que le vote n’a aucun sens quel que soit le type d’élection, le vote utile, dans un scrutin proportionnel à un tour qui s’étend à vingt-huit pays, est un bulletin pour un parti qui représente ses idées et ce, quelle que soit sa taille. Donner une chance à une petite formation de passer le seuil des 5 %, c’est aussi donner une chance à un groupe parlementaire de se constituer (pour former un groupe à Strasbourg, il faut des élus appartenant à des formations issues de sept États membres différents).

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La Suédoise Greta Thunberg dans une manifestation à Rome pour alerter sur le changement climatique, le 19 avril 2019. © Reuters

Certains nous rétorqueront que l’UE est irréformable et que voter dans ce contexte revient à se laisser instrumentaliser. Mais, sommes-nous bien sûrs de ne trouver personne parmi les candidats qui soit proche de nos convictions ? Voulons-nous être représentés auprès de nos vingt-sept voisins par La République en marche d’Emmanuel Macron ? Voulons-nous courir le risque d’être représentés par une majorité de députés d’extrême droite ? En 2014, c’est le Front national qui a raflé la majorité de la délégation française, avec 23 députés sur 74 (ils sont 15 aujourd’hui en raison de plusieurs défections pendant le mandat, et leur bilan est catastrophique).

La campagne électorale ne nous a pas fait rêver. On y a vu beaucoup d’anciennes têtes, on n’y a pas entendu de propositions courageuses, on a assisté, comme d’habitude, à des compétitions d’égos. Aujourd’hui, c’est une jeune Suédoise de 16 ans, Greta Thunberg, et les lycéens manifestant chaque vendredi dans des dizaines de pays, qui sont les plus efficaces à nous alerter sur la catastrophe écologique dans laquelle notre planète est en train de se précipiter.

De fait, la classe politique française manque de renouvellement, est usée par les déchirements incessants. Elle a longtemps délaissé les institutions européennes pour privilégier des carrières hexagonales – à la différence de l’Allemagne ou des pays nordiques, où le personnel politique a largement investi le Parlement de Strasbourg. Un siège dans l’hémicycle européen a longtemps été synonyme, pour les Français, de retraite dorée.

Ce désintérêt pour les affaires européennes n’est pourtant pas une fatalité. D’ailleurs, passé les têtes de liste de cette campagne électorale, on trouve des candidatures qui sortent du lot : ici, une caissière de la grande distribution vivant à Nancy (Sabrina Benmokhtar, Génération·s), là, une paysanne qui lutte contre les absurdités de la Politique agricole commune en Ardèche et un livreur bordelais qui a créé le premier syndicat des coursiers à vélo (respectivement, Sarah Chaussy, Arthur Hay, PCF), ailleurs, un maire qui prône l’accueil des migrants et a instauré dans sa ville du Nord la gratuité des transports en commun (Damien Carême, EELV) ; là encore, un étudiant de Saint-Denis qui a occupé sa fac pour y accueillir des réfugiés (Landry Ngang, La France insoumise)…

Quant aux programmes, une fois encore, il faut fouiller. Mais des idées intéressantes, il y en a (création d’un Smic européen, promotion d’un congé parental pour le parent qui n’accouche pas, renforcement du droit des locataires…). Elles se heurtent, souvent, à des rapports de force aujourd’hui défavorables et à la nécessité de réformer les traités (et à la règle de l’unanimité qui va avec). Si les chances de modifier les textes fondateurs de l’UE aujourd’hui sont minces, elles seront absolument nulles si nous n’exerçons pas notre droit de vote. Mais elles seront plus grandes si, sortis de l’isoloir, nous nous mobilisons. Car c’est aussi dans la rue, dans les contestations sociales, les initiatives locales, les échanges et la mixité, que nous transformerons cette Union européenne si imparfaite.

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