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Balkans Express 4 - Le Kosovo, un grand gâchis international

Toute la semaine, Mediapart vous propose une série de reportages dans les Balkans. Après la Croatie, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine, étape au Kosovo, 2 millions d'habitants. L'ancienne province de Serbie vient de déclarer son indépendance et aspire à devenir un "vrai" pays. En attendant, elle vit aux crochets de la communauté internationale.

Thomas Cantaloube

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De notre envoyé spécial à Pristina

Bill Clinton est marbrier à Pristina.

Oui, ce Bill Clinton-là.

Enfin, presque.

Parfois, il écrit son nom avec un K, comme le boulevard Bill Klinton, qui passe juste devant son échoppe.
Il ne parle pas tellement anglais non plus. Juste suffisamment pour pointer en direction de son mur une photo jaunie du vrai Bill Clinton, et d'une charmante blonde à son côté, Hillary peut-être,

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© Thomas Cantaloube/Mediapart

ou peut-être pas. Son nom à lui, c'est Mermer Kumanova, et il est vraiment marbrier. Bill Clinton, c'est juste le nom de son entreprise, qui figure en grosses lettres sur son camion de livraison, sa boutique, ses cartes de visite et sur l'en-tête de ses blocs-notes qu'il est ravi d'offrir au visiteur étranger. « Bill Clinton, great man ! Kosovo, 1999, bombing, boom, independence ! Great man ! »

Raccourci saisissant de l'histoire récente du Kosovo, mais qui en vaut bien d'autres. Comme témoignage de sa reconnaissance éternelle aux Etats-Unis de "Bill Klinton", Mermer a installé le drapeau américain sur sa baraque et sculpté une rose des vents en marbre (le blason de l'OTAN), qu'il a placée à côté de la porte d'entrée.

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© Thomas Cantaloube/Mediapart

Il y a neuf ans, éclatait la dernière guerre européenne. L'ultime soubresaut sanglant de la désagrégation de la Yougoslavie. Afin de faire plier Belgrade, qui réprimait depuis des années la majorité albanaise dans cette région qui avait bénéficié d'une certaine autonomie à l'époque yougoslave, l'OTAN entreprit une campagne de bombardement de 78 jours contre la Serbie de Slobodan Milosevic. Outre la chute de ce dernier un an plus tard, le résultat de cette crise fut l'une de ces créations merveilleuses dont la communauté internationale s'est fait la spécialité : une région entière, un pays bientôt, placé sous la tutelle des Nations unies, des soldats de l'OTAN, et des diverses ONG désireuses d'y chercher leurs petits.

« Non seulement, nous avons récupéré un pays qui sortait d'une guerre, mais en plus il sortait de cinquante ans de communisme et nous avons eu à gérer ce mélange curieux », plaide Alexander Ivanko, porte-parole de la Mission d'intérim des Nations unies au Kosovo (MINUK, UNMIK en anglais). Dire qu'il ne s'agit pas d'un grand succès revient à enfoncer une porte ouverte avec la conviction d'un serrurier novice.

Pendant neuf ans, les représentants de la communauté internationale (dont Bernard Kouchner) se sont efforcés de créer un pays qui n'était pas censé exister, de lui imaginer un avenir quand toute la région ne regarde que vers le passé. Jusqu'à l'ultime accélération de l'histoire lorsque, le 17 février 2008, le Kosovo s'est déclaré indépendant de la Serbie de manière unilatérale.

Depuis, une quarantaine de nations ont reconnu le nouvel État, Etats-Unis et France en tête, sans que le maître de céans – la Serbie – donne son consentement. « Une innovation sui generis », s'amuse un diplomate, qui a pris le parti d'en sourire. Si la vie de deux millions de personnes, et la sécurité de dizaines de millions d'autres dans une région combustible, n'étaient pas en jeu, on pourrait s'amuser du destin de ce pays dont la gestion oscille entre Ubu et Iznogoud.

L'économie est devenue l'enjeu principal

Pénétrer au Kosovo a beaucoup à voir avec l'entrée dans une base militaire américaine en Irak, même si les soldats sont tchèques ou roumains. Il faut avancer au pas, se faufiler entre des blocs de béton et des véhicules blindés aux canons pointés sur la route, et montrer son passeport à plusieurs reprises.

Les douaniers serbes sont moins bien armés, mais leur regard qui dit: « Qu'allez-vous faire dans ce repaire de séditieux qui refuse notre autorité ? », n'incite pas à la connivence. Seul le contrôleur de l'immigration kosovar a l'air heureux d'accueillir des gens dans son nouveau pays.

Emin aussi, dix-neuf ans, qui rentre chez lui après plusieurs mois d'absence, pavoise : « Nous avons la liberté désormais ! C'est très important pour notre peuple. Cela fait longtemps, très longtemps que nous vivons ici, mais nous n'avions jamais eu un tel espoir. » Pour lui, la déclaration d'indépendance de février est la dernière étape d'un chemin de croix entamé depuis des décennies, des siècles mêmes. « Nicolas Sarkozy [qui a reconnu l'indépendance dans les 48 heures] aura toujours une place dans mon cœur. De même que George Washington Bush (!) [qui l'a reconnue en premier] même s'il a fait beaucoup de mal par ailleurs... »

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Le mur des disparus de 1999

Si, en passant par Mitrovica, une ville partagée en deux entre Serbes et Kosovars albanais, on perçoit nettement les tensions qui enserrent le pays, Pristina, la capitale, ne donne pas du tout cette impression. La ville semble régie par le ballet de 4x4 des multiples organisations internationales qui régentent le Kosovo.

La Minuk occupe un pâté de maisons entier en plein cœur de la ville, entourée de commerces locaux : une trattoria italienne, un diner sur le thème de la Route 66, une boulangerie qui vend croissants et pâtisseries... S'il n'y avait la vie de la cité tout autour, ses constructions et ses embouteillages, ses habitants qui se rendent à leur travail et ceux qui flânent au café, on pourrait se croire dans un camp de réfugiés en Afrique où toute l'organisation apparente résulte de l'activité des hommes et des femmes travaillant avec un sigle sur la poitrine ou à la portière de leur véhicule.

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La construction, un des rares secteurs qui fonctionnent

« Notre plus grande exportation, c'est la ferraille. Pas le fer, ce qui serait plutôt bien, mais la ferraille, assène Nerimane, professeur de français à l'université. Nous avons encore beaucoup de chemin à faire. Pendant des années, notre priorité c'était l'indépendance. Maintenant que nous y sommes parvenus, notre priorité, c'est la survie. »

L'économie est devenue le principal sujet de discussion. 40% à 50% de chômage, un coût de la vie indexé sur l'euro qui est la monnaie nationale, et une sortie du communisme qui s'est déroulée selon les classiques du genre : privatisation des quelques entreprises au profit de quelques-uns, corruption rampante, et le gros de la population laissé sur le carreau sans savoir par quel bout prendre ce nouveau concept de « marché ».

Les « internationaux » n'ont pas vraiment servi de modèle. Après neuf années de co-gouvernance des services publics, l'électricité ne fonctionne toujours pas 24h sur 24 à Pristina. Alexander Ivanko, de la Minuk, explique que « le Kosovo est passé à côté des années 90, quand tous les autres pays de l'Est ont commencé à se développer. Il manque dix ans à ce pays et cela se voit aujourd'hui. »

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Une petite frange de la population commence à contester la présence internationale

Un présent qui avance au ralenti

Cette décennie sous perfusion et tutelle internationale, selon un haut fonctionnaire kosovar à la langue bien pendue, « a tout de l'emplâtre sur une jambe de bois. Chacun apporte ses propres concepts pour les appliquer aux capacités locales, sans considération pour ce que font les autres ou ce qui sera fait après eux. Certaines forces de police ont successivement été entraînées à patrouiller à cheval, puis à vélo, puis à pied, puis en roller skates, selon les policiers étrangers venus les former... ». Sans pouvoir vérifier la véracité de cette assertion, il est sûr que la police kosovare est la mieux équipée de la région, avec 4x4 Toyota et voitures Volkswagen flambant neuves.

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La contrebande de cigarettes fonctionne bien également

« Ce n'est pas politiquement correct de dire cela, mais il est dommage que l'époque des mandats nationaux soit révolue. Cela aurait été bien plus efficace que la Minuk », affirme un diplomate européen, qui voit l'arrivée de l'Union européenne dans le jeu, toujours annoncée et retardée, avec appréhension. « Cela ne va pas simplifier les affaires du Kosovo. »

À défaut d'avoir réussi à mettre sur pied un pays pour le lâcher sur le chemin de la souveraineté, les « internationaux » ont néanmoins réussi à éviter toute rechute violente (hormis les émeutes de 2004, finalement assez limitées). Même la déclaration d'indépendance de février, dans laquelle de nombreux spécialistes croyaient déceler l'étincelle qui allait embraser à nouveau la région, s'est déroulée sans accroc majeur.

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Le prix à payer pour ce calme relatif est un gel des ambitions des uns et des revendications des autres. Un présent qui avance au ralenti. Des dollars en perfusion. Des négociations diplomatiques qui traînent année après année. Un pays en forme d'usine à gaz. Des interlocuteurs multiples pour chaque sujet. Daniel Vernet, chroniqueur au Monde, appelle cela les « conflits gelés ». Mieux vaut l'immobilisme et les pas de fourmis plutôt que la guerre. C'est sans doute vrai, mais cela ne dessine pas un avenir follement enthousiasmant.

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Pristina, une ville qui ne s'appartient pas complètement

En conclusion, une carte postale multimédia de Pristina :

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