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Balkans Express 5 - Nostalgie du futur dans une "région congelée"

Toute cette semaine, Mediapart vous a proposé une série de reportages dans les Balkans : Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine et Kosovo. En fin de parcours, nous revenons sur nos pas pour observer cette région qui oscille entre son passé sombre et violent, et un avenir qu'elle espère européen.

Thomas Cantaloube

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De notre envoyé spécial

Il existait, autrefois, une tradition journalistique qui s'est un peu perdue. Lorsqu'un reporter rentrait de voyage et qu'il rédigeait ses articles, il concluait sa série de reportages par un bilan, une analyse, voire, dans certains cas, une lettre ouverte aux hommes de pouvoir ayant les moyens de faire changer les choses, ou le prétendant.


Puisque Mediapart, par certains aspects, se réfère explicitement à cette tradition, comme l'indique le petit vendeur de journaux à la criée en haut à gauche de cette page, voici donc notre conclusion sur ce périple en cinq étapes dans les Balkans occidentaux.

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© Thomas Cantaloube/Mediapart

Sur la route des Balkans

Trêve de romantisme

Là où il n'y avait, pendant un demi-siècle, qu'un seul pays, la Yougoslavie, le « pays des Slaves du Sud », il y en a désormais sept. Soit, d'ouest en est : la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Serbie, la Macédoine et, même si le débat sur sa pleine souveraineté n'est pas terminé, le Kosovo.

Sept pays, cinq monnaies différentes (trois utilisent l'euro), quatre ou sept langues selon qu'on accepte les revendications nationalistes selon lesquelles le serbe, le croate, le bosniaque et le monténégrin diffèrent en dépit de leur similarité, sept plaques d'immatriculations, huit drapeaux (les Bosniens en ont un pour chaque entité), à peu près autant de passeports, des dizaines d'enclaves où les minorités sont majoritaires (Krajina, Sandjak, Zubin Potok, etc.)...

Vous avez dit balkanisation ? Raccourci trop facile, fourre-tout, et dont le poids historique fait écran à la réalité du présent. Les peuples des Balkans ont souvent été accusés de produire plus d'histoire qu'ils ne peuvent en consommer, et de refiler le trop-plein à l'Europe, la grande, celle de Brest à Vladivostok.

Dans un bus de nuit entre Sarajevo et Pristina, un jeune Bosniaque répète avec conviction le fameux canard selon lequel le mot Balkans signifie « terre du sang et du miel ». Vieille rengaine. Le nom provient en fait d'une chaîne de montagnes en Bulgarie, et c'est peut-être le meilleur moyen d'aborder aujourd'hui la région : avec pragmatisme.

« Nous avons hérité de l'histoire de nos parents et grands-parents. Dans chaque famille, il y a des récits tragiques et sombres », admet Nérimane, dans un café de Pristina. « Mais aujourd'hui, il faut cesser d'être romantique, ce qui est trop souvent notre lot dans la région. Il faut en finir avec ces mythes : la Grande Serbie, la Grande Albanie, la Grande Macédoine... », propose-t-elle.

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© Thomas Cantaloube/Mediapart

Affiche d'une pièce de théâtre à Novi Sad (Serbie)

Les habitants de l’ex-Yougoslavie ont-ils le choix ? Ils peuvent, bien entendu, continuer à se quereller et s’entre-tuer, mais le reste de l’Europe ne battra plus les cils pour eux. Nous ne sommes plus en juin 1914. Les Européens ont observé, de loin, les massacres en Bosnie pendant trois ans, et ils se sont contentés de lancer des missiles guidés en 1999, refusant de risquer la vie du moindre soldat sur le terrain.

Désormais, la stratégie de l’Europe et de l’Occident est de « congeler » la région. Faire en sorte que rien de menaçant ne bouge. Déverser un flot de glu diplomatico-financière pour empêtrer les aspirations nationalistes, ethniques ou religieuses. Et faire danser devant les yeux de tous la carotte bleue de l’intégration européenne pour calmer le jeu.

L'utopie européenne

Le Club des 27 comme bouée de sauvetage

Il y a quelque chose d'assez fascinant, de séduisant même, à écouter les citoyens croates, bosniaques, serbes ou kosovars vanter les mérites de l'Union européenne. Comme si le rêve de Jean Monnet revivait dans ces marges du continent, alors qu'il apparaît très souvent oublié, dénigré ou conspué en son cœur historique.

Quand, en France, on n'entend que les mots « réglementations », « néfaste », « carcan », « déficit » ou « imposé », les jeunes des Balkans parlent de « vivre ensemble », d'« abolition des frontières », de « famille commune ». C'est à la fois touchant et naïf.

Depuis l'intégration de l'Espagne, du Portugal et de la Grèce dans les années 80, l'Union européenne est perçue comme le moyen de sortir de la double ornière de la pauvreté et des fins de dictatures.

« Une fois que nous serons dans l'Europe, nous n'aurons plus de raison de nous battre pour un bout de territoire, la reconnaissance d'une langue, la construction d'une église à la place d'une mosquée, et toutes ces balivernes qui nous bouffent l'existence », défend la Bosniaque Azra. Qui tempère aussitôt en faisant référence au cas de la Bosnie, divisée en deux entités qui se querellent sur tout ou presque : « Le paradoxe est qu'il faut nous mettre d'accord pour entrer dans l'Union européenne, mais c'est seulement dans l'Europe que l'on pourra résoudre nos différences. » Peut-être, ou alors peut-être pas.

« Les gens ont une connaissance très réduite de ce qu'est véritablement l'UE », note un fonctionnaire européen en poste à Zagreb. « Parfois, lorsqu'ils en font l'expérience, généralement quand on leur demande de changer leur manière de gouverner, ou alors de fouiller dans leur passé pour faire comparaître quelqu'un devant la justice internationale, ils réalisent que tout n'est pas nécessairement rose dans l'intégration. »

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© Thomas Cantaloube/Mediapart

Tramway à Belgrade...

Après l'élargissement aux anciens « pays de l'Est », la nouvelle frontière est clairement balkanique. La Croatie et la Macédoine ont d'ores et déjà inscrit leur nom sur la liste d'attente, quand la Bosnie, la Serbie, le Monténégro, le Kosovo et l'Albanie sont reconnus comme candidats potentiels.

Ce qui implique une responsabilité pas uniquement pour les postulants, mais aussi pour Bruxelles. Celle de ne pas agiter une carotte inatteignable ou alors non comestible. Les diplomates européens reconnaissent aujourd'hui que l'adhésion de la Roumanie ou de la Bulgarie, par exemple, s'est faite trop précipitamment. Ils ont donc décidé de modifier le processus, en allongeant la liste des critères préalables à satisfaire. Le fauve doit désormais sauter dans les cerceaux. Quitte à se brûler et à devoir renoncer.

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© Thomas Cantaloube/Mediapart

Tramway à Sarajevo...

Chacun des pays de l'ex-Yougoslavie frappe à la porte de la maison bleue et or avec son propre vécu et ses propres désirs. Pour la Croatie, c'est la perspective de rejoindre un club dont elle s'est sentie exclue pendant trop longtemps. Pour la Serbie, c'est un mélange confus de retour aux alliances d'autrefois et de rancœur contre ceux qui l'ont ostracisée depuis 1991. Pour la Bosnie-Herzégovine, c'est l'espoir d'une paix durable en même temps que l'amertume d'accepter la main tendue de ceux qui n'avaient pas levé le doigt en 1992-95.

Sur ce dernier point, Francis Bueb, le Français qui dirige le centre André-Malraux de Sarajevo, a une suggestion : « Que Nicolas Sarkozy viennent à Srebrenica au mois de juillet demander pardon au nom de l'Union européenne dont il assurera la présidence. Qu'il vienne pour le treizième anniversaire du massacre présenter les excuses de l'Europe, qui a laissé un génocide se perpétrer sous ses yeux. Vous n'imaginez pas quelle portée ce simple geste pourrait avoir pour les Bosniaques. Cela panserait bien des plaies et réglerait bien des incompréhensions. »

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Tramway à Zagreb...

Le passé n'est pas passé

La question serbe

Si les ressentiments sont nombreux dans la région, il en est un qui domine les autres : la responsabilité de la Serbie dans ce qui s’est déroulé depuis dix-sept ans. L’incendiaire est clairement identifié, et la date de son forfait connue : c’est Slobodan Milosevic ressuscitant le fantasme de la Grande Serbie le 28 juin 1989, lors de la célébration des 600 ans de la bataille de Kosovo (perdue contre les Ottomans).

Le souci d’empêcher l’éclatement de la Yougoslavie s’est conjugué à Belgrade avec la volonté de créer, par les armes si nécessaire, une nation regroupant tous les Serbes où qu’ils vivent. Aujourd’hui, le tracé des frontières empêche toujours la réalisation de cette ambition. La question est donc de savoir si la Serbie va enfin renoncer à ce projet, et si les Serbes qui vivent en Croatie, en Bosnie, au Kosovo ou au Monténégro vont enfin « apprendre à aimer le pays où ils vivent », comme le formule Asim, un Bosniaque qui a perdu presque toute sa famille dans les guerres des années 90.

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© Thomas Cantaloube/Mediapart

Élections en Serbie

« On dit souvent que tous les problèmes récents de la région ont commencé au Kosovo en 1989, et que tout se conclura donc au Kosovo », rappelle un businessman kosovar récemment rentré au pays. « Mais c'est faux, tout cela se terminera en Serbie ! »

Même son de cloche à Sarajevo lorsque, au lendemain de la signature par Belgrade d'un Accord de stabilisation et d'association (ASA) avec l'Union européenne, Alen explique que c'est une bonne chose : « Tout le monde critique cet accord, qui peut sembler comme un geste de bienveillance immérité à l'égard d'un pays qui ne respecte pas les règles. Mais c'est une chance, car une fois que la Serbie sera en route pour l'Europe, elle ne songera plus à faire la guerre ou à s'immiscer dans la politique de ses voisins. »

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Graffiti "New blue generation" à Zagreb

William Faulkner, écrivant à propos du sud des Etats-Unis, constatait : « Ici, le passé n'est pas passé. » On a parfois ce sentiment quand on parcourt les Balkans. Que de vieilles haines recuites menacent de resurgir pour un rien. Que l'avenir est toujours placé en gage chez un usurier retors.

En même temps, la nouvelle utopie européenne qui s'est diffusée dans la région semble dessiner les contours d'un futur possible. Si l'on considère que la plupart des conflits en Europe, en Afrique et en Orient, résultent des petits arrangements entre puissances européennes maniaques de la carte et du ciseau à la charnière du XIXe et du XXe siècle, ce serait un juste retournement de l'histoire que l'Europe unie parvienne à pacifier les Balkans. Et, du même coup, remise le terme de balkanisation aux oubliettes des souvenirs.

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Concours d'affiche en Croatie

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Yougonostalgie ?

En conclusion, une carte postale sur la "Titostalgie" :

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