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L’esprit critique « littérature » : le cas Carrère et la force de Vazquez

Notre podcast culturel débat de « Kolkhoze » d’Emmanuel Carrère, du nouveau livre de Laura Vazquez, « Les Forces », et de « L’Éducation physique », signé Rosario Villajos.

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« Est-ce que face à l’effondrement de notre civilisation voire l’extinction de notre espèce ce n’est pas être complètement à côté de la plaque d’écrire sur sa petite vie finissante, sur sa petite famille, sur la jeunesse de ses parents ? »

La question que pose, de façon à la fois liminaire et rhétorique, Emmanuel Carrère dans son nouveau livre pourrait s’appliquer à beaucoup de romans de cette rentrée littéraire saturée de figures paternelles et, encore plus, maternelles.

On n’échappera pas, pour ouvrir cette nouvelle saison de « L’esprit critique » littérature, à ce questionnement, puisqu’on évoque aujourd’hui d’abord Kolkhoze, nouvel opus d’Emmanuel Carrère, et les problèmes politiques et littéraires qu’il devrait soulever mais qui demeurent largement enfouis sous un accueil critique bien trop unanime.

Et puisqu’on parle ensuite de deux ouvrages dont les deux narratrices sont également prises dans une gangue familiale, même si l’une parvient à s’échapper grâce à la poésie et à la philosophie, tandis que l’autre est contrainte au retour au bercail en autostop. Le premier s’intitule Les Forces et est signé Laura Vazquez. Le second est titré L’Éducation physique et paraît sous la plume de l’Espagnole Rosario Villajos.

« Kolkhoze »

« Une admirable fresque familiale » pour Télérama, un « voyage virtuose » pour Libération, un « grand Carrère » pour Le Monde, une « déclaration d’amour absolu » pour Le Figaro Concernant le nouvel ouvrage d’Emmanuel Carrère, intitulé Kolkhoze et publié comme les précédents aux éditions POL, la lecture des principaux titres de la presse ressemble à ces affiches de film sur lesquelles les services de com’ n’inscrivent que des termes dithyrambiques en les extrayant – parfois à contresens – ici ou là.

Pour entendre un autre son de cloche, il faut se tourner vers des publications plus confidentielles mais plus incisives. Ainsi du site Collateral où, dans leur édito de rentrée, Simona Crippa et Johan Faerber atomisent une « paresseuse enquête », une « absence d’écriture », le roman « d’un nepobaby, qui fait de la gloire maternelle une manière de rente médiatique sans vergogne », mais aussi et surtout le « jeu trouble » avec l’extrême droite entretenu tout au long de ce récit consacré à sa famille et à sa mère, l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse, famille et figure maternelle ayant d’ailleurs elles-mêmes pu flirter avec les droites radicales.

« Les Forces »

Les Forces est le titre du nouveau livre, publié aux éditions du Sous-Sol, de Laura Vazquez, couronnée du Goncourt de la poésie en 2023, l’année où elle publia une « épopée versifiée » intitulée Le Livre du large et du long.

Les Forces constitue le deuxième roman de Laura Vazquez, après La Semaine perpétuelle, mais il s’agit autant d’une narration à la première personne que d’une réflexion philosophique et polyphonique, composée de nombreuses citations.

Les Forces est composé comme un roman de formation, débutant avec le départ de la narratrice d’une cellule familiale, froide, blanche et propre, et commence par cette phrase : « Les heures étaient longues dans mon enfance, mais je ne me suis pas tuée ? » Mais il est peut-être moins question pour son personnage principal d’un récit d’apprentissage que de désapprentissage, puisqu’il s’agit de se libérer de tout ce que le monde a de normal, d’habituel et de déjà mort, en se livrant, pour ce faire, aux forces de la poésie et du langage, mais aussi du rire.

Pénétrant plus avant dans des univers contaminés par des logiques oniriques permettant de rompre avec un certain réel, la narratrice rencontre au fond d’un bar Claudie, « une vieille lesbienne des temps jadis » qui lui sert de pythie et de conseillère pour l’écriture de poèmes, en lui citant Simone Weil, Plotin ou le mathématicien Alexandre Grothendieck, puis se rend dans une « maison des morts » où toutes les personnes qu’elle croise sont « en train d’essayer de mourir » mais « en utilisant des formes parfaites », ou encore dans un immeuble des « diverses sectes réunies ».

« L’Éducation physique »

L’Éducation physique est le titre du livre publié par les éditions Métailié de l’écrivaine espagnole Rosario Villajos, qui est son premier traduit en français, par Nathalie Serny. II n’est pas sans rapport avec l’ouvrage dont on vient de parler, dans la mesure où il met également en scène une jeune femme, confrontée à un milieu familial étouffant et à un monde social rebutant, même si Rosario Villajos aborde ces thématiques avec moins d’invention poétique que Laura Vazquez.

Ici, le roman se déroule sur un soir de l’été 1994, de 18 h 15 à 21 h 45 précisément, lorsque Catalina, âgée de 16 ans, quitte précipitamment la maison de son amie et se retrouve obligée de faire du stop, dans la crainte de faire de mauvaises rencontres, mais aussi dans la peur de ne pas pouvoir respecter le couvre-feu que lui imposent ses parents. Ces derniers aimeraient la voir rester docile dans la vie repliée que la famille mène, au nom de la grave maladie qu’a eue la narratrice quand elle était enfant, mais surtout de tous les dangers qui guettent un corps féminin dès qu’il se trouve dehors.

Un livre qui porte donc, comme l’écrit l’autrice, sur « la malédiction d’avoir un corps », dans la mesure où si Catalina « continue à le cacher, elle ne le laisse pas exister ; si elle le montre, elle a l’impression qu’il n’existe qu’à travers le regard des hommes ».

Avec :

  • Lise Wajeman, professeure de littérature comparée qui chronique l’actualité littéraire pour Mediapart ;
  • Youness Bousenna, qui chronique l’actualité littéraire pour Télérama ;
  • Copélia Mainardi, qui écrit notamment pour Libération.

« L’esprit critique » est un podcast enregistré par Corentin Dubois et réalisé par Karen Beun.