« L’esprit critique » évoque, en ce jour de Noël mais sans esprit de communion, Le Mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli qui a frôlé le Goncourt et se retrouve avec un Grand Prix de l’Académie française dont on se demandera s’il signale une écriture académique ; puis la republication en Folio poche d’un texte saisissant de Louis Guilloux sur son expérience de traducteur pour l’armée américaine en 1944 pendant laquelle il découvre à la fois la ferveur démocratique et la structuration raciste de ses libérateurs ; et enfin l’ultime et épais roman de l’écrivain espagnol Javier Marías intitulé Tomás Nevinson.
« Le Mage du Kremlin »
Le Mage du Kremlin est le premier roman de Giuliano da Empoli, conseiller politique d’origine suisse et italienne, qui a déjà publié plusieurs livres mais jusqu’ici seulement des essais, notamment Les Ingénieurs du chaos, qui dressait le portrait des nouveaux acteurs de la propagande politique qui, en Italie, en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou en Europe de l’Est, évoluaient dans l’ombre des Trump, Salvini, Johnson ou Orbán.
Le roman, publié chez Gallimard, se trouvait sur la dernière liste du Goncourt, et faisait figure de favori, mais les jurés se sont ouvertement divisés et il a finalement été coiffé au poteau par le récit de Brigitte Giraud, aidée par le fait que Le Mage du Kremlin avait, quelques jours avant la proclamation du Goncourt, obtenu le Grand Prix de l’Académie française.

Le roman raconte la façon dont Vladimir Poutine accéda au Kremlin et exerça alors son pouvoir, de la guerre en Tchétchénie aux Jeux olympiques de Sotchi, à travers le récit qu’en fait au narrateur Vadim Baranov, ancien producteur de télé-réalité devenu l’éminence grise de Poutine, le « mage du Kremlin » ou le « nouveau Raspoutine ».
Le personnage est inspiré de Vladimir Sourkov, ancien conseiller de Poutine, notamment sur l’Ukraine, aujourd’hui à peu près disparu des radars. Ici, l’alter ego de fiction de Sourkov croise des personnages bien réels et désignés par leurs véritables noms, de Vladimir Poutine à Boris Berezovsky en passant par l’homme d’affaires Mikhaïl Khodorkovski.
Le livre, publié à la mi-avril dernier, arrive chargé de la réalité de la guerre déclenchée par Vladimir Poutine en Ukraine et a été largement lu comme une plongée dans le système de pensée et la pratique du pouvoir du maître du Kremlin, qui demeure pourtant une boîte noire.
Écouter la première partie de l’émission consacrée au roman de Giuliano da Empoli, Le Mage du Kremlin.
« O.K., Joe ! »
« L’esprit critique » évoque exceptionnellement un livre de poche et un auteur mort, en l’occurrence O.K, Joe !, de Louis Guilloux né en 1899 à Saint-Brieuc et mort en 1980 dans cette même ville, avant tout connu pour son roman Le Sang noir, le récit d’une journée de l’année 1917 dans une ville de province à l’arrière du front dans laquelle exerce le professeur de philosophie Merlin, surnommé « Cripure » en référence à La Critique de la raison pure.

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Ici, le conflit qui sert de toile de fond à l’écriture n’est pas la Grande Guerre, mais la Seconde Guerre mondiale, puisque Louis Guilloux fait le récit de son engagement, en 1944, en qualité d’interprète, par l’armée américaine. Alors que la Bretagne, à l’exception de Brest, est libérée, Louis Guilloux, grâce à ses compétences en anglais, participe aux enquêtes et aux procès de G.I. accusés le plus souvent d’avoir violé des paysannes.
Cette justice auxiliaire et d’exception est aussi une justice expéditive qui, tout en respectant le droit, n’hésite pas à appliquer la mort par pendaison. Or, il se trouve qu’elle ne juge et ne condamne que des Noirs, suscitant le trouble chez l’écrivain.
Ce bref récit est republié chez Folio avec une préface inédite de l’écrivain Éric Vuillard, qui dit ceci : « Pour écrire un livre, il faut parfois trente ans. Le temps de subvertir les formes existantes, le roman, le reportage, l’autobiographie, le temps de saisir, au plus près de la phrase, que l’imagination et le réalisme, que la fiction et le récit ne sont pas les catégories déterminantes, n’offrent aucun recours, que seules la narration et l’écriture promettent une forme de dénouement aux contradictions qui tourmentent, aux scrupules qui empêchent. »
Écouter la deuxième partie de l’émission consacrée à O.K, Joe !, de Louis Guilloux.
« Tomás Nevinson »
Tomás Nevinson (Gallimard) est le titre du dernier livre de Javier Marías, et un des noms de son personnage principal qui en possède plusieurs puisqu’il évolue dans le milieu de l’espionnage. Ce roman traduit de l’espagnol par Marie-Odile Fortier-Masek est l’ultime livre de l’écrivain, traducteur et chroniqueur qu’était Javier Marías puisque ce dernier, longtemps placé sur la liste des nobélisables, est mort d’une pneumonie subite en septembre dernier à l’âge de 70 ans.

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On retrouve ici plusieurs des thématiques qui ont tissé la littérature de Javier Marías : l’importance de la langue anglaise, le monde de l’espionnage et le motif de la trahison, qui traverse une grande partie de ses livres et que l’écrivain ancre dans la façon dont son père, un républicain espagnol, avait été dénoncé par son meilleur ami et livré aux phalangistes comme agent de Moscou, le forçant à fuir : une histoire transposée dans son texte intitulé Fièvre et lance publié également chez Gallimard en 2004.
Ici, l’intrigue est relativement simple même si le livre est très épais, avec plus de 700 pages. Un ancien espion longtemps employé par les services secrets britanniques, qui a pensé prendre sa retraite dans son Espagne natale, est recontacté pour une nouvelle mission : repérer qui, parmi trois femmes installées dans une petite ville d’Espagne, pourrait être en réalité une militante de l’ETA impliquée dans un sanglant attentat commis dix ans auparavant.
Écouter la dernière partie de l’émission consacrée à Tomás Nevinson de Javier Marias.
Pour discuter de ces trois livres :
- Lise Wajeman, professeure de littérature comparée qui chronique l’actualité littéraire pour Mediapart
- Blandine Rinkel, écrivaine, musicienne et critique.
- Louisa Yousfi, que vous pouvez notamment écouter sur le site Hors-Série.
« L’esprit critique » est enregistré dans les studios de Gong par Karen Beun et réalisé par Samuel Hirsch.