Dans La Littérature à quel(s) prix ? Une histoire des prix littéraires (La Découverte, 2013), la chercheuse Sylvie Ducas enquêtait sur les effets structurants des prix littéraires sur la littérature et les écrivain·es, en rappelant qu’ils constituent une « exception française », que l’on ne retrouve dans aucun autre pays, puisque 2 000 sont distribués chaque année : un nombre qui ne cesse d’augmenter, au rythme où les instances qui les décernent se diversifient et se démocratisent. Et en soulignant qu’en dépit des petits arrangements entre amis qui les sous-tendent, la valeur marchande et la valeur littéraire des livres ne s’opposent pas systématiquement terme à terme.
« L’esprit critique » de cette semaine évoque donc trois des principaux prix littéraires décernés cet automne : le Goncourt attribué à Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea, publié aux éditions de l’Iconoclaste ; le Médicis, qui récompense Que notre joie demeure de Kevin Lambert, paru aux éditions du Nouvel Attila ; et enfin le prix Femina étranger, remis à la romancière états-unienne d’origine amérindienne Louise Erdrich pour La Sentence, publié chez Albin Michel.
« Veiller sur elle »
Le prix Goncourt a été décerné au roman Veiller sur elle, signé Jean-Baptiste Andrea et publié aux éditions de l’Iconoclaste. Jean-Baptiste Andrea faisait partie des outsiders d’une dernière liste comprenant le livre phénomène de la rentrée, Triste Tigre, de Neige Sinno, et les derniers ouvrages des romanciers poids lourds Éric Reinhardt et Gaspard Koenig. Il aura fallu 14 tours de scrutin et la voix prépondérante du président du jury Goncourt pour départager Jean-Baptiste Andrea de ses concurrents.
Sur près de 600 pages et une grande partie du XXe siècle, on suit dans ce quatrième roman de Jean-Baptiste Andrea un triple destin : celui d’une statue surveillée de près par les autorités ecclésiales ; celui de Mimo, né pauvre et nabot mais sculpteur de génie, et celui de Viola, la jeune héritière et apprentie sorcière de la grande famille des Orsoni : deux jeunes gens qui s’attirent, se rapprochent, se perdent, se retrouvent…
« Que notre joie demeure »
Que notre joie demeure est le troisième roman de l’écrivain québécois Kevin Lambert (lire notre recension ici). Le livre, publié aux éditions du Nouvel Attila, a reçu à la fois le prix Médicis et le prix Décembre. À travers le portrait d’une « starchitecte » partie de rien, arrivée très haut et attaquée au faîte de sa gloire, il décrit spatialement et cliniquement la violence politique et économique de nos villes.
L’architecte, nommée Céline Wachowski, a parsemé la planète de ses créations, publié des best-sellers, anime une émission à succès sur Netflix mais n’a jamais construit dans sa ville natale, Montréal, avant de se voir proposer par la firme Webuy la réalisation de son nouveau siège social. Mais le projet devient l’emblème de la gentrification (embourgeoisement) des quartiers populaires, et l’objet de contestations violentes, au point que l’architecte est bientôt renvoyée de sa propre entreprise.
« La Sentence »
La Sentence est le titre du nouveau livre de l’écrivaine Louise Erdrich, publié chez Albin Michel et traduit par Sarah Gurcel, qui vient d’obtenir le prix Femina étranger. Cette « sentence » perd en français le double sens qu’elle possède en anglais, puisqu’il peut s’agir autant de la peine de prison auquel Tookie, personnage principal et narratrice de l’ouvrage, a été condamnée pour un recel de cadavre contenant de la cocaïne dans ses aisselles, que la phrase des livres que cette même Tookie se met à vendre, après avoir bénéficié d’une liberté conditionnelle, dans une librairie de Minneapolis spécialisée dans les cultures amérindiennes.
Comme son nom ne l’indique pas, Louise Erdrich est d’origine amérindienne, plus précisément descendante des Indiens Ojibwe, le troisième groupe autochtone nord-américain derrière les Cherokee et les Navajo.
Elle constitue l’une des principales voix de cette culture amérindienne, avec une vingtaine de romans à son actif, récompensés par les plus grands prix littéraires, allant du National Book Award pour Dans le silence du vent au prix Pulitzer pour Celui qui veille en 2021.
Elle continue de tenir une librairie spécialisée dans les cultures amérindiennes à Minneapolis, dans laquelle se passe donc son nouveau roman, et où elle apparaît d’ailleurs en filigrane.
Avec :
- Lise Wajeman, professeure de littérature comparée qui chronique l’actualité littéraire pour Mediapart ;
- Blandine Rinkel, écrivaine, critique et musicienne.
« L’esprit critique » est un podcast enregistré dans les studios de Gong par Karen Beun et réalisé par Samuel Hirsch.