Du religieux au politique et retour. Né en Angleterre pour désigner les presbytériens, les puritains ou les quakers qui ne suivaient pas l’Église anglicane, le terme de séparatisme est ensuite passé dans le domaine politique, avant de désigner aujourd’hui principalement l’islamisme. Quelle est la charge historique et politique d’un tel terme ? Et pourquoi remplacer le « communautarisme » par le « séparatisme » ?
Dans son discours tenu à Mulhouse en février dernier, Emmanuel Macron a explicité le choix d’employer un tel mot en lieu et place de celui qui fait figure d’épouvantail républicain depuis les années 2000 : « Je ne suis pas à l’aise avec le mot de communautarisme. […] Parce que nous pouvons avoir dans la République française des communautés. Selon le pays d’où on vient, chacun se revendique d’ailleurs selon la communauté à laquelle il appartient. Il y en a aussi selon les religions. Simplement, ces appartenances ne doivent jamais valoir soustraction à la République. Elles s’ajoutent en quelque sorte. Elles sont une forme d’identité en plus qui est compatible avec la République et il ne s’agit pas ici de les stigmatiser. […] Le problème que nous avons, c’est quand au nom d’une religion ou d’une appartenance, on veut se séparer de la République. »
En première approche, ce glissement sémantique pourrait donc être considéré non seulement comme une manière plus précise de désigner ce qui pose problème dans les pratiques de certains groupes, mais aussi comme la reconnaissance de la diversité culturelle et identitaire de la France, à distinguer elle-même d’un « multiculturalisme » anglo-saxon désignant davantage une organisation institutionnelle liée aux appartenances communautaires.
C’est d’ailleurs d’un bon œil que Mohammed Moussaoui, président du CFCM (Conseil français du culte musulman), perçoit l’évolution sémantique, au motif que ce nouveau terme « ne fustige pas la communauté musulmane qui défend certes ses intérêts, comme d’autres communautés, mais sans repli sur elle-même ».
Le représentant officiel de l’islam de France, sur lequel s’appuie le président de la République, partage ainsi avec ce dernier une vision qui souhaite séparer le bon grain musulman de l’ivraie islamiste, censée se refléter dans la différence entre le lexique de la communauté et celui de la séparation.
Moussaoui juge en effet, dans une tribune publiée par Le Monde à l’occasion du discours de Mulhouse, qu’une « minorité extrémiste manifeste une pratique qui heurte, adopte des comportements qui font de ses membres des personnes à part, en marge de la société. Cette minorité s’active pour élargir son espace d’influence et imposer ses us et coutumes dans des quartiers souvent laissés à l’abandon. Des “caïds” et “émirs” y fanfaronnent en toute impunité, et des jeunes à la dérive y glissent vers le crime ou le terrorisme. Il est d’une nécessité absolue que la République reconquière ces territoires pour le bien de tous les citoyens, à commencer par les musulmans qui sont les premières victimes de ce séparatisme ».
Pourtant, le glissement de vocabulaire n’est pas nécessairement synonyme de mutation positive des pratiques et des imaginaires. Ainsi que le pointait la chercheuse Sarah Mazouz, dans une interview donnée à Mediapart à l’occasion du discours tenu au Panthéon par Emmanuel Macron dans lequel il revenait sur sa définition de la République et fustigeait les « aventures séparatistes », il semble « qu’on désigne les mêmes personnes à travers des mots différents ». Ce qui « paraît très significatif, ajoutait-elle, c’est que, en France, on se pose toujours davantage la question des mots que des usages qui les soutiennent. Il y a une fétichisation des termes qui frôle l’aveuglement ou la cécité sur les logiques sociales et sur le fait que, au-delà des mots, c’est leur usage essentialisant ou naturalisant qui serait à remettre en cause ».
Plus encore, l’usage du terme « séparatiste » par le pouvoir actuel convoque, explicitement ou implicitement, une histoire telle qu’elle en rend l’usage à la fois dangereux et piégé. Sans remonter aux schismes luthériens, le vocabulaire du séparatisme connaît son essor dans l’après-Seconde Guerre mondiale, au moment à la fois de la guerre froide et des luttes de décolonisation, pour désigner des ennemis plutôt que des adversaires et des complices de l’étranger davantage que des citoyens en désaccord avec la République.

Les plus régulièrement visés par un tel terme ont été les mouvements indépendantistes des anciennes colonies françaises. Exemple parmi maints autres, François Mitterrand, ministre de l’outre-mer, puis de l’intérieur et enfin de la justice sous la IVe République, dénonce ainsi les « mouvements séparatistes » en Afrique, qui menacent l’unité de l’Empire français, dans un livre publié en 1957 et intitulé Présence française et abandon (Plon).
Mais c’est son futur grand adversaire, le général de Gaulle, qui acclimate le terme dans l’Hexagone, en dirigeant régulièrement ses flèches contre le « séparatisme communiste ». Dans son discours prononcé à Rennes le 27 juillet 1947, il déclare ainsi que « l’unité nationale » est « en péril par le fait d’un groupement d’hommes, dont ceux qui les mènent placent au-dessus de tout le service d’un État étranger ». Quelques semaines plus tard, à Vincennes, il dénonce « les séparatistes, exploitant les misères et attisant les colères afin que notre peuple en vienne à ce degré de désespoir où il leur serait possible d’établir leur dictature pour mettre la France au service de leurs maîtres étrangers ».
Le terme sera, ensuite, accolé aux mouvements indépendantistes basques, bretons ou corses, pour distinguer les groupes prêts à prendre les armes contre l’État français et/ou exigeant leur détachement de la nation, de revendications davantage fédéralistes ou autonomistes.
Mêlant soupçon d’affiliation à des puissances étrangères et accusation de sécession à la fois identitaire et territoriale, le séparatisme, du fait de sa généalogie martiale, s’inscrit ainsi aisément dans le cadre des propos tenus par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin lorsqu’il affirmait cet été à La Voix du Nord que l’urgence était « d’éviter la guerre civile. Et la pire de toutes : celle née des religions ».
Du séparatisme social au séparatisme islamiste
En deuxième approche, le glissement sémantique de « communautarisme » à « séparatisme » ne constitue donc pas nécessairement un progrès politique. Ni d’ailleurs linguistique, surtout si on se souvient que ce mot risque fort de renvoyer, tout comme « communautarisme », à des réalités états-uniennes difficilement transposables dans le contexte français, sauf à vouloir jouer des inquiétudes et des fantasmes qui parcourent la République française dès qu’on se réfère aux actions des minorités outre-Atlantique.
La notion de séparatisme, aux États-Unis, possède en effet une histoire longue liée au combat des Noirs, dont beaucoup revendiquèrent le terme, sans lui donner d’ailleurs toujours le même sens.

Pour Marcus Garvey, imprimeur noir jamaïcain qui fonda en 1914 l’UNIA (Association universitaire pour l’amélioration de la condition des Noirs), rapidement devenue la principale organisation noire des États-Unis, cela voulait dire très concrètement le retour en Afrique. Une proposition fustigée par d’autres militants, au premier rang desquels C.L.R James, qui jugeait que « ce ne sont là que de pitoyables âneries » tout en reconnaissant que Garvey avait ainsi accompli une chose importante : « donner aux Noirs américains la conscience de leurs origines africaines et suscité pour la première fois un sentiment de solidarité internationale parmi les Africains et les gens d’origine africaine ».
Quelques décennies plus tard, pour le Black Power et Nathan Hare, l’une de ses figures emblématiques, cela signifiait une « révolution noire par le développement séparé de la communauté africaine-américaine et la remise en question de la non-violence au profit de l’autodéfense armée ». Même si ce professeur de sociologie à l’université Howard, boxeur professionnel et pionnier des black studies, jugeait, contrairement à la stratégie radicalement séparatiste d’un Malcolm X par exemple, que « l’intégration et la séparation sont des moyens vers une fin, et tendent à perdre leur efficacité lorsqu’elles deviennent des fins en elles-mêmes ».
Si l’on met de côté quelques militants régionalistes, cette revendication de séparatisme par des minorités est inexistante en France, y compris chez les petites fractions de l’islam politique ou religieux dont les pratiques peuvent correspondre à l’accusation.
Dans ce contexte, l’exécutif actuel s’emploie, régulièrement, à expliquer que le terme de séparatisme ne vise pas seulement les musulmans, et insiste souvent sur le fait qu’une Église évangélique a récemment été fermée au nom de la lutte contre ce phénomène.
C’est pourtant bien l’islam qui se trouve au centre de ces débats politiques et terminologiques, comme le montre la façon dont le terme a réémergé dans la sphère publique ces dernières années, avant même que le pouvoir macronien ne s’en empare à son tour.

Le mot, dans les années 2000, appartient en effet principalement au registre de la géographie sociale, qui fait alors florès pour décrire les évolutions d’une société française dont la structuration en classes s’est brouillée sans que les effets de domination aient disparu. L’Atlas des nouvelles fractures sociales, publié en 2004 par les éditions Autrement, cartographie les nouvelles ségrégations socio-spatiales entraînées par la métropolisation. Et l’ouvrage d’Éric Maurin, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, publié par Le Seuil en 2007, décrit une société française traversée de logiques de fuites multiples.
Dans les années 2010, surtout après les attentats commis au nom de l’islam, l’accusation de séparatisme est reprise par celles et ceux qui soupçonnent une partie des musulmans d’être en rupture avec la société française. En 2017, Élisabeth Badinter préface ainsi le livre Une France soumise (Albin Michel) de Georges Bensoussan, l’auteur (alors sous pseudonyme) des Territoires perdus de la République et décrit ainsi l’islamisme : « une seconde société tente de s’imposer insidieusement au sein de notre République, tournant le dos à celle-ci, visant explicitement le séparatisme voire la sécession ».
Mais c’est surtout depuis 2018, avec l’appel des 100 intellectuels « contre le séparatisme islamiste », signé dans Le Figaro par Pascal Bruckner, Luc Ferry, Alain Finkielkraut, Bernard Kouchner, Élisabeth Lévy, Pierre Nora, Yann Quéffelec ou Pierre-André Taguieff, que la liaison est faite. Au risque non seulement de l’amalgame entre islam et islamisme qui parcourt la tribune, mais aussi de l’incompréhension vis-à-vis de certains phénomènes politico-religieux qui percutent la société française.
L’islamologue Rachid Benzine s’inquiétait ainsi, dans une tribune récente, que le mot saisisse mal une réalité où si « certains groupes musulmans fondamentalistes, particulièrement ceux qui se réclament du salafisme wahhabite, sont dans une démarche de rupture avec le fonctionnement du reste de la société », d’autres, comme les Frères musulmans, prônent non « une séparation d’avec la société, mais une islamisation – selon leur conception particulière – de plus en plus importante de cette société ».
Une inquiétude redoublée, selon lui, par l’emploi d’un vocable jusque-là utilisé pour désigner des mouvements régionalistes, basques, bretons ou corses, agissant pour une sécession à la fois territoriale, politique et culturelle. Ne prend-on pas le risque que cette nouvelle terminologie, interrogeait l’islamologue, « soit, de fait, intégrée par des groupes de la population musulmane qui sont de plus en plus en rupture avec notre société du fait des influences idéologiques reçues, mais aussi en raison des discriminations subies ? »
Le choix de l’emploi du terme « séparatisme » s’inscrit aussi dans un vaste débat sur le diagnostic des maux – influences idéologiques ou discriminations – ayant nourri le terrorisme islamique qui a frappé la France depuis 2012.
Là où certains chercheurs, derrière Olivier Roy ou François Burgat, pointent en priorité les causes sociales ayant nourri le djihadisme et la mobilisation d’un registre islamique pour exprimer un ressentiment plus général vis-à-vis de la France, d’autres, à l’instar de Gilles Kepel, soulignent avant tout la radicalisation de l’islam hexagonal sous influence étrangère, et le rejet afférent des principes républicains.
Une thèse développée notamment par Bernard Rougier dans un livre problématique à la fois idéologiquement et scientifiquement, intitulé Les Territoires conquis de l’islamisme (PUF) et publié au début de cette année, quelques semaines seulement avant le discours de Mulhouse dans lequel Emmanuel Macron mettait pour la première fois en avant ce terme de séparatisme.

L’emploi de tel ou tel mot ne dit pas tout d’une politique. Quoi qu’il en soit, il n’est pas certain que l’ancien premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, ait tout intérêt à en revendiquer la paternité comme il l’a fait dans un tweet publié juste après le discours au Panthéon vendredi dernier…