Arts Analyse

Un festival, cet enfer si banal où on est si bien

Quinzaine des réalisateurs, troisième épisode. La présentation, samedi 16 mai, de Like you know it all du coréen Hong Sang-soo, dont le héros est juré d'un festival. Mesquineries, jalousies, mensonges, rivalité, revanche : ces démons minuscules sont décrits avec amour, dans un style minuscule, tout de zooms tremblés. C'est l'occasion de dire quelques mots des festivals en général et de faire le point sur une sélection en plein renouveau.

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L'occasion est trop rare, il serait dommage de la laisser passer. Dans Like you know it all, Hong Sang-soo emmène son héros en festival. De cinéma. Où celui-ci, cinéaste, est invité comme juré. Il y a tout dans ce film. Les compliments faits à un critique dont en vérité on ignore jusqu'au nom. Les poignées de main chaleureuses entre cinéastes s'admirant sans se connaître et lâchant la question qui tue : «Vous êtes connu, non ?»

Les mêmes phrases toujours répétées sur les mêmes films, ou sur d'autres. Les soirées, les nuits d'ennui et de boisson, la lumière blafarde des chambres d'hôtel. Les séductions entre artistes et organisateurs, les projections où l'on dort, les retards, les malentendus et, planant au-dessus de tout cela, une ambiance où le glamour vire volontiers au fade. Devient terne, s'éteint. Vous pensez à Hollywood ? Imaginez plutôt un congrès de dentistes.

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Like you know it all.

Cette peinture est juste mais médiocre. Ou plutôt elle le serait, médiocre, si le peintre était autre que Hong. Depuis dix ans, depuis la découverte du Jour où le cochon est tombé dans le puits, celui-ci s'est fait une spécialité de filmer ton sur ton, gris sur gris, la médiocrité et l'ivresse de héros à qui leur métier – le cinéma, le plus souvent – ne permet pas d'échapper aux terribles sommations du banal.

Hong ne filme pas la machinerie du cinéma, il n'en montre que le souci, les menues négociations, la passion devenue manière d'être. Avoir approché cet art et cette pratique comme la banalité même, l'ombre d'un rêve qui ne décolle jamais mais est toujours là, c'est à l'évidence une des grandes conquêtes de Hong Song-soo. Du cinéma des années 2000 en général.

Affects négatifs

Chez Hong, si l'ivresse est médiocre, la médiocrité est ivre, aussi bien. Qui, mieux que les cinéastes coréens, de Hong à Bong Joon-ho, dont Mother était présenté samedi à «Un certain regard», sait filmer les visages des hommes pris de boissons, s'affaissant, s'écrasant dans un coude, se renversant abandonnés sur la banquette en skaï ? Personne. Qui, mieux que les Coréens, sait les montrer à table ? Personne. Qui, encore, mieux que les Coréens, sait montrer les pleurs des hommes quand ils sont éconduits, leurs plaintes de séducteurs imbibés, leurs cris et leurs giries, leurs airs de chiens battus d'avance ? Personne. Qui, mieux qu'eux, regarde en face la nullité des mâles ?

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Like you know it all.

Tout cela est affreusement commun, mais tout cela est fascinant, aussi bien. Il suffit de regarder n'importe quel reality-film à la française ; il suffisait, hier, de rester dans la salle de la Quinzaine pour assister à la projection de Go get some Rosemary (Josh et Benny Safdie), exercice réussi mais typique de cinéma indépendant new-yorkais, énième traité de la débrouille, pour réaliser l'évidence : la Corée est aujourd'hui le seul pays où les affects négatifs sont aimables.

Mesquineries, jalousies, mensonges, rivalité, esprit de revanche : ces démons minuscules sont décrits avec amour, dans un style lui-même minuscule, tout de zooms tremblés et de recadrages fébriles. Le non-style des vrais stylistes. La vie banale bégaie, la moindre phrase est prononcée au moins deux fois, les pierres riment, les menus, les boissons, les sentiments aussi... La prétention à l'unique – l'incroyable refrain sur «l'âme sœur» –, revient sans cesse, chacun la ressasse jusqu'à la lie.

C'est une sorte d'enfer, de jour sans fin, mais l'on y est bien, car Hong est un dieu de la répétition. Tellement doué qu'il fallait sa recommandation pour oser aborder, sans rougir, la réalité terre à terre d'un festival comme Cannes.

La Quinzaine, un bilan

Trois jours de suite que je rends compte de films montrés à la Quinzaine des réalisateurs. Cela mérite au moins un mot d'explication. Il n'est sans doute pas ébouriffant d'affirmer que, depuis qu'Olivier Père en a la charge, la Quinzaine est devenue la meilleure sélection du festival.

Qu'est-ce à dire ? Non pas seulement que les films y sont meilleurs qu'ailleurs, mais que la Quinzaine propose ce que les autres sélections ne proposent plus, hormis l'ACID : une programmation. Un choix qui vise, sinon une cohérence, une certaine idée du cinéma contemporain, un rassemblement d'affinités. Coppola, Suwa, Hong ont en commun d'être de grands méconnus : acclamés en festival, mais de moins en moins vus en salles. On pourrait ajouter les noms d'Albert Serra, de Jerzy Skolimowski ou de Miguel Gomes.

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Like you know it all.

Cette disproportion est le nouveau mal du siècle, sur lequel je reviendrai demain, après le bilan des Etats généraux de l'action culturelle que le Blac va proposer cet après-midi. Surtout, Père, qui s'apprête à prendre la direction du festival de Locarno, est arrivé au bon moment. Au moment où la défense des grands auteurs de la cinéphilie pouvait, ou devait aller de pair – gag –, avec l'ouverture à des cinéastes plus jeunes, issus de l'art.

Il a profité de ce mélange, rendant plus excitants les grands anciens et plus respectables les nouveaux venus. L'a-t-il prémédité ? L'époque, sans doute, a parlé à travers lui. Le temps passe vite, la Quinzaine future reste à inventer.

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Depuis le 7 janvier 2023 notre confrère et ami Mortaza Behboudi est emprisonné en Afghanistan, dans les prisons talibanes.

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