Le 60e anniversaire des accords d’Évian, qui scellaient le 18 mars 1962 la fin de la guerre d’Algérie et ouvraient la voie à l’indépendance du pays après 132 ans d’oppression coloniale, survient dans une société française traversée par l’expression publique d’un racisme assumé et d’une nostalgie décomplexée pour la colonisation.
Pour l’historienne Sylvie Thénault et le politiste Paul Max Morin, rien de surprenant dans un pays qui ne parvient toujours pas à regarder son passé en face, la question coloniale étant intimement liée au racisme. Mediapart a réuni le chercheur et la chercheuse dans l’émission « Écrire l’histoire France-Algérie ».
L’occasion de revenir également sur la politique mémorielle conduite par le président Emmanuel Macron, qui s’est fixé pour ambition de « réconcilier » les mémoires et s’est appuyé sur un rapport commandé à l’historien Benjamin Stora. Nos deux invité·es en dressent un bilan critique.
« Quand vous êtes dans la répétition des discours, le symbolique s’use, et il s’use d’autant plus que les sens des discours ont été complètement divergents puisqu’on a dit à chacun ce qu’on pensait devoir lui dire », déplore Sylvie Thénault.
« Le point aveugle reste la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, qui est une forme de réparation. Cela ne figure pas dans le rapport Stora, ni dans les discours du président, qui emploie très peu le mot “colonial”, très peu le mot “racisme” », pointe Paul Max Morin.
- Sylvie Thénault est historienne, directrice de recherches au CNRS, spécialiste de la colonisation de l’Algérie et de la guerre d’indépendance algérienne. Elle publie Les Ratonnades d’Alger, 1956 (Seuil), une histoire du racisme colonial, un livre qui nous plonge au cœur de la brutalité de la société coloniale en Algérie et retrace les violences racistes qui ont émaillé les obsèques d’Amédée Froger, un des leaders pieds-noirs, fervent défenseur de l’Algérie française, symbole du refus de toute évolution.
- Paul Max Morin est chercheur au Cevipof-Sciences-Po Paris. Il vient de soutenir une thèse sur la mémoire qu’ont les jeunes Français de la colonisation et de la guerre en Algérie. Elle est déployée dans un livre, Les Jeunes et la guerre d’Algérie (Presses universitaires de France) et dans un podcast diffusé sur la plateforme Spotify : Sauce algérienne, « Un voyage dans la part algérienne de la France ».
Extraits de notre émission
Sylvie Thénault : Les sociétés coloniales sont des sociétés qui catégorisent et hiérarchisent très rigidement. La catégorisation de la société coloniale algérienne est tripartite : Européens, juifs et musulmans, pour employer les termes de l’époque. [...] Cette catégorisation, doublée d’une hiérarchisation, est vraiment l’un des moteurs de violence essentiels.
Aujourd’hui, dans la culture politique française, l’héritage est là, dans la reproduction d’une vision de l’humanité en catégories rigidement construites, avec une hiérarchie, entre ceux promis à la stigmatisation, voire à la persécution si certains arrivent au pouvoir, et les autres, dont la domination semble naturelle et doit être défendue.
Documenter le racisme colonial a des vertus pédagogiques. Amédée Froger représentait cette minorité coloniale d’un million de Français [...] sur la défensive, qui ne peut se maintenir qu’à condition qu’on maintienne la majorité algérienne dans l’infériorisation permanente. C’est pour cela que c’est une société de la ségrégation, on dit « musulmans » et on ne dit pas « Algériens ».
Le lien avec aujourd’hui est évident. À l’époque même, Amédée Froger fait partie de ces gens qui se décrivent en danger sous la menace de la submersion démographique algérienne, qui favorisent le terrain idéologique à l’idée du « grand remplacement ». Les partisans de cette fausse théorie du « grand remplacement » d’aujourd’hui peuvent complètement avoir en tête cette société coloniale algérienne et reproduire cette mentalité de minorité coloniale sous la menace de la submersion démographique.
Paul Max Morin : L’idéologie coloniale qui a soutenu la colonisation et le colonialisme n’a pas été déconstruite en 1962. Cela n’a jamais fait l’objet d'un travail politique en termes de parole politique ou de politiques publiques qui feraient comprendre que ce système colonial a été soutenu par un imaginaire racial et raciste, et qu’il doit être déconstruit pour passer dans le monde des indépendances, de l’égalité.
Cette idéologie reste active dans une partie de la jeunesse minoritaire, principalement chez les jeunes qui se positionnent à l’extrême droite ou dans une partie de la droite. Ils vont déployer un discours en trois temps : refuser tout regard critique sur le passé car ils pensent que cela va disloquer la nation, stigmatiser les descendants d’immigrés associés de toute façon de manière uniforme aux Algériens, se placer aujourd’hui en tant que victimes de l’histoire, du « grand remplacement », du déclassement, dans une position d’assiégés physiquement et dans l’identité qui, du coup, justifie ce statut de victime, voire parfois le recours à la violence.
Cela reste actif aussi, car les jeunes héritent de ces catégories fixes. Quand on est descendant d’Algériens, de juifs algériens, on va subir le racisme et l’antisémitisme, conséquences de cette histoire. Les Européens ne sont pas devenus racistes par nature. C’est en faisant l’esclavage et la colonisation que ces techniques de gouvernement, cette idéologie ont été inventées.
Ces descendants doivent négocier une fluidité des identités, combattre le racisme, l’antisémitisme dont ils sont victimes ou parfois témoins dans leurs familles, quand ils sont dans des familles de pieds-noirs, par exemple, et qu’ils voient des grands-parents parler de manière négative des Algériens ou des descendants d’Algériens.
> Cette émission peut aussi s’écouter en version audio.
> Retrouvez ici notre dossier « Écrire l’histoire France-Algérie ».