Culture et idéesAnalyse

Alain Resnais, est-ce que cela ne ressemble à rien?

D'après L'Incident de Christian Gailly (Editions de Minuit). Réalisation : Alain Resnais. Présenté ce mardi soir à la presse, Les Herbes folles (Compétition officielle) ne ressemble à rien. Rien que quiconque ait déjà lu, vu, entendu. Ce film ressemblerait-il alors à rien, carrément ? On pourrait le croire, à voir la procession de mines hagardes descendre les marches de l'amphithéâtre Debussy. A chaud, les lumières de la salle à peine rallumées, essai pour se pencher au-dessus du gouffre.

Emmanuel Burdeau

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Les deux policiers – Mathieu Amalric et Michel Vuillermoz – s'appellent de Bordeaux et d'Orange, c'est un signe. Rattrapons-nous donc pour commencer à la branche la plus solide : la couleur, les couleurs. C'est un étrange monde, celui où Les Herbes folles font pousser leur histoire de sac volé, de portefeuille retrouvé et des enchaînements consécutifs à cet incident. Le sac est jaune, le portefeuille rouge. Vifs. Boutiques, voitures, vêtements brillent. Le jaune et le rouge, mais aussi le vert et le bleu pètent. Un peu trop.

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C'est un monde modèle, comme on parle d'appartements modèle. Une friandise, une vitrine. Un monde aussi faux que celui de Cœurs : que du décor. Un monde dont les teintes virent au publicitaire : chaque objet est nimbé d'une auréole, presque d'une étiquette. Nous sommes dans la banlieue sud de Paris, entre Sceaux et L'Haÿ-les-Roses, mais les voitures ressemblent à des bolides de l'Espace. L'aviation est le hobby de l'héroïne, Marguerite Muir, ciel et nuages sont omniprésents, sur les murs et tout là-haut. A travers les vitres, rues et paysages défilent sur coussins d'air, sans réalisme. Les Herbes folles est un film de science-fiction. Une nouvelle tentative, et pas la moindre, pour faire un cinéma adéquat à ce que vous et moi regardons le plus, aujourd'hui. Quoi ? L'écran de notre ordinateur, ben voyons.

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On peut dire les choses autrement. André Dussolier joue Georges Palet, l'homme qui retrouve le portefeuille : ses cheveux sont jaune paille. Sabine Azéma joue Marguerite Muir. Ses cheveux ont la même couleur que dans Cœurs : rouge. La première fois que la caméra s'approche d'eux, la voix off par Edouard Baer – oui, Edouard Baer est chez Alain Resnais – parle d'un soleil d'automne.

L'hypothèse pourrait être alors que les couleurs du film ont été choisies pour aller avec la nouvelle couleur de cheveux de celle que Resnais aima (aime encore ?). Et que tout ce qui flotte, dans Les Herbes folles, les voix off, les légers retards d'émotion, les mots oubliés et répétés, toute cette absence fruitée relève un défi : tourner autour, accumuler volutes et loopings sans jamais toucher tout à fait le corps vieilli de l'actrice.

Allô ? Qui est à l'appareil ?

Les mots, parlons-en. Le texte des Herbes folles est incroyable, il va plus loin que celui d'On connaît la chanson ou de Cœurs. Il y a les demandes qu'on répète ou dont on essaie pour soi-même plusieurs variantes, les questions auxquelles ne répondent que d'autres questions. Il y a les coups de téléphone absurdes au milieu de la nuit. Il y a les phrases interrompues en plein vol : formules toutes faites, formules aussitôt défaites. Il y a les hésitations, les redites, les brusques colères, les aveux inattendus. Il y a des euh, des ah, des bof, des ben voyons...

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Six fois de suite, il y a dans le cabinet de la chirurgien-dentiste, Mlle (Mme ?) Muir, la même mise en garde, la même plainte, bouche envahie et main levée : «Vous me faites mal.» Il y a la voix caressante-chantante d'Edouard Baer, le mot fin qui clignote sur le dos de Dussolier avant, dix minutes plus tard, de réapparaître pour disparaître dans le Noir. Il y a, sans un mot de préambule, les mots de Flaubert écrits en très gros : «N'importe, nous nous sommes bien aimés» (était-ce l'exergue au beau roman de Gailly ? je crois me souvenir que oui).

Honnêtement. Sans rire. Cela ne fait pas un dialogue. A peine un chant. Troué. Canon toujours repris. Bégaiement. Mots de tout le monde devenus mots de personne. C'est à la fois très drôle et haletant. Quasi. (Ces dernières lignes sont un pastiche de Gailly).

Âge, trucages

Trente ans qu'Alain Resnais n'était pas allé à Cannes : la dernière fois remonte, sauf erreur, à Mon oncle d'Amérique, 1980. Resnais a aujourd'hui plus de 80 ans. Depuis le triomphe d'On connaît la chanson (1997), il est devenu un paradoxe : un expérimentateur populaire, le seul de tout le cinéma français. Mais pas du cinéma mondial : les hasards du calendrier cannois inviteraient à risquer une comparaison avec Quentin Tarantino, dont Inglourious Basterds sera montré à la presse demain matin mercredi 20 («a été montré», plutôt, à l'heure où vous lirez ces lignes).

C'est une autre merveille des Herbes folles, la profusion de ses inventions formelles. J'ai déjà parlé des effets de texte, à l'image et à l'oreille. La voix off de Baer rencontre par endroits les pensées des personnages. Ailleurs, celles-ci ouvrent une bulle dans un coin de l'image, en un trucage délicieusement désuet. Le monde est un décor, une maquette, dont l'indiscipline des mouvements d'appareil – trajets en grue, immenses plongées, zooms brutaux – vient dénuder les cloisons, accuser la solitude des petits corps, changer la banlieue en Espace.

C'est merveille, mais c'est ce qui surprend le moins dans Les Herbes folles. Ou plutôt, c'est ce qui rapproche le film de Resnais de ceux vus au cours de cette première semaine cannoise. La lumière vive d'Eric Gautier évoque celle qu'il a composée pour Taking Woodstock (Ang Lee, Compétition officielle). Les bulles dans l'image sont aussi celles d'Independencia (Raya Martin, Un Certain Regard). Les effets de typo ont leurs jumeaux dans Vincere (Marco Bellocchio, Compétition).

Dans toute l'histoire de cet art, le cinéma de notre temps est un de ceux qui ont le plus obstinément tenté d'accorder la tradition et la recherche, le réalisme primordial de l'appareil cinématographique et la fantasmagorie des effets spéciaux. Unité du documentaire et de la fiction : comme genres, et surtout comme postulations d'art. C'est l'un des traits qui rapprochent notre époque du muet : naïveté (ironique ?) de la narration, audace de l'invention formelle. Autant dire qu'à sa manière, chaque cinéaste se rêve aujourd'hui en expérimentateur populaire ? Autant le dire. Sauf que tous n'ont pas la chance d'être Resnais ou Tarantino.

Angoisse, plaisir

Comme beaucoup de films de Resnais, Les Herbes folles est un film de comique et de terreur. De désespoir et de divertissement. Pourquoi Dussolier s'énerve-t-il comme ça ? Pourquoi insiste-t-il tant pour rencontrer Marguerite ? Est-il un ex-assassin ? Mais non, il est si doux, si confiant... Le casting rassure, les couleurs sont acidulées, mais pourquoi phrases et scènes s'arrêtent-elles en cours de route ? Et pourquoi la caméra monte-t-elle si haut ? Et l'avion des dernières minutes, vers quel abîme fonce-t-il ?

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Questions sans réponse. Questions sans questions, même. Questions rendues au silence avant la survenue du point d'interrogation. Angoisse. Et plaisir. S'il y a une chose qui est sûre, dans Les Herbes folles, c'est en effet le plaisir qu'y ont pris Resnais et les siens, les acteurs, le compositeur Mark Snow, le monteur Hervé de Luze, la scripte Sylvette Baudrot, j'en oublie. Plaisir ancien, mais que Resnais tarda à manifester pour lui-même : celui de l'inventeur de formes, de l'amateur de bande dessinée. C'est aussi, depuis deux ou trois films, le plaisir du plaisir, le plaisir du cinéaste ne reculant plus devant les blagues grivoises, la gauloiserie, braguette ouverte ou subite envie de pisser.

Plaisir palpable, aussi solide que le sol sous nos pieds. Enfin, ne parlons pas trop vite. Car le film ne s'appelle pas évidemment pas Les Herbes folles par hasard. Les pelouses sont vert pomme, plus éblouissantes encore que chez Minnelli. Les premiers plans montrent des herbes ayant forcé leur chemin à travers la pierre. Motif moins récurrent que la neige dans L'Amour à mort et surtout dans Cœurs, l'herbe folle reviendra à plusieurs occasions. Pour dire quoi ? L'éternel combat de la forme et de l'informe, sans doute. Quelque chose comme ça. Faire trembler le sol sous nos pas, aimait dire Michel Foucault.

La fin, ou le fin du fin

Il y a deux fins, dans Les Herbes folles. Deux inscriptions du mot «Fin». La première sur le dos de Georges, quand enfin il ose embrasser Marguerite. Le mot clignote, tandis que résonne le jingle d'un grand studio hollywoodien (Fox ? Universal ?). La seconde inscription vient d'abord au premier plan, avant de reculer et de rapetisser à toute vitesse vers le noir, comme tout à l'heure le film s'ouvrait par un zoom sur l'entrée sombre d'une tour. Deux fins : l'une gaie, l'autre triste. L'une appartenant au Cinéma, l'autre au film ?

Au début du XIXe siècle, un critique féroce écrivit de Turner qu'il peignait des images ressemblantes du néant. Dans le verdict il y avait toute la haine possible contre une œuvre commençant de donner congé à certaine tradition figurative. De Resnais on aurait plutôt envie de dire qu'il filme le néant, en effet, le néant qu'il y a sous les mots, les corps et les décors de tous les jours, le néant qui menace dès lors que naît le plus fol espoir : celui d'une rencontre (c'est peut-être le grand thème, la note majeure).

Il faudrait alors ajouter aussitôt que le cinéaste se propose d'offrir, non pas des images ressemblantes, mais au contraire dissemblantes du néant : jolies, souriantes, virtuoses. Aussi improbables et naturelles qu'un bouquet d'herbes folles.