Anna Sam n’est pas là pour jouer les pasionarias. Il ne faut pas compter sur elle pour devenir la porte-parole des caissières de France. Anna Sam, jeune femme de 28 ans, qui a été caissière dans un supermarché de la banlieue de Rennes pendant sept ans, veut d’abord faire de la littérature. Et, si possible, changer le regard que les millions de Français qui se déversent chaque jour dans les grandes surfaces portent sur ces «hôtesses d’accueil» aux gestes de machine, tellement transparentes qu’ils omettent souvent de les voir, sans se rendre compte qu’elles (ou eux) remarquent tous leurs travers.
Ce mercredi, le livre d’Anna Sam, Les Tribulations d’une caissière, sort chez Stock. Elle y raconte, sur un ton enlevé, les turpitudes de la caissière. Les histoires à dormir debout, les clients insupportables, et ce bip bip mille fois répété quand le code-barres passe devant le laser.
L’histoire d’Anna est assez banale. C’est celle d’une étudiante en lettres qui, pour financer ses études, commence à travailler à l’hypermarché du coin. Par hasard. Jusqu’à ce que la grande surface devienne sa vie, malgré un DEA de lettres modernes. Vingt-quatre heures de travail par semaine (avec trois minutes de pause par heure travaillée) pour 680 euros nets par mois. En avril 2007, Anna Sam ouvre son blog. Le titre, «Caissière No Futur», en dit long. Dans son premier post, Anna affirme son projet : décrire le quotidien des caissières, «ces espèces d’automates qui passent les articles aussi vite que possible pour que le client n’attende pas trop».

Le blog est un succès. Les anecdotes d’Anna attirent les internautes. La presse est au rendez-vous. Anna devient un personnage médiatique, comme en témoigne la recension exhaustive des retombées presse sur son site Internet. En janvier 2008, Ségolène Royal, invitée de Vivement Dimanche, l’émission de Michel Drucker, invite Anna sur le plateau.
«Vous êtes la femme des femmes sans voix», lui dit l’ancienne candidate socialiste à la présidentielle, qui vient alors de sortir son livre, Ma plus belle histoire, c'est vous. Royal lui fait même une confidence : en lisant son blog, dit-elle, elle a pris conscience que téléphoner devant la caissière n’était pas très respectueux…
La France s'intéresse enfin à ses caissières
Très vite, les sollicitations d’éditeurs affluent. Anna Sam choisit Stock. Comme elle l’explique à Marlène Benquet, doctorante en sociologie à l’EHESS (l’interview d’Anna Sam par Marlène Benquet est à lire ici, dans l’édition «Le travail en question»), elle cherchait un éditeur qui la laisse «travailler seule». «Ils voulaient conserver le ton léger du blog. Ils étaient d’accord pour faire un livre qui soit drôle. Cela me correspondait complètement.»
Certains passages de Tribulations d’une caissière peuvent d’ailleurs paraître très légers. Mais d’autres, que nous reproduisons avec l’aimable autorisation des Editions Stock, vont au-delà de la simple description des petits travers des clients. Et ils en disent long sur le quotidien des caissières, leurs horaires mouvants, les 6 à 7 tonnes de marchandises qui défilent chaque jour sur leurs tapis roulants et les tendinites à l’épaule, mal récurrent des «hôtesses de caisses».
La médiatisation d’Anna Sam, son livre, tout cela n’arrive pas par hasard. Depuis quelques mois, la France s’intéresse (enfin ?) à ses caissières. Ce qui a changé ? Longtemps silencieuses, elles commencent à élever la voix. Le 2 février, le mouvement national de grève, une première dans la profession, a été extrêmement suivi (à plus de 80%). Les plus grandes enseignes comme Auchan, Carrefour, Leclerc ou Lidl ont été paralysées.
A Carrefour Grand Littoral, dans la banlieue de Marseille, le conflit a même duré deux semaines, comme le racontait Marlène Benquet, dans un article récent que les lecteurs de Mediapart ont plébiscité.
Revendications des caissières : de meilleurs salaires. Mais aussi, plus généralement, de façon plus diffuse, une plus grande reconnaissance. Car les caissières (62% des 636.000 employés de la grande distribution sont des femmes) ne sont pas seulement mal payées (sur la base du Smic horaire, avec beaucoup de temps partiel non choisi et des perspectives d’évolution de carrière quasi nulles). Elles sont aussi des pionnières de la flexibilité : chaque semaine, leurs horaires sont différents, elles travaillent le soir et parfois le dimanche, comme le racontait Anna Sam sur son blog, en mai 2007.

Agrandissement : Illustration 3

Epuisement psychologique
Cette flexibilité et ces exigences de productivité ont des effets importants sur la santé. En 2005, 1,5 million de journées de travail ont été perdues dans la distribution par suite d’accidents du travail (leur indice de fréquence est de 71 dans les hypermarchés, contre 41 nationalement). La même année, 1,4 million de journées de travail ont été perdues à cause de maladies professionnelles.
Les statistiques de la caisse nationale d’assurance-maladie sont effarantes. Rien qu’entre 2004 et 2006, les maladies professionnelles et notamment les troubles des articulations dans les hypermarchés et les supermarchés ont explosé de 44%. Des signes tangibles d’une dégradation des conditions de travail.
Ce constat n’étonne pas Dorothée Ramaut, médecin du travail, qui connaît bien la grande distribution pour y avoir exercé. «Il n’est pas étonnant que dans cette branche 8 salariés sur 10 souffrent de troubles musculo-squelettiques, dit-elle. Ce n’est pas lié aux seuls efforts physiques. Dans d’autres conditions de travail, ces efforts pourraient être supportés par l’organisme. Mais la pression, le manque de reconnaissance et l’absence de temps de récupération les rendent insupportables. La grande distribution n’évoluera que lorsque ces problèmes de santé coûteront de l’argent aux entreprises. Pour l’instant, le stress et les risques psychosociaux ne sont pas reconnus comme maladies professionnelles, donc les directions ne paient pas. Si l’on veut que les choses évoluent, il faut contraindre les entreprises à payer pour les problèmes de santé qu’engendre l’organisation du travail.»
Selon Marlène Benquet la grève de février dernier a également montré que les caissières de Carrefour, au terme d’un long conflit, avaient redécouvert une expérience de revendication collective. Telle n’est pas tout à fait la démarche d’Anna Sam. Au moment de la grève des caissières, elle n’a pas pris position sur son blog. «Je ne suis pas une tribune syndicale», dit-elle. Malgré tout, Anna Sam a eu de la sympathie pour ces anciennes collègues (elle a quitté la grande distribution depuis janvier): «Je ne suis pas syndiquée, je ne suis pas politisée, je raconte des expériences humaines. Ensuite, je trouve très bien que les caissières aient pris la parole. Normalement les caissières ne parlent pas.»