Avec les égoutiers de Marseille : « On peut pas aller sous terre à plus de 60 ans »

Contrairement aux égoutiers de la ville de Paris qui partent à 52 ans, ceux de Marseille, employés par une société privée, doivent attendre jusqu’à 62 ans, 64 si la réforme des retraites est votée… Une aberration pour les ouvriers du Sud, qui racontent toute une vie de labeur sous terre.

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Marseille (Bouches-du-Rhône).– La France compte quelque huit cents égoutiers qui, quotidiennement, arpentent des kilomètres sous terre, dans des postures difficiles, dans le noir, en inhalant parfois des produits toxiques. Paris en compte un peu moins de trois cents, Marseille, une centaine. Yves Biagioni est l’un d’entre eux.

À 50 ans, il travaille dans une station d’épuration marseillaise depuis ses 21 ans. Son père travaillait aussi pour la Seramm, le Service d’assainissement de Marseille-Métropole : il est mort d’un cancer à 60 ans, quelques mois après avoir pris sa retraite. « Alors moi, je profite de la vie. Je pars en vacances quand je peux, je passe du temps avec la famille, parce que je ne sais pas si je vais tenir jusqu’à la retraite », explique l’instrumentiste avec un sourire gêné.

Les égoutiers de Marseille travaillent pour la Seramm qui est une filiale de Suez, géant de l'eau et des déchets. Ils sont des salariés du secteur privé et, pour leur retraite, ils cotisent au régime général. Aussi, ils partent à la retraite comme les autres, à 62 ans, et si la réforme des retraites est votée, ils devront arpenter les égouts jusqu’à 64 ans. « La pénibilité de notre travail n’est pas reconnue, seuls ceux qui travaillent en horaires décalés ont des points de pénibilité mais ils sont très peu nombreux, tous les autres partent à 62 ans », souffle Jean-Christophe Nadal, maçon d’égouts et délégué syndical Force ouvrière de la Seramm.

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Dans les égouts de Marseille. © Egoutiers de la Seramm.

À Marseille, tous les égoutiers regardent, envieux, le régime spécial des égoutiers de Paris, qui peuvent partir à la retraite dès 52 ans, 54 ans si la réforme passe. « Et 52 ans, c’est déjà beaucoup, vu la pénibilité de leur travail, avance Benoît Martin, secrétaire général de la CGT Paris. D’ailleurs, les égoutiers sont très mobilisés à nos côtés contre cette réforme des retraites. » 

Les égoutiers de Paris partent à 52 ans, les Marseillais, dix ans plus tard

Dans le détail, ceux qui peuvent prétendre à une retraite à taux plein à 52 ans sont les égoutiers parisiens qui ont passé douze ans sous terre, dont six années consécutives, et qui ont cotisé, au moins, 32 annuités… soit dix de moins que le régime général et que leurs homologues marseillais. « Nous, on veut que les Parisiens gardent ce régime, parce qu’on ne peut pas travailler dans les égouts après 52 ans, et surtout on veut avoir le même qu’eux », s’accordent à dire les égoutiers marseillais que nous avons interrogés. 

« En fait, alors que le gouvernement veut supprimer des régimes spéciaux, nous on veut en ajouter un et qu’enfin tous les égoutiers aient les mêmes droits », ajoute Jean-Christophe Nadal.

Cette différence de traitement entre les égoutiers de Marseille et ceux de Paris est due au fait que Marseille délègue le service public de l’assainissement à une entreprise privée, la Seramm, quand la capitale s’en occupe elle-même. Aussi, les égoutiers marseillais sont des salariés du privé, qui cotisent au régime général, quand les Parisiens sont des agents territoriaux qui travaillent pour la mairie. « Et la caisse de retraite des fonctionnaires territoriaux reconnaît la pénibilité du métier d’égoutier, alors que la caisse générale non. Donc, on fait le même métier mais puisqu’on est à Marseille, on part dix ans après, à 62 ans, bientôt à 64 », reprend encore le maçon.

À 50 ans, déjà, Yves sent ses articulations qui grincent, ses genoux et son dos qui piquent. « Pour l’instant, ça va et même quand ça fait mal, on continue d’y aller parce qu’on est attachés à notre entreprise et au service qu’on rend aux Marseillais, mais il y a des jours où c’est difficile. » 

Et de décrire sa journée type, de 7 heures à 14 heures, dans une station sous terre : « J’arrive, je me déguise. » Son bleu de travail, son casque, son masque, ses chaussures. « Si je dois descendre beaucoup, je mets d’autres protections encore. » Puis il se rend sur les chantiers, toujours souterrains, où il y a besoin de maintenance : « Mon boulot, c’est de vérifier et réparer les outils de mesure des niveaux d’eau, des températures… Du dépannage, quoi. » 

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De gauche à droite, Mario Murzilli, Jean-Christophe Nadal et Yves Biagioni, salariés de la Seramm. © Khedidja Zerouali / Mediapart

Yves le concède, il se penche et s’accroupit moins que ses collègues égoutiers de fond mais le décor ne change pas : la pénombre, une lumière frontale pour seul éclairage, du bruit qui reste dans les oreilles longtemps après qu’on est remonté à la surface, des odeurs qui remuent le cœur, des rats et des insectes comme compagnons. « Là-dedans, on est minables, ajoute son collègue Mario Murzilli, égoutier de fond. On se retrouve avec des cafards sur nous, c’est la merde. » Et puis, il y a les émanations dangereuses.

Les émanations toxiques, les postures pénibles, le bruit et la pénombre 

Comme leurs collègues, Yves et Mario sont munis d’un détecteur indiquant le niveau d’hydrogène sulfuré (H2S). Dès qu’il sonne, c’est qu’il est l’heure de sortir prendre l’air. En effet, l’inhalation de ce gaz issu de la décomposition des matières organiques, à un certain niveau de concentration, est mortelle. « Et ça sonne souvent, surtout l’été », affirme Jean-Christophe.

« Et il n’y a pas que ça, reprend encore le syndicaliste de FO. Dans les égouts, on retrouve de tout. De l’essence que les gens jettent là après avoir réparé leur voiture, des produits chimiques, des produits ménagers mélangés, de l’huile, des déchets de chantier. Les gens balancent de tout. » 

En 2006 et en 2009, Pascal Wild, chercheur à l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles), a publié des études sur la mortalité des égoutiers et les résultats sont sans appel.

Les égoutiers de la ville de Paris actifs entre 1970 et 1999 ont une surmortalité de 56 % supérieure à celle de la population de Seine-Saint-Denis. Et le pourcentage atteint 97 % si l’on se concentre sur la catégorie d’âge avant 65 ans. « C’est énorme, commentait le médecin biologiste Claude Danglot, retraité du service de médecine préventive de la mairie de Paris auprès de nos confrères de Libération en 2020. Et on leur dit qu’il faut un système de retraite universel… En tant que médecin, c’est un sujet qui me tient à cœur. D’expérience, je connais plusieurs égoutiers qui sont morts avant d’avoir connu la retraite. »

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Dans les égouts de Marseille. © Egoutiers de la Seramm.

Jean-Christophe aussi aurait des exemples à la pelle de collègues morts peu après avoir pris leur retraite, parfois même avant. « Et j’aimerais beaucoup qu’il y ait plus de recherches scientifiques, plus récentes, sur la surmortalité dans notre métier, sur les produits auxquels on est exposé, sur les maladies professionnelles… Parce qu’on sent bien que ces maladies sont liées à notre travail mais c’est difficile de le prouver. »

Pourtant, il l’assure, son employeur met tout en place pour que les égoutiers travaillent en sécurité. « Sauf qu’ils ont beau faire tout ce qu’ils peuvent, c’est le travail en lui-même qui est pénible, et on ne peut pas le faire passé un certain âge. » Et deux de ses collègues égoutiers d’acquiescer.

Avant la Seramm, Jean-Christophe était maçon dans le BTP, « déjà l’un des métiers les plus pénibles, mais depuis qu[’il] fai[t] ce métier dans les égouts, c’est dix fois plus dur. Ça n’a rien à voir ». Il y a les travaux de surface, et ceux de fond, dans les égouts. Ce sont les seconds qui abîment le plus. 

Le représentant syndical mime avec ses bras la galère de ceux qui rampent, dans des égouts hauts de 1 m 20, dans le noir, en tirant derrière eux des seaux de béton de cinq kilos chacun, sur plusieurs dizaines de mètres, tout en supportant le poids des outils. « Qui peut faire ça à 60, 62, 64 ans ? À la Seramm, plus d’une centaine de personnes descendent quotidiennement sous terre et celles-là ne peuvent pas travailler jusqu’à 64 ans. » 

Malgré les conditions de travail infernales, aux vestiaires, des égoutiers de plus de 55 ans revêtent tous les jours le bleu, le masque et les protections avant de s’engouffrer sous terre… Même le dos usé et les poumons fatigués, impossible pour eux de partir avant l’âge légal, parce qu’une toute petite pension abîmée par une décote, c’est l’assurance de se retrouver dans une grande précarité financière. 

Et on ne peut même pas mettre de côté nous-mêmes pour la retraite. Parce qu’avec nos salaires, et vu l’augmentation des prix de tout, c’est impossible de mettre un peu d’argent de côté.

Mario Murzilli, égoutier de fond

Les salaires des égoutiers de la Seramm vont, en net, de 1 500 à 2 000 euros pour les plus anciens. Avec le seul régime général, ces salariés dont la pénibilité n’est pas reconnue touchent, à la retraite, des pensions de 1 000 euros en moyenne. 

« Heureusement qu’on a notre cotisation complémentaire, qui nous ajoute 600 à 700 euros. En fait, on doit capitaliser pour nos retraites, notamment avec les Perco [plans d’épargne pour la retraite collective – ndlr]. De toute façon, on est obligé de faire ça parce que notre pension de base est ridicule », explique Jean-Christophe. « Et on ne peut même pas mettre de côté nous-mêmes pour la retraite, reprend Mario. Parce qu’avec nos salaires, et vu l’augmentation des prix de tout, c’est impossible de mettre un peu d’argent de côté. » 

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Dans les vestiaires de la Seramm. © Khedidja Zerouali / Mediapart

Pour avoir une pension complète, Mario Murzilli, lui, devra travailler jusqu’à ses 67 ans. 

Mario est entré à la Seramm à 29 ans, en 1997, en tant qu’égoutier de fond. Avant ça, il a enchaîné les « petits jobs manuels » mais nombre de ses employeurs d’alors ne l’ont pas déclaré, explique-t-il avec regret. Des trois ouvriers de la Seramm, Mario est peut-être celui qui supporte les conditions de travail les plus difficiles. Ce matin, d’ailleurs, il opérait dans un égout si bas qu’il a travaillé à genoux pendant plusieurs dizaines de minutes.

« La technologie et la sécurité ont évolué, concède Mario, mais en réalité, moi, mon métier n’a pas changé depuis vingt-cinq ans. On est dans les égouts, deux minimum, on remplit des seaux avec le sable qui se retrouve au fond, avec nos pelles, et on les fait remonter dans un godet. Du curage, quoi. » Le godet, le seau, le sable, la pelle : « C’est comme ça qu’on cure le fond des égouts et, ça, ça ne change pas. » 

Les trois salariés de la Seramm ont fait grève à chaque fois que l’intersyndicale a appelé à la mobilisation, ils manifesteront samedi 11 février dans les rues de Marseille et ils arrêteront le travail « à chaque fois qu’il le faut ». Pour eux, d’ailleurs, il serait temps de donner un coup d’accélérateur au mouvement. « On a voulu discuter avec eux, ils ne veulent pas, ils maintiennent leur réforme. Alors on manifeste mais bon, ce qu’on fait là pendant les jours de grève, c’est des promenades plus qu’autre chose, on se promène, voilà… », souffle Jean-Christophe. 

Yves, Mario et Jean-Christophe ont désormais d’autres plans que la discussion avec le gouvernement. « Quitte à perdre du salaire, autant y aller d’un coup et bloquer le pays pour de bon », assume l’instrumentiste. Eux préféreraient une grève dure, interprofessionnelle, qui dure assez longtemps pour bloquer l’économie de la ville et du pays… En attendant que leur syndicat décrète la reconductibilité de la grève, ils continueront de suivre les journées de mobilisation saute-mouton, tout en s’inquiétant de l’amaigrissement des troupes à chaque fois. 

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