Un autre code du travail est possible. Un code qui revient aux fondamentaux : la protection des salariés et non pas la sécurisation des entreprises, nouvelle fonction exclusive que nos gouvernants voudraient lui attribuer. Un code allégé, plus simple, plus court, plus adapté à nos temps modernes puisqu’il est décrié de toutes parts, même à gauche, pour son obésité, sa complexité, son côté dix-neuvième. Un groupe d’universitaires (*), issus de dix universités, auteurs d’une trentaine d’ouvrages de référence et réunis autour du professeur de droit de l’université Paris Ouest-Nanterre Emmanuel Dockès, en fait la démonstration. Une démonstration progressive, car le chantier auquel ils se sont attelés, le même que le gouvernement, qui consiste à réécrire totalement le code du travail, est titanesque.
« L’avant-projet de loi El Khomri est présenté comme le modèle sur lequel un nouveau code du travail doit être réécrit. Or ce projet ne simplifie rien. Le livre sur le temps de travail qu’il refond augmente même en volume. Seuls sont allégés les droits, pourtant déjà bien fragiles, des salariés. Cette pente-là est bien connue, c’est celle sur laquelle le droit du travail glisse depuis une trentaine d’années. Notre projet vise à démontrer que cette pente n’a rien d’une fatalité », annonce en préambule le groupe de recherche baptisé GR-PACT (Groupe de recherche Pour un autre code du travail).
Né à l'automne 2015, à l'heure où les rapports Combrexelle et Badinter/Lyon-Caen portaient la menace sur le code du travail, il n’a « aucun relais ». « Nous ne sommes pas en mission commandée, ni une courroie syndicale, ni une courroie politique », insiste le juriste Emmanuel Dockès. Le GR-PACT, qui avait consulté début décembre les cinq organisations syndicales représentatives (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC), prévoit un site collaboratif pour héberger cette « grosse boîte à idées qui n’est pas un contre-code mais bien un autre code du travail » et dont la livraison finale est prévue en septembre.
Trois principes le guident dans sa rédaction : le respect des fonctions de la loi qui « doit jouer pleinement son rôle aux côtés des autres sources du droit du travail, internationales, européennes, réglementaires et conventionnelles » ; une refonte totale et véritable, « pas un copier-coller des textes antérieurs » ; le renforcement des règles essentielles « directement issues des leçons de l’histoire », mais aussi des propositions nouvelles prenant en compte les mutations et les défis du monde du travail, de la précarité à l’« ubérisation » en passant par la fragilisation de la présence syndicale et de la représentation du personnel.
Ce mercredi, dans un café du XXe arrondissement de Paris, l’équipe de chercheurs a dévoilé l’un de ses chapitres les plus aboutis, celui consacré au temps de travail, sujet éminemment sensible. « C'est l'un des champs les plus complexes et volumineux du droit du travail. La législation actuelle en la matière pèse environ 151 000 caractères soit une centaine de pages et le projet El Khomri n'y change rien puisqu'il a enflé de 27 % », notent les universitaires, qui ont réussi à réécrire ce chapitre en 40 pages. Le document (que Mediapart publie ci-dessous dans son intégralité) reste à compléter, notamment les parties sur les congés payés et sur le travail à temps partiel mais déjà, il dégage une tout autre philosophie que celle au sommet du pouvoir dans l’air du temps néolibéral. Il est carrément à contre-courant et fait le choix de favoriser l'emploi plutôt que l'allongement de la durée du travail.
Droit au temps libre et prévisible, 35 heures renforcées, forfaits-jours encadrés par les CHSCT… Mediapart décrypte trois des mesures phares de ce chapitre d'un code novateur, qui prévoit aussi une sixième semaine de congés payés en échange de l'abandon de certains jours fériés et un congé paternité obligatoire et identique au congé maternité « pour rééquilibrer un peu la situation des femmes et des hommes à l’embauche et aider à mieux répartir le travail domestique au moins lors de la naissance »… La semaine prochaine, le GR-PACT s'isole au fin fond de la Loire, dans un gîte, pour poursuivre la rédaction de cet autre code du travail. Objectif : livrer un chapitre par mois, dont un très attendu texte consacré au contrat de travail.
Un droit au temps libre et prévisible
Le PACT propose de sortir de l’opposition « temps de travail »/« temps de repos », devenue archaïque, et d’instaurer la notion de « temps libre ». « Un changement de terminologie majeur, mais aussi un vrai choix de société qu’il faut protéger du pouvoir de direction de l’employeur », explique Christophe Vigneau, de l'université Panthéon-Sorbonne. Cette notion de temps libre considère que le temps en dehors du travail n’est pas que du repos. Ce peut être une deuxième activité professionnelle mais aussi le temps de la vie familiale, sociale, amicale, de loisirs, sportive, associative, militante…
Ce droit au temps libre, protégé et prévisible, prohiberait « le travail au sifflet » en instaurant un vrai préavis pour toute modification d’emploi du temps, un droit au refus des modifications d’horaires, une sanction pour les interruptions du temps libre par l’employeur, un droit à la déconnexion pendant tout le temps libre, un temps d’astreinte rémunéré au moins au tiers du salarié normal. Avec ces nouvelles règles, l’employeur, qui a aujourd’hui le pouvoir unilatéral de fixer les horaires et d’imposer du jour au lendemain des changements d’horaires, ne le pourrait plus. Et ce serait une réelle avancée notamment pour les salariés les plus fragiles, les plus impactés par l’imprévisibilité de leur emploi du temps.
Les 35 heures renforcées
Le GR-PACT consacre les 35 heures hebdomadaires, cette conquête que François Hollande avait promis de ne pas attaquer. À rebours du gouvernement, qui veut notamment donner aux accords d'entreprise la possibilité d'aller en dessous des taux de majoration des heures supplémentaires qui auraient été décidés par un accord de branche, les universitaires proposent de maintenir le taux de majoration des heures supplémentaires à 25 % et de le passer à 50 % dès la septième heure supplémentaire (au lieu de la neuvième aujourd’hui).
Innovation : ils proposent aussi d’imposer des contreparties en cas de modulation du temps de travail et de conditionner l’annualisation du temps de travail à un passage aux 32 heures. L’idée : rendre plus cher le recours aux heures supplémentaires pour inciter l’employeur à la réduction du temps de travail et à l’embauche de plus de salariés. « Il faut un moyen de pression. Un employeur préférera toujours avoir 3 salariés à 46 heures plutôt que 4 à 35 heures », dit Emmanuel Dockès. Leur code du travail prévoit aussi une rémunération minimale de l’astreinte. Quant à l’augmentation du nombre d’heures maximal quotidien ou hebdomadaire, elle sera conditionnée par une réduction du nombre de jours travaillés sur le mois.
Des forfaits-jours mieux encadrés par les CHSCT
Créé en 2000 après la loi Aubry dans la foulée des 35 heures, le forfait-jour est largement répandu chez les cadres mais aussi de plus en plus chez les non-cadres. Son principe : le temps de travail est décompté en nombre de jours par an, plutôt qu’en heures par semaine, fixé par une convention individuelle avec le salarié concerné, obligatoirement précédée d’un accord collectif d’entreprise ou d’établissement. Soit une très grande autonomie et une très grande souplesse pour le salarié. Mais elle a un prix : des horaires à rallonge, à y laisser sa santé. Le GR-PACT propose de mieux encadrer ce modèle d’organisation sans pour autant revenir à la pointeuse. L’idée : donner des moyens et des pouvoirs aux comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), permettant au salarié de sortir du face-à-face forcément déséquilibré avec l’employeur. Cela passerait par une négociation collective d’évaluation de la charge de travail, un contrôle par le CHSCT du temps et de la charge de travail et la possibilité pour le CHSCT de suspendre les clauses de forfait.
Le projet adopte par ailleurs une définition large du salariat, dans la tradition du livre VII du code du travail. Ce qui permet l’intégration dans le code du travail des salariés "ubérisés". « Cette intégration est indispensable pour que cessent certains abus des plateformes (lock-out illégal décidé par Uber en réponse à un mouvement de grève, baisse unilatérale des rémunérations sans préavis, licenciement par simple déconnexion, sans entretien, préavis, ni motivation). Elle est aussi nécessaire pour que ces travailleurs puissent bénéficier des protections sociales minimales (accident du travail, chômage) », écrivent les universitaires.