Après la Cour de cassation, coup d’arrêt pour l’« ubérisation » ?

La décision de justice historique contre Uber menace le modèle de toutes les plateformes numériques utilisant des travailleurs. L’avenir s’annonce compliqué pour les applis.

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Le coup est dévastateur pour Uber. Sera-t-il mortel pour les plateformes numériques qui opèrent en France ? L’arrêt historique rendu ce mercredi 4 mars par la Cour de cassation contre l’entreprise qui exploite la plus célèbre des applications VTC (voitures de tourisme avec chauffeur) crée un bouleversement majeur pour l’« ubérisation » à la française.

Maintenant que la plus haute instance juridique de l’Hexagone a qualifié de « fictif » le statut de travailleur indépendant sous lequel opèrent tous les chauffeurs VTC ou livreurs travaillant avec des applis, le modèle va devoir changer.

Cette réalité n’est pas seulement française : partout dans le monde, des murs judiciaires sont dressés devant les plateformes numériques. Comme l’a relevé dans Alternatives économiques Barbara Gomes, docteure en droit du travail et auteure d’une thèse sur le sujet (elle est aussi candidate communiste pour l’élection municipale à Paris), en quelques mois, ce sont quatre décisions dévastatrices qui ont été prises en Europe, imposant la requalification des contrats de prestation de service en contrats de travail. Le 23 janvier dernier, le Tribunal Superior de Justicia de Madrid (TSJM) a requalifié en salariés 532 travailleuses et travailleurs de chez Deliveroo. Le lendemain même, la Cour de cassation italienne prononçait une décision similaire au bénéfice de cinq livreurs Foodora. Et le 4 février, c’est le conseil de prud’hommes de Paris qui a condamné Deliveroo pour travail dissimulé, et requalifié le contrat d’un coursier.

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Coursière Uber Eats à Gdansk (Pologne), le 18 juin 2019. © Reuters

Dans la même période, la justice californienne a refusé le recours déposé par Uber et une autre société contre la loi dite « AB5 », votée en septembre dans l’État américain et qui oblige les plateformes à faire de leurs chauffeurs VTC des travailleurs salariés. En novembre, le front était double : l’État américain du New Jersey a réclamé 649 millions de dollars à Uber pour avoir considéré ses chauffeurs comme des travailleurs indépendants, et la ville de Londres a annoncé qu’elle interdisait ses rues aux voitures Uber, pour des raisons de sécurité (l’entreprise a fait appel). L’appli est désormais interdite dans de nombreuses grandes villes, de Francfort à Tel-Aviv, en passant par Barcelone ou Séoul…

« Longtemps, il y a eu une différence de traitement sur ces questions entre les juges américains ou britanniques et les juges français, beaucoup plus frileux lorsqu’il s’agissait de requalifier en contrat de travail. Nous sommes en train d’assister à un retournement : les juges français s’alignent peu à peu sur les Anglo-Saxons », note la sociologue Dominique Méda, qui a récemment coordonné avec Sarah Abdelnour un livre consacré aux travailleurs des applis. Dans un chapitre, Hélène Tissandier et Morgan Sweeney, maîtres de conférence en droit à l’université Paris-Dauphine, revenaient sur les particularités du droit français dans le domaine.

Avec la décision de la Cour de cassation, qui suit un précédent arrêt condamnant Take Eat Easy, et avec le récent avis des prud’hommes de Paris, qui condamne Deliveroo pour travail dissimulé, les choses ont changé. « Depuis quelques mois, l’ambiance n’est plus la même, et les décisions non plus », se réjouit Kevin Mention, l’avocat de plusieurs centaines de livreurs ayant utilisé les applications de Deliveroo, Uber Eats, Stuart, Take Eat Easy ou Foodora.

« Alors que les décisions étaient très difficiles à obtenir il y a quelques années », il indique avoir obtenu ces derniers temps la requalification dans une centaine de cas devant les prud’hommes, principalement à Paris, mais aussi dans d’autres grandes villes. Vendredi, les prud’hommes de Paris ont requalifié d’un seul coup 44 dossiers d’ex-travailleurs de Take Eat Easy (qui a fait faillite en 2016).

La possibilité est désormais clairement sur la table pour tous. « Je conseille à tous les travailleurs qui souhaitent une requalification de la demander d’abord par écrit à l’entreprise avec qui ils travaillent, suggère Fabien Masson, l’avocat qui a porté le dossier du chauffeur victorieux en cassation, Maximilien Petrovic. Sans succès, ils pourront ensuite tous aller devant les prud’hommes. » Et les gains financiers potentiels peuvent être substantiels : heures supplémentaires, congés payés, frais kilométriques pour les chauffeurs VTC, sans compter les potentielles indemnités pour travail dissimulé. Les sommes peuvent vite s’additionner : le livreur ayant fait condamner Deliveroo pour travail dissimulé a empoché en tout 30 000 euros.

Le message a bien été compris par les travailleurs. « Nous avons déjà 20 dossiers en cours aux prud’hommes, et 90 autres sont en préparation active, indique Sayah Baaroun, secrétaire général du SCP-VTC, le syndicat du secteur affilié à l’Unsa. Mais nous espérons avoir 300 dossiers prêts dans les prochaines semaines, et pourquoi pas un millier à la fin de l’année. » Dans quel but ? « L’idée pour nous est claire : noyer la plateforme sous les procédures, pour la forcer à demander des négociations, sous la houlette de l’État. »

Le syndicaliste ne souhaite pas particulièrement la disparition d’Uber : « S’ils partent, un autre prendra la place, et se comportera de la même façon une fois qu’il sera dominant sur le marché. » Il souhaite en revanche imposer un rapport de force pour « discuter de la tarification des courses et des conditions de déconnexion, mais aussi afin qu’une organisation professionnelle de chauffeurs soit partie prenante des décisions ». « Nos relations avec les plateformes vont se rééquilibrer vers une relation plus horizontale », espère-t-il.

Les nuages s’accumulent donc, pour Uber comme pour les autres applications. À commencer par les applis de VTC, comme Kapten ou Bolt. Interrogée par Mediapart, Kapten fait mine de ne pas être concernée. « Kapten a pris connaissance de la décision de la Cour de cassation contre Uber […], déclare-t-elle dans un communiqué. Il est important de rappeler que ce n’est pas une décision contre le modèle des plateformes, mais contre le comportement de l’une d’entre elles envers un partenaire. »

Cette interprétation est erronée : l’arrêt de la Cour de cassation vise très large. « Les termes employés par la Cour sont très généraux et peuvent s’appliquer à bien des cas, explique Kevin Mention. La Cour utilise notamment la notion de “service organisé”, qu’elle n’avait pas retenue dans l’arrêt Take Eat Easy, ce qui ouvre très largement le champ d’utilisation de sa décision. Ces dernières années, des initiatives en tous genres, dans tous les champs professionnels, exploitaient l’ambiguïté de la définition juridique du travail salarié. J’ai vu récemment une entreprise de pressing livré à domicile qui emploie des travailleurs soi-disant indépendants, mais en leur imposant toutes les conditions d’exercice de leur métier ! Cela va devenir beaucoup plus compliqué aujourd’hui. »

Mais la partie ne se joue pas qu’au plan prud’homal. En mars 2018, l’inspection du travail et l’Urssaf avaient déjà épinglé Deliveroo et Take Eat Easy, pour avoir fait passer leurs coursiers pour des indépendants. Les deux administrations jugent que les livreurs sont des salariés comme les autres et que les plateformes se livrent donc à du travail dissimulé en ne payant pas les cotisations qu’elles devraient normalement verser. Le Parquet de Paris a confié une enquête préliminaire sur ce sujet à l’Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI).

Les enjeux financiers sont gigantesques : rien qu’à Nantes, où Take Eat Easy a employé durant quelques mois 111 coursiers à peine, l’Urssaf a adressé à la plateforme (ou plutôt à son liquidateur judiciaire) un redressement de 718 000 euros, au titre des cotisations non payées et des amendes. Ce redressement est contesté en justice par le liquidateur, mais donne une idée des sommes vertigineuses en jeu, si l’on considère que Deliveroo revendique plusieurs milliers de coursiers à Paris.

Pour l’heure, les enquêtes avancent lentement, et les procès pénaux qui devraient être déclenchés se font attendre : Take Eat Easy et Foodora, qui n’opèrent plus en France, respectivement depuis 2016 et 2018, pourraient voir leurs audiences fixées pour la fin 2020. L’enquête concernant Deliveroo, toujours pilotée par le Parquet sans qu’un juge d’instruction ait été nommé, n’avance guère pour le moment.

Mais selon nos informations, l’entreprise doit néanmoins faire face à un gros pépin dans cette procédure : la justice aurait décidé de pratiquer une saisie conservatoire sur ses comptes, et de mettre de côté plusieurs millions d’euros, en attendant l’issue du procès à venir. Deliveroo, qui n’a pas souhaité commenter, n’a pas non plus démenti cette information.

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