Difficile d’y voir clair dans l’évolution du travail dans le capitalisme contemporain. Chacun sent bien que les baisses conjoncturelles du chômage ne règlent pas les questions de fond du chômage de masse. La précarité est désormais une réalité que chacun peut ressentir, mais les travailleurs des plateformes tentent progressivement d’être requalifiés par la justice en salariés. Beaucoup craignent la mécanisation, mais le « grand remplacement technologique » ne semble dans la réalité qu’un mythe.
Dans son ouvrage publié récemment aux éditions Amsterdam et titré Le Futur du travail, Juan Sebastián Carbonell apporte une réponse systémique à ces questions et nous aide à y voir plus clair. Ce texte part d’un constat : celui du « décalage abyssal entre les pronostics sur la fin du travail et la réalité du terrain ». L’idée de la fin du travail est en effet centrale aujourd’hui dans la pensée politique.

Certes, le débat atone de l’actuelle élection présidentielle lui fait sans doute moins de place qu’en 2017 lorsque Benoît Hamon prônait un revenu universel financé par une « taxe sur les robots ». Mais lorsqu’on regarde de près, ce spectre de la disparition du travail reste central dans les programmes. Entre les propositions de réduction du temps de travail et de garantie de revenus à gauche et les propositions de baisses d’impôts et de libéralisation pour favoriser les créations d’emplois à droite, on reste dans cette idée, dominante depuis plusieurs décennies, que le travail salarié est en danger existentiel et qu’il convient donc de le sauvegarder.
Le mythe de la « fin du travail »
Le premier travail de l’ouvrage de Juan Sebastián Carbonell est de démonter un double mythe : celui de la substitution du travail humain par la technique, et celui de la disparition du salariat comme mode de gestion du travail. Sur le premier mythe, l’auteur est particulièrement convaincant : l’autonomie technique n’est pas réaliste. « C’est mal comprendre ce que la technologie fait au travail que de croire que l’automatisation se résume à remplacer un être humain par une machine », souligne-t-il. La technologie conduit souvent à déplacer le travail vers d’autres domaines, moins visibles, mais tout aussi essentiels.
La technologie, rappelle Juan Sebastián Carbonell, a quatre impacts sur le travail : le remplacement, la requalification, l’intensification et le contrôle. L’accent mis sur le premier point permet souvent d’oublier les trois autres qui, en réalité, sont plus importants, précisément parce que la technologie déplace le processus de travail et le modifie. En s’appuyant sur des exemples précis, l’auteur montre que, globalement, « l’automatisation ne provoque pas qu’une disparition de l’emploi, mais une transformation de celui-ci ».
Dans ce processus, le phénomène de substitution du travail par la machine n’est pas toujours celui qui est choisi par le capital. Le développement des caisses automatiques dans les supermarchés est, de ce point de vue, intéressant. Ce dernier n’a pas remplacé le travail des caissières comme on le croyait dans les années 2000, mais il est venu « fluidifier » le passage en caisse pour améliorer la productivité. La baisse des effectifs de caissières, elle, s’explique surtout par l’intensification du travail de ces dernières, selon l’adage « plus de travail pour moins de salariés ».
C’est bien là l’élément-clé sur lequel insiste à juste titre l’auteur : dans le système capitaliste, l’automatisation n’a de sens que si ce processus est rentable. Sa fonction est donc moins de se débarrasser du travail que d’amplifier la soumission de ce dernier à la logique du profit. C’est bien pour cette raison qu’il existe une décorrélation entre la technologie et ses applications industrielles.
Décorrélation sur laquelle insiste Juan Sebastián Carbonell : « L’industrie ne suit pas la technologie. » Ou, comme il le reformule, l’industrie « pousse l’innovation technologique » dans le seul but de réaliser les maigres gains de productivité qui sont désormais nécessaires à sa rentabilité.
Dès lors, ne s’intéresser qu’au risque de la « fin du travail », c’est passer à côté des questions jugées plus importantes : « À qui profitent les machines et dans quels buts sont-elles introduites ? » Ce qui revient à s’interroger sur le sens politique de la technologie.
La persistance de l’unité réelle du monde du travail
À partir de ce point de départ, l’ouvrage de Juan Sebastián Carbonell s’attaque à un autre mythe : celui du précariat généralisé. Ce mythe est plus redoutable encore que le précédent parce qu’il est profondément ancré dans l’expérience de beaucoup de salariés et de politiques de gauche. L’idée est que, désormais, l’emploi stable est une denrée rare qui, partant, doit être protégée et pour laquelle il est nécessaire, en tant que salarié et en tant que dirigeant, de faire des sacrifices. On comprend les conséquences de ce mode de pensée : une soumission au travail des salariés et une soumission des politiques publiques aux demandes du capital au nom de « l’emploi ».
Évidemment, l’auteur ne nie pas, bien au contraire, l’existence des formes précaires d’emploi. Mais son propos est de montrer une forme de permanence de cette coexistence dans le cadre de la gestion capitaliste du travail. Les emplois temporaires et précaires ne sont pas une invention néolibérale et, fait intéressant, les supposées « Trente Glorieuses » n’échappent pas à cette règle. Dans cette coexistence, les formes stables d’emplois ont toujours été dominantes et les formes non stables sont venues remplir des rôles précis pour la profitabilité du capital et la discipline du travail.
D’où ce paradoxe : en agitant, y compris, pour le critiquer, le spectre du « précariat généralisé » qui n’est qu’un fantôme (80 % de l’emploi en France est en CDI), on contribue à favoriser sa fonction disciplinaire. C’est bien à ce point que cherche à nous amener l’auteur : le problème n’est pas la disparition du salariat, c’est bien davantage le salariat lui-même.
En découle l’idée de ne pas isoler dans l’analyse le travail précaire, mais de l’intégrer précisément au salariat. « Il faut penser les précaires comme faisant partie d’un vaste ensemble de travailleurs, avec ou sans contrats de travail », conclut Juan Sebastián Carbonell. Et c’est précisément ce qu’il fait en examinant l’évolution du travail dans le cadre du numérique.
Le numérique, « laboratoire de l’exploitation » contemporaine
La technologie numérique déplace le travail dans un lieu moins visible, plus contrôlé, plus pénible et moins bien rémunéré. Le discours sur la disparition du travail et du salariat empêche de prendre conscience de cette évolution qui est centrale dans le travail et le salariat. Car le « prolétariat du numérique » et le travail du « flux », celui de la logistique, devenue la nouvelle industrie de soutien au numérique, sont des éléments clés de l’évolution contemporaine du capitalisme.
C’est l’apport principal du livre de Juan Sebastián Carbonell que d’intégrer pleinement ce qui semble nouveau dans l’histoire longue du capitalisme et dans sa logique profonde. « L’ubérisation » apparaît alors comme une forme de ruse de l’histoire où l’essentiel n’est pas dans la nature de la relation avec le travailleur, destinée à être intégrée au salariat, mais bien davantage dans le mode de gestion du travail.
En cela, le capitalisme de plateforme, souligne l’auteur, est un « laboratoire de l’exploitation capitaliste » qui exerce une influence sur l’ensemble du monde du travail. La requalification possible des travailleurs de plateforme en salariés ne changera rien à ce fait.
C’est donc à une forme de décentrage du regard qu’invite l’auteur : pour prendre conscience du vrai futur du travail, il faut nous libérer de nos mythes, de nos faux problèmes, de nos obsessions médiatiques. Il faut saisir l’évolution réelle du travail. Or cette évolution est redoutable : la loi de la valeur capitaliste, prise dans le piège du ralentissement de la productivité, accroît sa pression sur le travail. Si notre inquiétude porte sur le volume de travail salarié, alors la conséquence logique est l’abandon des travailleurs à leur sort.
« Changer le travail » pour « libérer la vie du travail »
Dans ce cadre, l’auteur estime que les politiques proposées par la gauche face au travail sont inadaptées. Le revenu universel promu par tant de personnes à gauche est « une mauvaise solution à un faux problème ». « La démocratisation de l’entreprise » ne permet pas plus de sortir de la logique de production de valeur. Et « abolir le travail » suppose un accélérationnisme technologique et une organisation sociale qui sont assez illusoires et, finalement, dépendent d’un travail de type capitaliste.
La proposition de l’auteur est donc de « libérer la vie du travail ». Une idée surgit alors : celle de la réduction du temps de travail. Mais, dans le capitalisme contemporain, cette idée même est utilisée pour intensifier le travail. Or, rappelle-t-il en citant le regretté Michel Husson, « on ne peut être libérés de l’asservissement du salariat à mi-temps ». Pour libérer la vie du travail, il faut donc « changer le travail ».
Et pour changer le travail, il faut le libérer de la contrainte de la production capitaliste. Pour ce faire, une seule solution est possible : celle du contrôle par les travailleurs de leur propre outil de travail. Juan Sebastián Carbonell remet brillamment les pendules à l’heure : plutôt que de s’inquiéter de la « fin du travail et du salariat », les politiques de gauche devraient se concentrer sur la nature du travail. Et redécouvrir enfin le lien profond entre la liberté des hommes et leur maîtrise de la production.
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Juan Sebastián Carbonell, Le Futur du travail, Amsterdam, 173 pages, 12 euros.