L’agriculture n’est pas au cœur de la négociation en cours au Bourget dans le cadre de la COP21, le terme n’apparaît même pas dans le document de travail actuellement en discussion (version du 23 novembre), alors même que l’agriculture représente quasiment un quart des émissions de CO2 (24 %), et plus encore si l’on prend en compte les autres gaz à effet de serre (CH4, N2O notamment). La journée du mardi 1er décembre a tout de même été consacrée au sujet, mais de façon parallèle, sous l'égide de la France et sans que l'on voie beaucoup d'autres pays mobilisés sur la question.
Côté français, donc, le ministre de l'agriculture Stéphane Le Foll a procédé dans la matinée au lancement de son initiative mondiale « 4 pour 1 000 ». En quoi cela consiste-t-il ? Un principe de base des mathématiques, une règle de trois en fait. Les sols absorbent du CO2 de l’atmosphère grâce à la photosynthèse des plantes, il y a trop de CO2 dans l’air, combien faudrait-il absorber en plus dans le sol pour en retirer de l’air ? Ou du moins compenser les émissions annuelles ? La réponse : 0,4 %. 4 pour 1 000, donc. En augmentant de 4 pour 1 000 la teneur en CO2 (du carbone en fait) des sols, on compenserait les émissions annuelles. Réponse miracle au climat qui fait s’emballer le ministre pendant sa conférence : « Cette initiative, j’en suis fier et j’en suis heureux car elle permet de révéler le fait qu’on est d’accord sur beaucoup de points. » « Après ce qu’on a appelé la révolution verte, qui n’était qu’à demi-verte, on est à l’aube d’une autre mutation, notamment avec l’agro-écologie », a-t-il ajouté.

Le tour de force du Français, et qui a sans doute beaucoup pesé dans tous les ralliements à son plan, c’est d’avoir combiné climat, sécurité alimentaire et rentabilité, des sols plus riches en carbone étant plus productifs. D’autant que l’initiative tombait au bon moment, la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) ayant décidé de faire de l’année 2015 l’année internationale des sols. Son directeur général, Jose Grazon Da Silva, présent mardi aux côtés du ministre, l’a d’ailleurs explicité : « Assurer la sécurité alimentaire et s’adapter au changement climatique doivent aller de pair. »
Stéphane Le Foll avait de quoi pavoiser. Car mardi, la star, c’était lui. Dans l’interminable défilé de ministres de l’agriculture ou de l’environnement, responsables internationaux, d’ONG ou même de représentants agricoles, pas un qui oublie de bien remercier le Français. Et même le fait que certains pays, parmi les 40 États signataires, ne soient pas précisément des modèles de vertu en termes climatiques – comme par exemple l’Australie ou la Pologne – n’a pu entraver le moral du ministre. En madame Loyale impeccable, Catherine Geslain-Lanéelle, directrice générale de la performance économique et environnementale des entreprises (DGPE) au sein du ministère de l’agriculture, ne boudait pas non plus son plaisir. Et de fait, le raout de mardi était l’aboutissement de plusieurs mois de travail.
Quand, en mars dernier, Stéphane Le Foll décide de reprendre à son compte une conclusion récente des recherches de l’Inra, du Cirad et de l’IRD, à l’occasion de la Conférence scientifique internationale « Agriculture intelligente face au climat » à Montpellier, il prend toutes ses équipes de court. Mais depuis, l’opération 4 pour 1 000, intégrée à l’Agenda des solutions pour la COP21, a fait son chemin : citée à l’envi par le ministre, objet d’un site internet dédié, et donc, depuis ce mardi 1er décembre, ralliée par 40 États, plusieurs organisations internationales (FAO, Fida, Banque mondiale notamment), des instituts de recherche, des ONG (dont FNE par exemple), des organisations professionnelles et des entreprises et fondations privées (dont le fonds Livelihoods, nous y reviendrons).
« L’agenda des solutions, créé en 2014, désigne les initiatives complémentaires à l’accord international attendu lors de la Conférence de Paris sur le Climat, la COP21, et qui associent gouvernements et acteurs non étatiques (entreprises, collectivités, organisations internationales, ONG, investisseurs) », expliquait il y a peu Catherine Geslain-Lanéelle, sur le site du ministère. « Aujourd’hui l’agenda des solutions est porté à travers le Plan d’action Lima-Paris (Lima-Paris Action Agenda – LPAA), mis en place par la présidence péruvienne et la future présidence française. Il vise à accélérer l’action de tous en faveur de l’atténuation et de l’adaptation aux dérèglements climatiques grâce à des initiatives sectorielles concrètes et complémentaires des négociations onusiennes. » En d’autres termes, l’agenda des solutions est censé permettre d’inclure dans la lutte contre le changement climatique tout ce qui ne figurerait pas dans l’accord en bonne et due forme.
Tout irait pour le mieux, si le projet n’avait pas quelques limites. Sur le principe scientifique d’abord.
Intervenant à la tribune, le représentant de l’Inra a lui-même souligné qu’il y avait « encore des incertitudes », même si « c’est techniquement faisable ». Patrice Burger, de l’ONG Cari (membre de la Coordination Sud), signataire de l’initiative, est plus explicite : « Nous serons un ami critique du projet, un ami là pour surveiller les limites de validité des affirmations scientifiques » car il y a « encore des choses à vérifier ».
Les affirmations scientifiques ont pourtant l’apparence de l’évidence. Selon Hervé Saint Macary, référent du projet pour le Cirad : « Les calculs permettent de montrer qu’une augmentation de 4 pour 1 000, ou 0,4 %, des stocks de carbone chaque année dans la totalité des sols mondiaux, sans aucune déforestation, compenserait en totalité les émissions de CO2 d’origine anthropique. Différentes options se présentent : accroître le temps de présence des plantes sur le sol, associer plusieurs espèces cultivables ou encore pratiquer l’agroforesterie, qui associe à la forêt des cultures pérennes ou annuelles. »
Mais dans une note publiée ce mardi, Pierre-Marie Aubert, Sébastien Treyer, Rémy Ruat, Aleksandar Rankovic (tous trois à l’Iddri) parlent d’un « programme d’action au caractère fortement expérimental » et d’un « contexte marqué par une multitude d'incertitudes tant sur le plan scientifique qu’opérationnel ».
Ce n’est pas si étonnant si l’on songe au fait que la déclaration initiale de lancement du projet, celle justement signée par tant de pays, insiste elle-même sur « la nécessité de disposer de travaux scientifiques solides et d’investissements appropriés en matière de recherche pour guider nos actions » (Déclaration d’intention en soutien à l’Initiative « 4 ‰ : les sols pour la sécurité alimentaire et le climat »).
Dès le 9 novembre, une dizaine d’ONG dont Action contre la faim, Attac, Greenpeace France, Oxfam France ou encore les Amis de la Terre France publiaient un communiqué dans lequel elles notaient que « le “4 pour 1 000” ne contient pour l’instant aucun critère clair en termes de modèles agricoles à privilégier, bien que le ministre nous ait assuré de sa volonté de faire rayonner l’agro-écologie ».
Selon Georges Baroni, viticulteur, membre de la Confédération paysanne et de la Via Campesina : « Techniquement parlant, c’est un constat réel : il y a une certitude que les sols peuvent stocker du CO2 à conditions de pratiques agricoles vertueuses. Par exemple le développement de surfaces enherbées. » Mais « il faut aussi souligner qu’il n’y a pour l’instant aucun exemple concret car c’est totalement en contradiction avec l’industrialisation de l’agriculture, promue jusqu’ici ».
Or il existe un risque bien plus grand encore pointé par les ONG : celui d’un détournement du concept dans son ensemble, qui reviendrait à transformer le carbone ainsi enterré en valeur échangeable dans le cadre d’un marché carbone.
Il y a d’abord la question du financement. Les choses ne sont pas claires. Dans la déclaration d’intention, il est précisé que les signataires vont chercher « la mobilisation optimale des mécanismes financiers existants dans les domaines du développement, du climat et de la lutte contre la dégradation des terres ». Mardi, lors de son allocution, Stéphane Le Foll n’a pas été plus précis, se contentant de déclarer que « les fondations et partenaires sont importants car il n’y aura pas de fonds publics supplémentaires sur cette question ». Cette question des financements privés éveille les soupçons des observateurs. La présence du fonds Livelihoods en particulier. Autrefois Fonds Danone pour la nature, celui-ci a changé de nom en 2011 et s’est ouvert à d’autres entreprises : Schneider Electric, Crédit Agricole S.A., Michelin, Hermès, SAP, CDC Climat, La Poste, Firmenich, Voyageurs du Monde.

Ainsi quand, à la tribune, un représentant du fonds déclare : « Nourrir le sol, c’est aussi nourrir un capital », les dents se serrent. Celles de Georges Baroni par exemple : « Notre crainte repose sur la valeur potentielle de ce carbone capté. Nous avons peur qu’elle ne soit récupérée sous forme de captation carbone et donc, en définitive, ne serve de permis de polluer pour certains. » « Par ailleurs, méfions-nous aussi d’autres effets indirects, poursuit Baroni. Par exemple, Monsanto peut se présenter en ce moment comme un grand défenseur du climat, avec ses semis sans labours. En effet, qui dit sans labours dit surfaces enherbées toute l’année, donc cela pourrait tout à fait rentrer dans l’opération. On est attentif. »
Maureen Jorand, chargée de mission plaidoyer Souveraineté alimentaire au sein de CCFD-Terre Solidaire, est plus directe : « Ce lancement est un événement magique. Parce que d’un plan d’action en bonne et due forme, on n’a jamais entendu parler ! Nous sommes critiques sur le manque de critères et de cadre. On a été observateur du comité de pilotage, mais dès la première réunion, on a hésité à rester : ce comité ne parlait que de communication. Pour revenir à la présentation de ce matin, on note la présence de Livelihoods. Or Livelihoods, c’est Danone et Mars ! »
Dans une note d’octobre, la Coordination Sud observait déjà : « Stocker plus de carbone dans les sols ne doit pas être compris comme un permis à émettre autant ou plus pour les autres secteurs d’activité humaine. En présentant le “4 pour 1 000” comme un vaste mécanisme de compensation des émissions, certains acteurs économiques risquent de s’engouffrer dans une brèche qui leur permettrait de se contenter de maintenir leur niveau d’émissions dans leurs secteurs d’activité, tout en finançant des programmes de restauration des sols dans les pays du Sud pour obtenir un résultat d’émissions net proche de zéro (concept de « zero net emissions »). […] Une grande attention devra être portée sur les choix opérés dans la mesure où les mécanismes financiers de lutte contre les changements climatiques peuvent avoir des conséquences majeures sur les droits fonciers des populations locales et, par extension, sur leur souveraineté alimentaire. Ces risques sont liés, notamment, aux instruments de marché, susceptibles, s’ils ne sont pas accompagnés de garde-fous robustes, de se transformer en outils de spéculation et de financiarisation de la nature et pouvant mener à des accaparements de terre. »
Il reste de toute façon du chemin avant que le programme “4 pour 1 000” ne voie vraiment le jour. On pensait la chose faite après le raout du matin, mais lors d’une autre conférence, l’après-midi même, Stéphane Le Foll précisait que c’est à la COP22, prévue à Marrakech, que devrait être finalisé le projet. En réalité, on comprend que tout reste à faire, et en particulier la mise en place d’une « gouvernance qui associera ONG, agriculteurs, scientifiques et politiques » et « la définition par grands continents des plans d’action à mettre en œuvre ». Le carbone peut respirer.