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Droit de manifester: ce qu’il faut savoir avant la journée du 5 décembre

Mediapart fait le point avec l’avocat Raphaël Kempf et le professeur de droit public Serge Slama sur les différents problèmes juridiques auxquels les manifestants pourront être confrontés lors de la journée de mobilisation. Quels rassemblements peuvent être interdits ? Que peut faire la police en cas de contrôle ou que faire en cas d’arrestation ?

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Le droit de manifester n’est pas explicitement inscrit dans la Constitution et n’est qu’implicitement protégé par nos textes fondamentaux dans le cadre de la liberté d’opinion et d’expression de celle-ci. Ainsi, l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Et selon l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Le droit de manifester est pourtant bien protégé, notamment par l’article 431-1 du code pénal qui punit d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende « le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté d’expression, du travail, d’association, de réunion ou de manifestation ». La peine est même portée à trois ans de prison et 45 000 euros d’amende si l’entrave a été accompagnée de « coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations ».

Pourtant, depuis plusieurs années, ce droit est de plus en plus contesté. Que ce soit durant le mouvement contre la loi travail ou depuis le début de celui des « gilets jaunes », manifestants et associations de défense des libertés publiques dénoncent les interdictions de manifester, les contrôles et fouilles systématiques, la confiscation de matériel, les arrestations préventives et enfin la violence déployée par les forces de l’ordre durant les manifestations.

À l’approche de la journée de manifestations du jeudi 5 décembre, Mediapart fait le point, avec le professeur de droit public Serge Slama et l’avocat Raphaël Kempf, sur ce qui vous attend ce jour-là.

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Une manifestation de gilets jaunes le 19 janvier à Angers. © Reuters

– La légalité de la manifestation

Avant de se rendre à une manifestation, il faut tout d’abord se renseigner afin de savoir si celle-ci n’est pas interdite. « Une manifestation n’a normalement pas à être autorisée, rappelle cependant Serge Slama. Il existe un système de déclaration auprès de la préfecture qui peut alors l’interdire. Ce qui veut dire qu’une manifestation non déclarée n’est pas forcément illégale. Il n’y a illégalité que lorsque les policiers donnent l’ordre de se disperser et que celui-ci n’est pas respecté. Vous pouvez donc participer à des manifestations non déclarées, mais au risque d’être pris dans des affrontements. »

En théorie, donc, vous pouvez vous rendre à n’importe quel rassemblement. Mais si des forces de l’ordre vous ordonnent de vous disperser, après deux sommations comme le précise l’article L211-9 du code de la sécurité intérieure, la manifestation sera considérée comme un « attroupement » illégal justifiant le recours à la force.

De plus, il vous faudra vérifier, sur le site de la préfecture, si le rassemblement auquel vous projetez de vous rendre ne se trouve pas dans une des zones dans lesquelles les manifestations ont été interdites. « Le pouvoir de police du préfet lui permet d’interdire une manifestation dans une zone s’il considère que celle-ci peut causer un trouble à l’ordre public, explique Raphaël Kempf. Par exemple, un arrêté de la préfecture de police de Paris a interdit les rassemblements le 30 novembre autour des Champs-Élysées et de Notre-Dame de Paris. Ces arrêtés peuvent être contestés devant un tribunal administratif au motif que la démonstration du risque de trouble à l’ordre public n’est pas faite. »

De plus en plus de villes prennent ainsi des arrêtés interdisant de manifester dans les centres-villes au prétexte de préserver l’activité économique, ou à l’occasion d’un événement particulier. Ainsi, au mois de janvier 2019, la préfecture de l’Eure avait pris pas moins de 23 arrêtés d’interdiction de manifester à l’occasion de la venue d’Emmanuel Macron dans la ville de Grand-Bourgtheroulde pour le lancement du grand débat national.

« C’est un phénomène qui vient de l’état d’urgence qui permettait d’instaurer des périmètres de sécurité, poursuit Serge Slama. Depuis, ils continuent de facto à être utilisés. Ils interdisent les manifestations dans certains lieux et verbalisent les gens. Le droit de manifester est atteint et c’est de facto l’esprit de l’état d’urgence qui s’applique. Ce fut le cas notamment à Nice le samedi 23 mars où la police avait violemment repoussé les manifestants en blessant Geneviève Legay », une militante d’Attac âgée de 73 ans qui participait à un rassemblement sur la place Garibaldi, interdit par le préfet.

– Les contrôles d’identité et les fouilles

Une fois choisi votre lieu de rassemblement, encore vous faudra-t-il vous y rendre. Et en chemin, vous aurez de fortes chances de tomber sur des policiers qui auront le droit de contrôler votre identité et de vous fouiller. « Il y a plusieurs fondements possibles pour les contrôles et les fouilles. Tout d’abord, le préfet peut les autoriser dans les transports, ce qui, dans les grandes villes, peut vite concerner de vastes zones. À Paris, cela inclut le métro, le RER, mais également toutes les gares », explique Serge Slama .

« Il peut également y avoir des réquisitions du procureur autorisant les forces de l’ordre à procéder à des contrôles et à des fouilles pour rechercher certaines infractions, poursuit-il. Généralement, le procureur s’arrange pour mettre dans sa réquisition tous les délits possibles et imaginables. Et il y a en plus la possibilité de contrôler une personne et de la placer en vérification d’identité si elle n’a pas sa carte avec elle. Dans ce cas, elle sera emmenée au commissariat où elle restera environ quatre heures. Au bout du compte, il y a toujours un fondement permettant de justifier le contrôle. »

« Si le policier décide de procéder à une fouille, complète Raphaël Kempf, seul un officier de police judicaire (OPJ), ou un agent de police judiciaire (APJ) assisté d’un OPJ, peut effectuer celle-ci. Or, de mon expérience, je sais qu’il n’y a pas assez d’OPJ les jours de manifestation et le préfet a envoyé des APJ effectuer les fouilles sans OPJ. »

Lors de ces fouilles, les policiers rechercheront notamment certains objets considérés comme interdits et pouvant vous valoir quelques heures de garde à vue. Pour cela, les forces de l’ordre se fondent sur l’article 222-14-2 du code pénal qui sanctionne « le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou de dégradations de biens ».

Faisant une interprétation particulièrement extensive de ce texte, le ministère de la justice avait envoyé en décembre dernier une circulaire à tous les procureurs les encourageant à considérer « la détention d’objets par nature licites » comme « une raison plausible justifiant une mesure de garde à vue » s’il y a par ailleurs « des indices d’un déplacement pour une manifestation ». C’est sur ce fondement que des policiers de la DGSI avaient interpellé Julien Coupat après avoir trouvé dans sa voiture un gilet jaune, un masque de chantier et des bombes de peinture.

De nombreux gilets jaunes ont été ainsi été placés en garde à vue et même jugés sur le fondement de l’article 222-14-2 du code pénal en raison de protections qu’ils portaient, lesquelles étaient qualifiées dans le procès verbal, « d’armes par destination ».

Raphaël Kempf dénonce « une évolution des pratiques policières qui aboutit à ne pas respecter la loi. Selon l’article 132-75 du code pénal, “est une arme tout objet conçu pour tuer ou blesser”. Une arme par destination est “tout objet qui, présentant avec l’arme définie au premier alinéa une ressemblance de nature à créer une confusion, est utilisé pour menacer de tuer ou de blesser ou est destiné, par celui qui en est porteur, à menacer de tuer ou de blesser”. Un objet ne peut devenir une arme par destination que quand un usage en est fait, poursuit l’avocat. Si on vous arrête parce que vous portez un casque de protection ou du sérum physiologique, ces objets ne peuvent pas être qualifiés d’armes par destination. Le policier qui dit le contraire ment et commet une erreur juridique gravissime au regard des libertés fondamentales. Même si vous arrivez à l’orée d’une manifestation avec un bâton, pour qu’il soit qualifié d’arme par destination, il faudrait en théorie qu’il soit utilisé comme une arme ou que l’on prouve qu’on a l’intention de le faire. Il faut prouver ce que l’on nomme en droit pénal le dol, la volonté de commettre une infraction ».

Même si vous n’êtes pas placé en garde à vue, les policiers pourront vous confisquer votre matériel, comme en attestent de nombreux témoignages. Une pratique totalement illégale selon Raphaël Kempf. « La saisie de ces objets n’est pour moi que du vol. J’ai vu des street medics se faire ainsi voler l’intégralité de leur matériel médical à l’orée du manifestation. Et la police a ensuite refusé de leur rendre. »

« En cas de découverte d’objets, conseille l’avocat, l’article 78-2-2 du code de procédure pénale vous autorise à demander un procès-verbal dans lequel doit être mentionné l’heure de début et l’heure de fin de la fouille. J’ai déjà demandé à des clients d’exiger ces PV, mais les policiers n’ont jamais accepté de leur remettre. La préfecture de police fait le choix de ne pas appliquer la loi de la République française. Si un citoyen veut exercer un recours, il doit pourtant pouvoir obtenir les preuves nécessaires ».

– Si des violences éclatent

Lors de la manifestation, il se peut que vous vous retrouviez pris dans des violences qui émaillent chaque journée de mobilisation « J’ai participé à un certain nombre de manifestations quand j’étais étudiant, se souvient Serge Slama. Ce qui me frappe, c’est qu’à l’époque nous négocions le parcours avec la préfecture. Il y avait un vrai dialogue entre les forces de l’ordre et les services d’ordre et il n’y avait quasiment jamais de dispersion par la force. J’ai récemment participé à des manifestations à Grenoble et j’ai été frappé par l’absence totale de discussion. Pour disperser, les forces de l’ordre utilisent tout de suite les gaz lacrymogènes et chargent. Il faut dire également qu’il n’y a plus forcément de service d’ordre avec qui discuter. Le résultat est que toute dispersion dégénère tout de suite en affrontement. »

Vous risquez d’être interpellé si vous restez sur place après deux sommations de dispersion des forces de l’ordre. « Le problème est que dans une manifestation, on peut souvent ne pas entendre les sommations, prévient Serge Slama. Et même si c’est le cas, on peut se retrouver bloqué par une nasse », cette technique policière consistant à encercler des groupes de manifestants et dénoncée par les associations ainsi que par le Défenseur des droits.

Serge Slama insiste particulièrement sur le statut des street medics, des observateurs des droits de l’homme et des journalistes présents lors des rassemblements et régulièrement visés par les forces de l’ordre. « Ils ne participent pas à la manifestation, souligne-t-il. Ils ne sont donc pas concernés par l’ordre de dispersion. Les policiers ne doivent pas les charger mais au contraire les protéger. Quand ce n’est pas le cas, il s’agit d’un usage de la force illégitime et disproportionné. »

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Une arrestation à Paris, le 8 décembre. © Reuters

 – En cas d'arrestation

Si vous êtes interpellé et emmené au commissariat, « il faut demander l’assistance d’un avocat, conseille Raphaël Kempf. Si vous n’en connaissez pas, demandez un avocat commis d’office. Si vous êtes blessé, demandez à voir un médecin. Vous avez également le droit de contacter un proche. Mais les policiers vont certainement confisquer votre téléphone. Donc, apprenez auparavant un numéro de téléphone par cœur et demandez à exercer votre droit ».

À la fin de votre audition, « il ne faut signer le procès-verbal que si, et seulement si, il correspond exactement à ce que vous avez dit, poursuit l’avocat. Si par exemple il est indiqué que vous n’avez pas souhaité contacter un proche alors que c’est faux, refusez de signer. Beaucoup de gens signent sans relire, car ils sont fatigués et sous pression des policiers. Ceux-ci ne seront d’ailleurs certainement pas contents que vous preniez le temps de relire. Mais c’est important. Prenez votre temps, de toute manière, vous êtes là pour au moins 24 heures… »

Si le parquet considère que les faits que vous sont reprochés sont assez graves pour constituer un délit, il y a de fortes chances pour qu’il vous propose d’être jugé en comparution immédiate. Dans ce cas, vous passerez devant le tribunal correctionnel le jour même, ou dans une période maximale de trois jours si le tribunal ne peut se réunir. Vous pouvez refuser cette comparution immédiate. Mais « si on refuse, on risque de terminer en détention préventive », prévient Serge Slama. Ce type de décision sera à prendre soigneusement avec votre avocat. « C’est impossible de savoir à l’avance. C’est le type de décision qui se prend en amont avec son client », confirme Raphaël Kempf.

Mais, souligne l’avocat, assez peu de manifestants ont été condamnés au regard du nombre d’interpellés, notamment en raison de la faiblesse des éléments généralement recueillis par les policiers. « Selon le dernier bilan, diffusé le 8 novembre, sur 10 000 gardes à vue, il y a eu 3 100 condamnations, explique-t-il. La différence, ce sont les classements sans suite et les mesures alternatives aux poursuites, c’est-à-dire principalement les rappels à la loi », une mesure prononcée par le parquet et dont avait notamment écopé Julien Coupat.

« Ces rappels à la loi ne font pas l’objet d’une procédure contradictoire. Ils permettent donc au préfet d’assurer de bonnes statistiques, poursuit Raphaël Kempf. De plus, lors du vote de la loi justice de Belloubet, un amendement a discrètement été introduit permettant de prononcer, en même temps que le rappel à la loi, une interdiction de revenir dans la ville pour une période d’un à trois mois. Cette mesure ne fait pas l’objet de sanction en cas de non-respect. Elle n’a donc pas d’effet. Mais c’est une mesure d’intimidation. Le message est : “Ne venez pas manifester.” »

Selon Marianne, la préfecture de police de Paris a prévu, pour la journée du jeudi 5 décembre, un dispositif répressif particulièrement important. Les manifestations sont interdites dans plusieurs zones dont la principale « va de la porte Maillot à la place de la Concorde sur l’axe des Champs-Élysées, en englobant l’Élysée et intégrant le pont d’Iéna, la tour Eiffel et le Champ-de-Mars. Une troisième zone couvre l’esplanade des Invalides et s’étend à l’Assemblée nationale et à Matignon ».

Concernant le dispositif policier, la préfecture a prévu 55 « forces lourdes » qui seront déployées dès mercredi à minuit pour boucler certains quartiers, seize unités de Brigades de répression de l’action violente (BRAV) ainsi que 44 équipes d’ « agents verbalisateurs » chargés de verbaliser les personnes manifestant dans les zones interdites.

Marianne souligne également que la préfecture a fait installer sur le passage prévu du cortège des « caméras tactiques » afin de surveiller en direct son déroulement. Comme le soulignait récemment l’association de défense des libertés numériques La Quadrature du Net, ces caméras sont de plus en plus utilisées afin d’identifier, et de ficher, les manifestants.

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