Pierre Lascoumes: «Il n’y a pas de petites affaires»

L'ampleur politique et médiatique prise par l'affaire Woerth-Bettencourt traduit-elle un affaiblissement de la démocratie? Pas du tout, pour le sociologue Pierre Lascoumes, auteur d'enquêtes sur les représentations sociales de la corruption, qui conteste l'hypothèse d'une montée du populisme en France. Entretien.

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L'ampleur politique et médiatique prise par l'affaire Woerth-Bettencourt traduit-elle un affaiblissement de la démocratie? Pas du tout, pour le sociologue Pierre Lascoumes, auteur d'enquêtes sur les représentations sociales de la corruption, qui conteste l'hypothèse d'une montée du populisme en France. Et critique l'auto-protection de responsables politiques pris dans leur «bulle».

Sociologue et juriste, Pierre Lascoumes est directeur de recherche au Centre d'études européennes de Sciences-po. Il a travaillé sur les politiques environnementales et les politiques de lutte contre la délinquance financière. Il est l'un des animateurs du centre Michel-Foucault. Il a publié Les Sentinelles de l'argent sale (La Découverte, 2009) et précédemment Elites irrégulières (Gallimard, 1997).

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Pierre Lascoumes © 

Dans Le Monde des 4 et 5 juillet dernier, Michel Rocard et Simone Veil dénoncent les proportions prises par l'affaire Bettencourt-Woerth, « spectacle affligeant » qui, selon eux, dessert la démocratie. Pour vous, en tant que sociologue qui a coordonné un ensemble d'enquêtes sur les représentations sociales de la corruption et de la politique, est-ce anti-démocratique d'exiger des comptes sur les conflits d'intérêts entre le monde politique et les grandes fortunes privées?

Je pense que non, et personnellement, j'ai été choqué en voyant ces personnes que j'estime, Simone Veil et Michel Rocard, employer une expression comme «la broyeuse populiste» pour désigner les médias. Ils appellent à «prendre de la hauteur», comme si la presse devait renoncer à écrire sur ce sujet. Les acteurs politiques ne devraient-ils pas se mobiliser sur le sujet délicat de la probité? C'est un renversement de responsabilités que je ne comprends pas.

La responsabilité principale est d'abord du côté de ceux qui commettent des actes transgressifs ou à la limite de ce qui est acceptable. Il est intéressant de noter que, depuis ces derniers jours, l'expression d'«incivilité», qui était jusque-là surtout utilisée pour désigner les atteintes aux biens publics par des jeunes des banlieues, sert maintenant à qualifier les «incivilités politiques», les abus de fonction ou de position, pas forcément pénalement répréhensibles mais perçus par tout le monde comme contraires aux normes et aux valeurs. Si tous ces éléments ont pris autant d'ampleur, c'est qu'il n'y a pas eu en face de réaction claire. S'il y avait eu une réponse politique face à ces dépassements de lignes jaunes, comme cela se passe dans beaucoup de démocraties occidentales, et non des renvois en touche, la situation serait aujourd'hui différente. Les acteurs politiques – les plus intègres – ne devraient-ils pas se mobiliser sur le sujet délicat de la probité? Sinon, ils laissent un boulevard à l'extrême droite, très habilement discrète à ce jour.


Pourquoi la révélation d'affaires interrogeant la probité publique est-elle si mal vue ?

Parce que nous avons tous des rapports ambigus aux normes sociales et aux idéaux. D'un côté, tout le monde brandit des grands principes d'intégrité, de civisme, de légalisme; mais d'un autre côté, chacun est prêt pour soi, pour ses proches, pour ses intérêts économiques, pour ses pairs, à négocier des arrangements. Cette tension entre ces deux polarités est très française. L'ambivalence se retrouve à tous les niveaux. Dans la tradition française existe l'idée selon laquelle le responsable politique est là pour servir l'intérêt général, bien sûr, mais aussi tous les intérêts particuliers. C'est pour cela qu'en France – autre particularité –, il y a une telle résistance aux tentatives de limiter le cumul des fonctions. Beaucoup de personnes et de groupes organisés estiment que les politiques peuvent intercéder en leur faveur. Il y a là une sorte d'irresponsabilité civique qui consiste à renvoyer toute la responsabilité sur les politiques. Comme s'il leur revenait d'avoir sans arrêt à trier entre les demandes légitimes et celles qui ne le sont pas.

Selon un sondage paru dans Libération du 5 juillet, le pays connaît un pic de défiance de ses élites politiques avec 64% des Français qui pensent que «les dirigeants politiques sont plutôt corrompus».

Il y a une amnésie médiatique et politique: le phénomène n'est pas nouveau. Jusqu'aux années 80, plus d'un tiers des gens considéraient que les hommes politiques étaient plutôt corrompus. Cette opinion passe au-delà de 50% dans les années 90, après les grands procès sur les financements du parti socialiste et des autres partis. Elle atteint 60% dans les années 2000 et depuis se maintient entre 60 et 65%. Donc aujourd'hui, nous sommes plutôt dans la continuité d'une perception du politique qui s'est dégradée depuis une vingtaine d'années.

Mais il ne faut pas en tirer des conclusions générales. Beaucoup en déduisent hâtivement une généralisation du jugement négatif sur les politiques. C'est inexact. Un sondage, ce n'est que du déclaratif, à un moment donné, dans un contexte particulier. Parler de regain de populisme à propos des effets des affaires de ces dernières semaines est extrêmement méprisant à l'égard des citoyens. Cela sous-entend qu'ils ne sont pas capables de porter des jugements pondérés, qu'ils mettent les élus dans le même sac. Or toutes les enquêtes montrent exactement l'inverse. Ainsi, quand on demande aux gens de juger ou de voter dans leur circonscription pour quelqu'un qu'ils connaissent un peu, ou dont ils partagent les idées, c'est une tout autre appréciation qui est portée.

Une étude a été faite sur les élections municipales de 2009, où au moins 18 élections ont été annulées pour des irrégularités (bulletins dans les chaussettes...). Le résultat est étonnant: sur 18 scrutins annulés par le conseil constitutionnel, il y a eu 14 réélections. Avec un niveau de participation souvent supérieur à celui de l'élection originelle. Cet élu que l'on connaît, on accepte de lui un certain nombre de débordements.

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Mais il y a peut-être plus inquiétant. Dans son livre Une sociologue au conseil constitutionnel, Dominique Schnapper rend compte des débats sur les contestations d'élections locales. Elle est étonnée d'entendre dire par des conseillers: «A quoi bon annuler des élections locales quand on sait que le candidat sera réélu triomphalement?» (p.230). Ce n'est pas donc pas seulement le citoyen qui est ambivalent par rapport aux normes, c'est aussi le juge, le garant du droit.

Comment comprendre que l'affaire Woerth/Bettencourt prenne une telle ampleur médiatique et politique?

Il y a des travaux américains depuis le milieu des années 80, notamment ceux de Michael Johnston, qui s'intéressent à la défiance à l'égard des institutions et du personnel politique. Leurs conclusions sont tout à fait intéressantes. Elles montrent que ce qui détermine davantage les comportements politiques et le vote, c'est l'accumulation de toutes les petites affaires, toutes ces petites transgressions, car elles démontrent la capacité des élus à résister, ou non, aux tentations de leur charge: avantages personnels, népotisme, soumissions aux intérêts économiques... Dans ce sens, la location d'un jet privé, des chambres d'hôtel de luxe, l'achat de cigares payés sur les fonds publics, le favoritisme dans le traitement des dossiers administratifs, etc., sont autant de signes tangibles dans lesquels les gens voient le symptôme de ce qu'ils pressentent.

A l'inverse, les gros scandales, comme le Watergate, le financement des partis, l'Angolagate, les marchés d'armement... sont plutôt perçus comme des contraintes inéluctables auxquelles aucun camp politique n'échappe. Ce n'est donc pas là-dessus qu'on peut juger les dirigeants. Ainsi, la perception de la réalité de petites transgressions a, par son aspect répétitif et cumulatif, plus d'importance sur l'orientation des comportements et du vote que les grandes affaires d'exception.

Il n'y a donc pas de «petites» affaires ?

L'expression est extrêmement maladroite. Ce sont justement les «petites» affaires qui font preuve. Les grands scandales sont un peu perçus comme un cataclysme. C'est Xynthia. Est-ce que quelqu'un peut quelque chose contre Xynthia? C'est un événement qui échappe à la volonté humaine. Ce n'est plus une question de valeur et de courage, mais une triste et dangereuse fatalité.

Nicolas Sarkozy vient d'envoyer une lettre à François Fillon lui enjoignant de réduire le train de vie de l'Etat. La missive veut mettre fin à des pratiques abusives concernant les ministres: «Il est impératif que tous les frais liés à leur vie privée soient acquittés sur leurs deniers personnels et non sur des budgets publics.» Sauf que la formulation est tellement mesurée qu'elle semble presque les cautionner a posteriori.

Quand on lit ça, les yeux vous tombent sur le papier. A quoi servent les chargés de communication de l'Elysée? Ce que cette phrase laisse entendre à rebours, c'est qu'il s'agit d'une pratique ordinaire. Ce qui est faux. De plus, il est question plusieurs fois de sanctions. Mais lesquelles? Politiques? Des signalements au Parquet pour détournement d'argent public? Cela sonne surtout comme des propos d'estrade.

La défiance vis-à-vis des institutions politiques repose sur le constat, révélé par les médias à juste titre, que beaucoup de choses se passent dans les coulisses protégées du pouvoir et que les gouvernants et les élus ont une forte capacité à s'auto-protéger. Deux exemples très récents devraient interroger la classe politique. En juin 2010, des élus ont fait un recours devant le conseil constitutionnel pour faire annuler, en matière de prise illégale d'intérêt, une disposition du code électoral qui prévoyait automatiquement la radiation des élus condamnés pour prise illégale d'intérêt, ce qui voulait dire leur inéligibilité pendant cinq ans. Au nom de tous les grands principes à la française de l'humanisation des peines, de la personnalisation des sanctions, le conseil a logiquement annulé cette disposition. Cette initiative n'a pas agité grand monde.

Quelques semaines plus tard, le 24 juin, les sénateurs ont pris l'initiative de modifier les termes du délit de prise illégale d'intérêt dans le code pénal. Auparavant pouvait être poursuivie toute personne qui avait favorisé un marché, ou une opération économique, dans lequel elle avait un «intérêt quelconque». L'expression était très large, polysémique. Les magistrats l'interprétaient en fonction des circonstances. Les élus ont trouvé qu'il y avait des utilisations abusives et ont donc remplacé «intérêt quelconque» par «intérêt personnel distinct de l'intérêt général». Cela a été adopté à l'unanimité des présents (gauche incluse), au nom de la sécurité juridique.

En France, tant qu'il n'y a pas eu d'enrichissement personnel, on a tendance à penser qu'il n'y a pas d'infraction. Mais il suffit de lire le code pénal: il y a énormément d'infractions pour lesquelles il n'y a pas d'enrichissement! Ce n'est pas le critère unique de la gravité. L'égalité de traitement, le respect des procédures, sont en démocratie des valeurs essentielles. Les élus paraissent vivre souvent dans une bulle d'auto-protection et de solidarité qui est de plus en plus perçue par les citoyens et réprouvée. Le texte de Michel Rocard et de Simone Veil est un peu symptomatique de cela: tous deux semblent parler de l'intérieur de la bulle politique. Est-ce cela que l'on attend d'eux?

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