L’extrême droite et ses complicités tacites

Au lendemain de l’agression de journalistes et de militants antiracistes au meeting d’Éric Zemmour, les rares condamnations politiques ont brillé par leur mollesse et leur relativisme. Au pouvoir comme dans l’opposition, certains ne luttent plus contre l’extrême droite : ils composent avec elle.

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Dimanche soir, dans un meeting de campagne présidentielle, des chaises et des coups ont volé. Des journalistes, violemment pris à partie, ont été exfiltré·es sous les huées et les insultes (lire notre Boîte noire). Des militant·es de SOS Racisme, venu·es mener une action politique pacifique, comme il s’en mène depuis toujours, ont été frappé·es en plein milieu du public, sous l’œil des caméras. Une femme, sortie manu militari, a été filmée le visage ensanglanté. Et des responsables de l’équipe de sécurité du candidat ont remercié les auteurs de ce lynchage.

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© Mediapart

On aurait pu s’attendre, au lendemain de tels événements, à une condamnation unanime et sans ambiguïté de la classe politique. Encore aurait-il fallu que cette dernière soit à la hauteur du moment que nous traversons. À la place, nous avons entendu le président du Sénat, Gérard Larcher, troisième personnage de l’État dans l’ordre protocolaire, expliquer que « la provocation peut inciter à cela ». Nous avons également écouté Valérie Pécresse, candidate Les Républicains (LR) à l’élection présidentielle, conseiller de « vivre avec sang-froid » ce type de « provocations ».

Au même moment, dans une autre matinale de radio, l’ancien ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, aujourd’hui patron des député·es La République en marche (LREM), condamnait rapidement ces violences, avant de s’empresser d’ajouter : « Mais, en même temps, je regrette qu’on refuse dans notre débat démocratique des idées qui sont différentes des nôtres, même si je les condamne, ces idées, je pense qu’elles ont le droit de s’exprimer. » Il s’enorgueillissait, au passage, que la majorité n’ait pas participé à la manifestation contre l’extrême droite organisée dimanche.

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Éric Zemmour lors de son meeting à Villepinte, le 5 décembre 2021. © Photo Sébastien Calvet/Mediapart

Fin octobre, Anne Hidalgo, elle aussi candidate à la présidentielle, s’était alarmée de cette atonie générale, en appelant au « réveil » de chacun·e avant qu’il ne soit « trop tard ». « Personne ne va dans la rue pour manifester [alors qu’Éric Zemmour] vous explique que le général de Gaulle et Pétain, c’est la même chose... Et il n’y a pas une manif dans les rues de nos villes, vous croyez que ça, c’est un pays qui va bien ? », lançait la maire socialiste de Paris. Le PS était pourtant introuvable dans le cortège qui a traversé les quartiers populaires de la capitale pendant le meeting de Villepinte.

Au cours des dernières vingt-quatre heures, nous avons également rafraîchi plusieurs fois le fil Twitter du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, dans l’attente de l’un de ces messages de condamnation dont il a le secret. Nous avons guetté une expression, un micro tendu, un communiqué, quelque chose. Rien. Pas un mot. Son binôme à Beauvau, Marlène Schiappa, s’est insurgée (sur CNews) contre les huées visant Alain Juppé, avant de renvoyer dos à dos (sur LCI) l’extrême droite et l’extrême gauche, dans un exercice de confusionnisme à faire pâlir l’histoire politique française.

Les autres commentateurs et commentatrices n’étaient pas en reste puisque, dimanche soir, sur les plateaux de télévision, on pouvait entendre certain·es saluer « le courage » d’Éric Zemmour et son « coup de force politique ». Des heures entières de bavardage étaient consacrées à savoir si, oui ou non, il avait parlé à toute la droite, à seulement une partie de la droite, à l’extrême droite, mais l’extrême droite fait-elle partie de la droite ? Dans le même genre, des journaux titraient sur « les habits de candidat » enfin revêtus et décryptaient son « discours de “reconquête” ».

Voilà plusieurs mois déjà que des journalistes, des élu·es, des militant·es politiques, des syndicalistes, des libraires et des manifestant·es sont harcelé·es, intimidé·es, menacé·es de viol ou de mort par des sympathisants d’extrême droite. À travers elles et eux, c’est l’ensemble de la société qui est intimidé dans l’indifférence quasi générale, à commencer par celle d’un pouvoir politique et de prétendant·es à l’Élysée qui ne voient pas plus loin que le second tour de l’élection présidentielle.

Les militant·es de SOS Racisme, qui avaient dimanche pour simple idée de dévoiler des tee-shirts sur lesquels était inscrit « Non au racisme » – on a connu des slogans plus choquants –, ont été agressé·es par des personnes dont certaines sont membres d’un groupuscule néonazi. Pourtant, la puissance du retournement des valeurs et de la perte de sens est actuellement telle, que de victimes, ils et elles sont devenu·es coupables. Coupables de « provocation ». En d’autres temps, des responsables politiques dignes de ce nom auraient parlé de lutte contre l’extrême droite. Mais aujourd’hui, ils préfèrent composer avec elle.

La droite LR a dérivé si loin depuis les années Sarkozy qu’elle n’étonne désormais plus personne en parlant de « grand remplacement » comme d’autres commentent la météo ou le dernier Almodóvar. Persuadée que cette fuite en avant lui permettra de ramener dans son giron les classes populaires, une partie de la gauche s’est, elle aussi, mise à labourer le terrain des idées rances. En ressort un débat public indigent, dominé par les antiennes antisémites, xénophobes et racistes, au milieu duquel Marine Le Pen peut se frotter les mains.

Son principal adversaire de 2017 n’est pas étranger à cette situation. Non content d’avoir laissé ses ministres alimenter des débats sans fin sur « l’islamogauchisme », juger la présidente du Rassemblement national (RN) « trop molle », recycler son vocabulaire et sauter sur la moindre polémique lancée par la fachosphère, Emmanuel Macron a plusieurs fois affiché son attrait pour la droite la plus extrême. Un coup de fil à Philippe de Villiers, un autre à Éric Zemmour, des clins d’œil à Michel Houellebecq, des confidences à CNews et Valeurs actuelles...

Avec un art maîtrisé de la démagogie et une pratique assez médiocre de la triangulation, le chef de l’État a largement participé à la légitimation des figures, des idées et des véhicules qui ont permis la candidature de l’ancien polémiste. Les remparts se sont ainsi transformés en passerelles. Désormais, l’extrême droite est appréhendée comme tout autre adversaire politique. Ses propositions sont débattues avec sérieux. Et ses factieux sont relégués au même rang que les militant·es antiracistes. Cette pente peut conduire loin. Y compris jusqu’au pire.

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