Bruz (Ille-et-Vilaine), envoyée spéciale.- En Bretagne, c’est une habitude. Pour éviter que des manifestants viennent gâcher l’événement, le Rassemblement national organise généralement ses meetings dans des villes moyennes ou des petites communes rurales. En déplacement ce week-end dans la région, Marine Le Pen et Jordan Bardella, tête de liste du RN pour les élections européennes, ont donc jeté samedi 6 avril leur dévolu sur Bruz, une ville d’environ 18 000 habitants, en banlieue de Rennes. Et ce n’est pas dans le centre urbain qu’ils ont installé leurs micros, mais à l’extrême nord des limites de la commune, dans une exploitation agricole prêtée par un ancien candidat FN aux départementales de 2015.
Quelques jours plus tôt, sur les réseaux sociaux, le président du groupe du RN au conseil régional de Bretagne, Gilles Pennelle, avait promis une « ambiance française » avec « des galettes-saucisses ». Deux granges assez grandes pour abriter de gros tracteurs ont été aménagées pour l’occasion. Au fond de chacune d’elles, un mur de ballots de paille sur lequel ont été placardées les affiches de campagne du RN réunissant Jordan Bardella et Marine Le Pen sous le slogan : « Donnons le pouvoir au peuple ».
Vers 14 h 30, la grange où le podium a été installé commence à se remplir. Dans l’assemblée, des personnes âgées mais aussi des jeunes et des familles avec enfants, pour la plupart déjà convaincus par les thèses du Rassemblement national.

René, un pharmacien de 60 ans, a fait le déplacement avec sa femme depuis Saint-Malo, où ils résident. Électeur de Marine Le Pen en 2017, partisan de la « défense de l’identité française », il juge que la stratégie européenne du RN est la bonne. « Il faut combattre l’Europe de l’intérieur », au Parlement européen, explique-t-il. Lorsqu’on lui demande ce qu’il veut combattre, René évoque tout de suite l’immigration. « À Rennes, on a vu arriver un afflux supplémentaire de migrants depuis 2017. Monsieur Macron ne fait rien pour lutter contre ça », affirme-t-il.
Un peu plus loin, une jeune femme confie participer pour la « première fois » à un meeting politique. Mais elle se dit déjà acquise « à 100 % à tous les arguments de Marine Le Pen ». « Je trouve que c’est une femme qui a le charisme pour prendre le pouvoir. C’est la seule qui peut vraiment faire quelque chose », estime-t-elle. Quand on lui demande quels arguments l’ont convaincue, la jeune femme évoque la préférence française : « Marine Le Pen protègerait mieux les Français. Moi, je travaille dur, je me saigne pour boucler mes fins de mois, et je vois des gens qui ne travaillent pas et qui profitent du système. »
Contraint à quitter cette réunion pourtant « publique » par le service d’ordre du Rassemblement national (voir notre Boîte noire), Mediapart n’a pas pu assister aux discours de Marine Le Pen, de Jordan Bardella et de la députée européenne sortante Dominique Bilde, candidate à sa réélection, qui les accompagnait.
Les deux témoignages recueillis ci-dessus font néanmoins largement écho à l’argumentaire déployé par le RN dans la région. Dans sa vidéo postée sur Facebook, annonçant la tenue de l’évènement, Gilles Pennelle avait appelé à « changer cette Europe qui ne protège plus les Français ». « Il faut aussi battre Macron car si sa liste arrive en tête, la politique d’austérité et la politique anti-française s’accentueraient », poursuivait-il. Avant d’appeler les électeurs à « faire du 26 mai un référendum contre l’immigration », contre « la submersion migratoire qui menace notre pays ».
Étrangement, la veille, aucun des habitants interrogés par Mediapart ne semble être au courant qu’un meeting du Rassemblement national doit avoir lieu sur la commune. Profitant de l’affluence du marché en ce vendredi matin, trois « gilets jaunes » distribuent eux des tracts pour informer les riverains de la création d’une « assemblée citoyenne » à Guichen, une ville voisine située à 10 kilomètres de là. Alors que le Rassemblement national n’a cessé ces derniers mois de s’autoproclamer porte-parole des gilets jaunes, les trois comparses se disent sceptiques sur la capacité de Marine Le Pen d’incarner une alternative.
« C’est la pièce de rechange du système. Si on vote pour elle, ça ne changera pas grand-chose », affirme Sylvain, « menuisier dissident », selon sa propre formule. « Ça servirait à rien de remplacer Macron par Le Pen », abonde Mary, retraité de l’enseignement. « Le problème, c’est qu’il n’y a personne d’autre », se lamente-t-elle. « Moi, c’est le côté raciste, anti-migrants qui me fait peur chez Marine Le Pen », ajoute Alice, ancienne enseignante devenue danseuse. « Je me suis engagée avec les gilets jaunes pour retrouver l’espoir, explique-t-elle, mais je ne suis pas sûre que la solution soit politique. »
La jeune femme, qui s’est abstenue au second tour de la présidentielle, compte bien éplucher les programmes des listes européennes. Mais elle sait déjà qu’elle aura du mal à trancher. Même sentiment dubitatif pour Mary, qui s’interroge sur les ambitions européennes du RN : « Marine Le Pen était contre l’euro. Depuis, elle a changé d’avis. On se demande si le RN n’y va pas seulement [au Parlement européen – ndlr] pour récupérer l’argent. »
Croisé quelques minutes plus tard dans les travées de la halle Pagnol, Gilbert* n’est pas non plus emballé par Marine Le Pen. « Elle ne me plaît pas, elle manque d’humanisme », tranche-t-il. Le retraité de 72 ans votera pour François Asselineau (Union populaire républicaine), louant son engagement « clairvoyant » en faveur du « frexit ». « L’Europe, c’est du pipeau », lâche le Bruzois, fustigeant « les sociétés capitalistes américaines qui gouvernent tout ».
« Les gens ne sont pas contents mais, au final, Macron fait ce qu’il avait dit dans son programme », fait remarquer de son côté Aurélie, devant un marchand de légumes. Fraîchement installée à Bruz, la jeune femme de 28 ans, horticultrice, votera sans doute pour une liste de « gauche, écolo, décroissante ». « Bien sûr, je suis pour qu’on consomme français, mais Marine Le Pen veut fermer complètement les frontières et ça je ne veux pas », souligne-t-elle. Et d’insister : « Il faut apprendre à cohabiter, c’est l’avenir, pas seulement pour éviter les guerres mais aussi pour lutter contre le changement climatique. »
Un peu plus tard, à la terrasse du bar L’Époque sur la place principale de Bruz, Ahmed, 38 ans, ne sait pas encore s’il ira voter. Mais ce Français d’origine tunisienne, employé au CHU de Rennes, pourrait se laisser séduire par Marine Le Pen. « Si elle reste correcte avec les Arabes et les musulmans, je crois que cette fois, tous les Français vont voter pour elle », avance-t-il. « Depuis que Macron est là, les prix n’ont pas baissé. On travaille, on paye, mais on n’a jamais d’argent », se désole-t-il. Et de préciser : « L’Europe grignote [notre argent – ndlr] pour le donner aux pays pauvres, il faut que ça change. »
La Bretagne est « une terre de mission » pour le RN
Le maire de Bruz, Auguste Louapre, n’est pas étonné que le Rassemblement national n’ait pas médiatisé davantage sa réunion publique. « Ce n’est pas leur territoire, les Bretons sont raisonnables », glisse-t-il, estimant que la Bretagne est irriguée par une « tradition d’accueil » et de « charité », mais aussi que la pression migratoire y est « moins importante » que dans d’autres régions.
Élue de l’opposition municipale et ancienne adjointe au sein de la majorité de gauche précédente, Catherine Déchar doute également que les arguments de l’ancien parti frontiste fassent recette auprès des Bruzois. « Il y a une progression du Front national dans les esprits mais je ne pense pas qu’il y ait une forte imprégnation dans notre ville », dit-elle, prenant à témoin une enquête réalisée cet été par l’opposition municipale devant les grandes surfaces de la commune.
« On a posé clairement la question : “Est-ce que la commune doit aider à l’accueil des réfugiés ?” On a eu 80 % de personnes qui nous ont dit : “Oui.” C’est une mission essentielle pour eux d’accueillir ces personnes. »
Autre preuve que le Rassemblement national n’est pas en terrain conquis dans la région, l’Union démocratique bretonne (UDB) et la Ligue des droits de l’homme (LDH) ont protesté vendredi après-midi contre la visite de Marine Le Pen et Jordan Bardella sur la criée du Guilvinec, dans le Finistère, où ils étaient venus rencontrer des professionnels de la pêche. Les manifestants ont notamment brandi des pancartes sur lesquelles étaient inscrites « er-maez », dehors en breton.
En prévision du déplacement du RN, les élus LREM du Finistère avaient quant à eux dénoncé, dans un communiqué, « une provocation supplémentaire du parti lepéniste », reprochant à sa cheffe d’avoir « soutenu et applaudi le Brexit ».
Face aux manifestants qui étaient à sa fenêtre lors de sa conférence de presse, Marine Le Pen a répondu en accusant la tête de liste LREM, Nathalie Loiseau, de se réjouir d’un « Brexit dur ». Elle a par ailleurs présenté le RN comme la seule planche de salut des pêcheurs face aux « technocrates » européens qui « pensent que les poissons sont carrés » et adoptent des « réglementations absurdes ».
Contactée par Mediapart, Forough Salami-Dadkhah, vice-présidente chargée de l’Europe et de l’international à la région Bretagne, et candidate aux européennes sur la liste du PS et de Place publique, ne croit pas non plus que le discours du Rassemblement national fasse mouche.
« En charge des fonds européens, je côtoie régulièrement les pêcheurs. Bien sûr, ils veulent des améliorations au niveau du FEAMP [Fonds européen sur les affaires maritimes et la pêche – ndlr], notamment face au Brexit, mais ils savent ce qu’ils doivent à l’Europe », assure-t-elle, se disant « pratiquement convaincue que la Bretagne sera fidèle à sa tradition et fera le choix de l’Europe ».
La Bretagne est « une terre de mission » pour le Rassemblement national, explique l’historien François Prigent, chargé de cours à Science Po-Rennes. Certes, le parti n’y dispose pas d’un « véritable réseau militant » et ses scores y sont encore inférieurs à la moyenne nationale (11 % des voix à Rennes et 17 % des voix à Bruz en 2017 pour Marine Le Pen ; le Front national avait fait 9 % à Rennes et 14 % à Bruz lors des européennes de 2014). Mais « il y a eu une croissance qualitative très forte sur la période 2002-2017, grâce aux élections à la proportionnelle », souligne-t-il. Au conseil régional breton, dix élus RN siègent actuellement.

Auparavant, « l’extrême ouest breton était allergique à l’extrême droite. C’était vraiment le Far West pour le Front national. Mais des verrous ont sauté », analyse François Prigent, citant le « recul de la pratique religieuse » et l’affaiblissement du militantisme « anti-fasciste de gauche ». Aujourd’hui, selon l’historien, les trois composantes du vote frontiste sur le plan national se retrouvent en Bretagne.
D’abord sur le « littoral », « chez les retraités et les professions libérales, avec des préoccupations proches de celles du pourtour méditerranéen » tendance Jean-Marie Le Pen. Ensuite dans les « quartiers industriels et populaires des grandes villes » bretonnes et dans une partie du « secteur de l’industrie agro-alimentaire », notamment dans le « centre Bretagne », où l’on votait autrefois communiste. Et enfin dans les « zones péri-urbaines profondes », « celles d’une partie de la France des gilets jaunes », « celles des zones pavillonnaires et des classes moyennes déclassées qui souffrent de la perte du tissu associatif, du service public, de tout ce qui créait du lien social ».
« Ce qui est intéressant avec la Bretagne, c’est que ces trois électorats-là sont soudés par la question de l’immigration », ajoute François Prigent. De ce point de vue, les arguments déployés par le Rassemblement national en vue des européennes pourraient les aider à consolider, voire à poursuivre leur progression. Mais de là à « toucher les grandes villes et les catégories qui font l’essentiel du cœur de la Bretagne, le compte n’y est pas », conclut-il.
D’autant que les élus bretons du RN ont l’air d’avoir du mal à accorder leurs partitions. Alors que le président du groupe RN à la région, Gilles Pennelle, ancien mégrétiste, joue l’union des droites, d’autres édiles assument les discours les plus extrémistes, comme la conseillère RN Catherine Blein, qui avait tweeté : « Tuerie en New Zealand : œil pour œil… », lors de l’attentat de Christchurch qui a fait 49 morts le mois dernier, ou son collègue, Christian Lechevalier, qui critiquait encore ouvertement ces derniers jours, sur le même réseau social, « l’apparence » et les origines sénégalaises de la nouvelle porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye.