Le cocktail n’a pas manqué de dégénérer. Dans un établissement qui bouillonne depuis la rentrée à la suite de la mutation forcée d’un enseignant, et en réponse à un blocage des élèves ces deux derniers jours, la police est intervenue massivement, mardi 11 octobre, près des grilles du lycée Joliot-Curie à Nanterre (Hauts-de-Seine). Quatorze lycéens, « majoritairement mineurs » selon le parquet – le plus jeune a 14 ans – ont été interpellés et sont depuis placés en garde à vue au commissariat de Nanterre.
Le blocus de l’établissement, démarré lundi, déjà sous surveillance policière, avait pour objectif de protester contre la fin du dispositif d’aide aux devoirs, la pression de la direction sur les tenues de certains élèves considérées comme explicitement religieuses (abaya), mais aussi de marquer le soutien des élèves au professeur de mathématiques Kai Terada muté d’office. Une mobilisation en écho au rassemblement organisé le même jour sur le parvis de la mairie par plusieurs organisations contre la « répression syndicale ».

Mais dès 7 h30, la police, arrivée sur les lieux, a commencé à fouiller les lycéens, « exclusivement des garçons », relate le communiqué de l’assemblée générale des personnels du lycée Joliot-Curie, publié mardi soir. Selon la préfecture des Hauts-de-Seine, dans le cadre d’un dispositif « coordonné » avec l’Éducation nationale, les forces de police ont eu ordre d’intervenir pour « assurer le libre accès à l’établissement ».
Elles auraient alors été prises à partie par plusieurs individus, toujours selon la préfecture, qui estime que la police a été la cible « de tirs de mortiers et des jets projectiles ». « Les premières interpellations ont eu lieu vers 10 heures par une sorte de brigade anti-émeute, casquée, avec boucliers, raconte de son côté Margot, professeur d’EPS au lycée Joliot-Curie, présente lors des évènements. D’abord aux abords de l’établissement, puis derrière le lycée. Il y a eu ensuite une deuxième vague d’interpellations sur le parvis de la mairie, où nous nous sommes fait nasser. »
Nicolas Russeil, cosecrétaire départemental de Sud éducation, est arrivé sur place vers 11 heures en soutien à son collègue Kai Terada et a découvert « un nuage de gaz lacrymogène, des élèves courant partout, notamment sur l’avenue très passante où la circulation n’avait pas été coupée, et en face de laquelle était prévu le rassemblement, ce qui m’a semblé très dangereux ».
Selon le syndicaliste, « des élèves avaient peur, ils étaient très surpris par la violence et la tournure prise par les évènements ». Devant la mairie, un élève aurait d’ailleurs été touché par un tir de flashball, si l’on en croit les enseignants présents sur place, puis envoyé à l’hôpital, d’où il est sorti avec deux points de suture mardi dans la journée. La police, elle, a évoqué deux blessés dans ses rangs. Un élément non confirmé par la préfecture.
Familles, soutiens et enseignant·es se sont rassemblés jusque tard mardi devant le commissariat de Nanterre pour tenter d’obtenir des informations, tous les parents n’ayant pas été, selon une mère membre de la FCPE (fédération des parents d’élèves), tenus informés du sort réservé à leurs enfants.
La députée écologiste Sabrina Sebaihi, appelée à la rescousse, est entrée dans le commissariat dans la soirée, forte de son mandat qui permet à un parlementaire d’entrer dans les lieux de privation de liberté. Elle parle d’une grande « confusion » : « Les policiers m’ont parlé de onze jeunes, inconnus des services, ceux que j’ai pu voir en cellule, très jeunes, 14, 15 ans, plutôt calmes mais assez sonnés d’apprendre qu’ils allaient passer la nuit là. »
La députée affirme que, malgré la demande d’au moins une famille de recourir à l’avocat Arié Alimi, plusieurs auditions ont eu lieu en présence d’avocats commis d’office. Au moins huit gardes à vue auraient été prolongées au-delà de 24 heures, y compris pour les jeunes de moins de 16 ans.
Le parquet, interrogé mardi dans la soirée par Mediapart, a justifié le placement en garde à vue par le fait qu’il enquête sur des soupçons « d’attroupement armé par des individus masqués » et « violences volontaires aggravées » et confirme les prolongations pour mener « auditions et investigations ». Les nombreuses vidéos, qui circulent déjà sur les réseaux sociaux, devraient être au cœur de l'enquête.

Nicolas Russeil ne comprend pas cette gestion policière et judiciaire des évènements, et y voit une envie de faire « place nette ». « Nous sommes choqués par la disproportion entre les moyens policiers déployés et la réalité d’un blocus pacifique d’adolescent·es devant leur établissement scolaire, ont également indiqué les enseignant·es de Joliot-Curie réunis en assemblée générale. Ils et elles sont traités comme des délinquants (…) L’absence de directives claires a entrainé des crispations et la présence policière de plus en plus massive a contribué à tendre la situation. Il a fallu attendre trois heures la décision de fermer l’établissement. »
« On a eu Mantes-la-Jolie en 2018 , avec plus de 150 enfants interpellés, le lycée Arago à Paris, 101 enfants interpellés et placés en garde à vue prolongée, d’autres cas encore, moins médiatiques, pendant des manifestations lycéennes… Nous sommes aujourd’hui à Joliot-Curie dans le droit fil de ces affaires, avec, à chaque fois, des arrestations massives qui posent question », estime l’avocat Arié Alimi, désigné pour défendre les treize jeunes gardés à vue à Nanterre.
La situation semble également « surréaliste » aux yeux de Sabrina Sebaihi : « Nous avons un professeur reconnu suspendu la veille de la rentrée. Il va être muté dans les Yvelines, on ne sait pas pourquoi. Il dépose un recours qui annule sa suspension déjà terminée [sur décision du ministre Pap Ndiaye –ndlr]. Il dépose un deuxième recours sur sa mutation en elle-même, l’établissement se met en grève en soutien. De leur côté, les élèves ont des revendications légitimes : la qualité des repas, le maintien de l’aide aux devoirs, le refus des remarques sur la longueur des robes des filles, puisque le ton semble s’être durci sur la laïcité. Cela fait plus d’un mois que ça dure. On pouvait s’attendre à ce qu’une telle intervention finisse mal. »
Déjà, dans un communiqué commun publié le 6 octobre, trois syndiqués dénonçaient une volonté de l’administration de juguler « l’action collective et syndicale », et critiquaient la mise sous tutelle de l’établissement, à la suite de l’annonce d’un « plan d’accompagnement » du lycée Joliot-Curie, qui se traduirait par des interventions de l’inspection académique dans toutes les disciplines, et notamment sur le motif d’atteinte à la laïcité de la part des élèves, des faits que les professeurs jugent « ultra-minoritaires ».
Les parents des adolescents placés en garde à vue ont appelé à une « journée morte » au lycée de Nanterre mercredi 12 octobre, soutenus par la FCPE, comme le confirme cette représentante : « On doit calmer les tensions, le temps de savoir ce que vont devenir ces jeunes. Nous avons besoin d’une journée journée off, dans l’intérêt de tout le monde, pour calmer les rumeurs, et se retrouver après ce qui est un véritable choc émotionnel. » Le lycée a néanmoins rouvert mercredi, et plusieurs familles s’étaient à nouveau massées devant les grilles du commissariat de Nanterre, dans la matinée.