Dans la tête d’Emmanuel Macron

Qui est Emmanuel Macron ? Comment pense-t-il ? Tentative de plongée dans l’univers labyrinthique du président de la République, habitué à jongler aussi bien avec les références intellectuelles que les notes de synthèse.

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Nous sommes en 2010. Il y a une éternité. Emmanuel Macron, 32 ans, alors associé-gérant de la banque Rothschild, se plie à l’exercice convenu de l’entretien pour la revue de Sciences Po, dont il est l’ancien élève. À la question de savoir où il se voit dans dix ans, il répond : « Tout est ouvert. Je ne me suis jamais projeté à dix ans. » La réponse fait sourire maintenant qu’Emmanuel Macron est devenu président de la République et qu’il peut se projeter, dans dix ans, au terme d’un double quinquennat.

Le jeune homme avait-il une idée en tête ? Moins d’un an plus tard, il rédige un article pour la revue Esprit, à l’occasion d’un banal dossier sur les « avancées et les reculs démocratiques ». On y trouve déjà presque toute l’analyse et la conception de la politique qui lui permettront, six ans plus tard, de devenir le plus jeune président que la République ait connu : la décomposition des partis traditionnels permettant une nouvelle offre politique ; l’inutilité du « programme » comparé au « projet » (« La notion de programme politique – qui voudrait qu’on décide à un instant les mesures et le travail gouvernemental des années à venir en s’y tenant de manière rigide et sans le rediscuter régulièrement –, n’est en effet plus adaptée. ») ; l’accent mis sur la « responsabilité » et la « délibération » ; le rejet du dialogue social tel qu’il s’est construit en France, en raison de la « tradition anarcho-syndicaliste en même temps que l’aversion d’une grande partie du patronat au dialogue social »

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Emmanuel Macron le 10 mai, lors de la commémoration de l'abolition de l'esclavage, au jardin du Luxembourg © Reuters

Deux éléments essentiels distinguent toutefois le Macron de 2011 et celui qui s’installe à l’Élysée aujourd’hui. Il y a six ans, Macron écrivait : « On ne peut ni ne doit tout attendre d’un homme et 2012 n’apportera pas plus qu’auparavant le démiurge. Loin du pouvoir charismatique et de la crispation césariste de la rencontre entre un homme et son peuple, ce sont les éléments de reconstruction de la responsabilité et de l’action politique qui pourraient être utilement rebâtis. »

Sa campagne a pourtant été tout entière centrée sur sa personne. Il s’est même fondu avec succès, voire délice, dans le présidentialisme providentiel. Depuis un an, Macron, à la tête d’une équipe resserrée de jeunes technos – « la secte », comme les appelle un récent rallié –, s’occupe de tout dans En Marche!, des investitures législatives au taux de réponse aux mails, qu’il « monitore » chaque semaine au milieu de nombreux autres paramètres de satisfaction, comme le PDG d’une entreprise. Une vieille connaissance le compare même au « Young Pope » de la série américaine du même nom, incarné par Jude Law, jeune pape choisi par défaut qui se révèle autoritaire une fois parvenu au pouvoir. Invité de Mediapart deux jours avant son élection, Macron assure qu’il « change[ra] » une fois à l’Élysée : « Cette fonction a une part symbolique qui n’est plus de la gestion. »

Macron, qui fait dans l’article d’Esprit l’éloge du parlementarisme et de la démocratie sociale, paraît surtout avoir oublié sa conclusion d’alors : « Seule l’idéologie permet de remettre en cause l’entêtement technique, la réification d’états de fait : seul le débat idéologique permet au politique de reposer la question des finalités, c’est-à-dire la question même de sa légitimité et de penser son action au-delà des contraintes factuelles existantes. » Rallié de la première heure et secrétaire général d’En Marche!, Richard Ferrand définit au contraire le macronisme comme un « pragmatisme radical », c’est-à-dire précisément un refus de l’idéologie… en tout cas d’une idéologie explicite, même si ses détracteurs jugent qu’il ne s’agit en réalité que de l’application de l’idéologie néolibérale, qui s’est toujours présentée sous les traits de la neutralité axiologique… et, justement, du pragmatisme.

Emmanuel Macron affirme pourtant toujours croire « à l’idéologie politique. L’idéologie, c’est une construction intellectuelle qui éclaire le réel en lui donnant un sens, et qui donne ainsi une direction à votre action. C’est un travail de formalisation du réel ». Il perçoit toutefois l’idéologie comme une manière d’« éclairer » et de « formaliser » le réel, non de le transformer. Macron n’est pas un disciple de Marx et on ne s’étonnera guère qu’il ne souscrive pas à la fameuse phrase de ce dernier, selon laquelle « les philosophes n’ont, jusqu’à présent, fait qu’interpréter le monde de diverses façons, il s’agit désormais de le transformer ». Le communicant Robert Zarader, ex-conseiller de Hollande qui lui parle beaucoup, a ce jugement : « Macron, c’est la revanche de Proudhon sur Marx. Il n’est pas nourri par l’imaginaire de la lutte des classes qui continue d’imprégner le parti socialiste. Sa culture, c’est une logique d’émancipation de l’individu au sein d’un collectif. » Il demeure toutefois étrange d’affirmer croire à l’idéologie politique tout en lui déniant ce qui, dans ce terme, implique une volonté de modifier le réel pour l’accorder à ses convictions.

Lorsque Mediapart avait rencontré Macron en 2013 pour un article intitulé « L’impossible définition du hollandisme », celui qui était alors secrétaire général adjoint de l’Élysée activait déjà une manière de penser où l’idéologie se pliait aux conditions concrètes : « Quand vous arrivez dans un pays riche, sans contrainte externe, l’idéologie peut conduire à transformer et à donner des preuves de réel assez tôt. Ce n’est pas la situation dans laquelle nous vivons. Aujourd’hui, l’équation est historiquement surdéterminée par la contrainte externe, à la fois financière et européenne, et par la demande sociale. » Notamment, expliquait-il, par « la droitisation de la société », c’est-à-dire une donnée non objective et contestée par de nombreux chercheurs en sciences sociales.

S’il n’existe sans doute pas, au sens précis du terme, d’idéologie macroniste, la définition du macronisme est toutefois moins « impossible » que celle du hollandisme : contrairement à son mentor, l’ancien ministre de l’économie affiche des références, des lectures et des écrits théoriques. Quand on sait, toutefois, que l’article d’Esprit s’intitulait « Les labyrinthes du politique », la tâche de saisir la manière dont pense et ce que pense Emmanuel Macron demeure délicate. L’accès au cerveau du nouveau président de la République, présenté par ses opposants comme un espace de coworking ouvert à tous vents ou une déclinaison rajeunie de celui de Margaret Thatcher, et par ses partisans comme une mécanique de haute précision ultrarapide, voire comme celui d’un philosophe en politique, s’avère bien un dédale, tant l’homme braconne dans des univers éloignés les uns des autres…

Références et « pensée patchwork »

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Paul Ricœur, en 1993 © Reuters

Jankélévitch, Platon, Kant, Hegel, Machiavel, mais aussi Mauriac, Stendhal, Giono, Gide, Hugo, Giraudoux, Flaubert… Les références philosophiques et littéraires citées par Emmanuel Macron aux détours de ses entretiens ou de son livre Révolution (XO) sont aussi nombreuses que diverses. Rares sont les membres du personnel politique capables de citer les Feuillets d’Hypnos de René Char lors d’un meeting devant 6 000 personnes comme il le fit à Lyon pendant la campagne, ou de discuter de la notion de temporalité « dans la pensée de Heidegger, où l’accent est mis sur le futur au travers de l’être-pour-la-mort et du statut donné au Souci » (dans un article pour la revue Esprit, en août 2000).

Cette indéniable habileté à manier les concepts et les auteurs est le produit d’un itinéraire de lectures inauguré par Germaine Noguès, sa grand-mère institutrice, prolongé par Brigitte Trogneux, la professeure de lettres du lycée privé de la Providence d’Amiens, qui deviendra sa femme, puis formalisé par des études à Sciences Po Paris et en classe prépa. À l’exception d’une prédilection pour les philosophes qui pensent le politique, d’une volonté de concilier littérature et théorie, ou encore d’une place importante donnée à l’histoire et aux historiens, le tout dessine toutefois une pensée « patchwork ». Macron assume et justifie cette manière d’aller piocher ici ou là, comme un moyen de mieux comprendre la grande mutation civilisationnelle en cours. « Je pense que nous vivons un temps de recomposition profonde et radicale, dit-il en mars, invité de l’émission « La fabrique de l’Histoire », sur France Culture. Vouloir être enfermé de manière exclusive ne permet pas de faire face aux défis du temps présent. »

Cette pensée ressemble alors à la définition que le nouveau président donne de l’histoire de France : « Un tissu qui change de couleur, qui est parfois rapiécé. » Une « moire » qui ne possède pas de lignes de force exclusives mais permet tout de même de repérer des dominantes et des régularités.

La première est le legs du philosophe Paul Ricœur, rencontré par l’intermédiaire de son professeur François Dosse, et qu’il assista pour l’édition de l’ouvrage La Mémoire, l’histoire, l’oubli (Le Seuil, 2000). « Je donnais un cours d’historiographie à Sciences Po, se rappelle Dosse, auteur d’une biographie du philosophe parue en 1997. Ricœur, qui n’était pas historien, cherchait un étudiant pour aller en bibliothèque, monter l’index, chercher des références. Je lui ai dit que j’avais sous la main un étudiant fort brillant. »

Emmanuel Macron s’est sans doute un peu poussé du col en suggérant qu’il avait « participé à l’accouchement de La Mémoire, l’histoire, l’oubli, livre qu’il venait de commencer lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois » et avait été l’assistant du philosophe, un terme qui n’existait déjà plus dans l’université à l’époque. Dosse, sollicité par Mediapart, assure pourtant avoir été témoin d’une « vraie relation, de plain-pied, quasi filiale », entre le vieil homme et le jeune étudiant, qui fut même invité aux 90 ans du philosophe en 2003. « Il avait 23 ans, mais avec Ricœur, il n’était pas un gamin : c’était un partenaire », confirme la philosophe Catherine Goldenstein, qui accompagna Ricœur jusqu’à son décès en 2005.

Emmanuel Macron ne rate pas une occasion de rendre hommage au philosophe. Il juge que Paul Ricœur lui a amené une « culture politique » et « l’a poussé à faire de la politique », notamment grâce à sa réflexion « sur la possibilité de construire une action qui ne soit pas verticale (c’est-à-dire qui ne soit pas prise dans une relation de pouvoir), mais une action qui échappe dans le même temps aux allers-retours permanents de la délibération ». À travers Ricœur, Emmanuel Macron s’inscrit dans l’histoire de la revue Esprit, dont il a été longtemps membre du comité de rédaction, une revue créée par le philosophe Emmanuel Mounier, dont le courant d’idées, le personnalisme, recherchait, pour le dire vite, une troisième voie entre capitalisme et marxisme.

Le philosophe Olivier Abel, spécialiste de Ricœur, se dit « embarrassé » lorsqu’on le questionne sur la proximité « philosophique » entre le nouveau président, qu’il n’a fait que croiser à l’époque où Ricœur rédigeait son ouvrage, et les usages qu’il fait d’une pensée « ample », dont « diverses lignes d’interprétations valables peuvent être tirées ».

Il précise toutefois que « le point de plus grande proximité me semble résumé dans la fameuse formule “et en même temps” : vouloir par exemple en même temps la libération du travail et la protection des plus précaires, cette manière d’introduire une tension soutenable entre deux énoncés apparemment incompatibles, est vraiment très ricœurienne. Je dirai la même chose de l’antimachiavélisme de Macron, son refus de jouer sur les peurs et les ressentiments, ce désir d’orienter de l’intérieur la gouvernance vers le bien commun. Un troisième point que je relève, c’est une conception de la laïcité non pas identitaire mais strictement juridique, libérale, et faisant droit à la condition pluraliste de nos sociétés, des traditions inachevées qui les constituent. Un dernier point serait la priorité accordée à une éthique de la responsabilité, le refus des promesses fallacieuses, une sorte de “sagesse pratique” cherchant sans cesse à intégrer la pensée des conséquences au sens de l’initiative ».

Abel précise toutefois, et aussitôt, que certains autres aspects, moins économicistes et pragmatiques, de la pensée de Ricœur, ont peut-être échappé au nouveau président : « La lecture de Ricœur pourrait apporter un contrepoint critique par son refus d’une apothéose du travail : les humains ont aussi besoin de parole, de libre conversation, de refaire cercle autour de toute question, de faire chœur pour s’émerveiller, d’habiter ensemble le monde. Du même mouvement, Ricœur résisterait à l’apothéose des questions économiques qui semblent aujourd’hui, comme dans le marxisme de jadis, la sphère des sphères, la sphère “totale” : il faut penser l’institution de la pluralité des sphères. Enfin, et surtout, il y a chez Ricœur une pensée de l’imagination instituante, ou de l’institution imaginante, qui prend la forme d’un éloge modéré mais résolu de l’utopie, à la fois comme critique de la réalité dominante et exploration du possible, qui fait que le monde n’est pas fini et que la radicale pluralité des formes de vie est désirable. »

Chez Emmanuel Macron, l’utopie n’existe pas. En tout cas, elle passe inaperçue, car elle n’a pas de portée pratique. Pour lui, l’action politique se déploie au contraire dans le réel, le présent, le « faisable ». Macron refuse les « promesses qu’on ne peut pas tenir ». Il dit souvent « on ne va pas se mentir ». Il lui arrive de citer cet aphorisme qui douche les audaces : « Y en a qui ont essayé, ils ont eu des problèmes. » La formule, qu’il a faussement attribuée au génial parolier de cinéma Michel Audiard, est en réalité un gimmick… des humoristes Chevallier et Laspalès.

Le second legs explicitement revendiqué est celui du libéralisme, toute la question restant de savoir comment Macron investit ce terme dont le signifiant flotte selon les époques où il se déploie, les préfixes qu’on lui accole et l’objet, d’abord économique ou en priorité politique, sur lequel il se porte.

Sur France Culture, le nouveau président expliquait à propos de Saint-Simon et des saint-simoniens : « C’est une des filiations que je peux accepter […], comme j’accepte la filiation avec un libéralisme politique français […], cette exigence dans le rapport à la liberté politique, aux libertés individuelles, et dans le rapport entre le politique et l’individu, dans laquelle je me retrouve. Et Benjamin Constant. » Ce libéralisme lui fait préférer Danton à Robespierre, « parce que je pense qu’il y a chez Robespierre un rapport de brutalité de l’État et de la chose publique dans le rapport à l’individu, dans lequel je ne me reconnais pas ».

Reste à savoir si l’éloge constant de la « liberté », aussi bien en matière sociétale qu’économique, est, dans le cerveau d’Emmanuel Macron, autre chose que la liberté du renard dans le poulailler.

À cet égard, la polémique qui a opposé, par voie de presse interposée, le nouveau président et son ancien professeur de philosophie, le penseur d’origine marxiste Étienne Balibar, est riche d’enseignements. Ce dernier affirme ne pas se souvenir de cet ancien élève et du travail de Macron, effectué à l’université Paris X-Nanterre sous sa direction, sur Hegel et Machiavel – contactée par Mediapart, l’université confirme que Macron a bien obtenu un DEA, mais ne peut communiquer le mémoire qu’avec l’autorisation de Macron, qui n’a pas fait suite à nos demandes.

Questionné par Le Monde, Balibar juge « absolument obscène cette mise en scène de sa “formation philosophique” », apparentée à « de la “com” ». À plusieurs reprises, Macron a évoqué sa dette à l’égard de Balibar, aujourd’hui professeur à Columbia, dont les cours, dit-il, « étaient des exercices philosophiques assez uniques ». Macron, dont un ressort psychologique consiste à tirer une grande satisfaction de l’effet qu’il produit sur ses interlocuteurs, n’en revient pas que le maître l’ait oublié, ou en tout cas feigne de l’effacer de sa mémoire. « C’est un cas presque psychiatrique, dit-il dans L’Obs. Je m’étonne qu’il ait oublié le nombre de fois où j’allais chez lui, rue Gazan à Paris, travailler mes textes avec lui. Je trouve aujourd’hui son attitude offensante. »

Derrière cette controverse personnelle se situe le véritable enjeu, celui de l’articulation entre liberté et égalité. Étienne Balibar est en effet le théoricien d’une « égaliberté » en forme de tension entre liberté et égalité, ou, si la liberté conserve une priorité, elle trouve à la fois sa limite et son effectivité dans l’égalité. Cette « égaliberté » serait seule à même de garantir la prise en compte de l’individu, contre tous les totalitarismes, les despotismes de la majorité, mais aussi les tyrannies des minorités dominantes du type oligarchique ou ploutocratique.

C’est précisément ici que le nouveau résident de l’Élysée et son ancien maître divergent. La manière dont l’exigence de liberté politique, sociétale et économique qu’affiche constamment Emmanuel Macron s’articule avec une politique égalitaire demeure beaucoup plus floue, pour ne pas dire illisible.

Lui qui se disait, dans un entretien au 1, « contre l’égalitarisme, qui est une promesse intenable », semble souvent se référer à une forme d’égalité des chances et des capacités, en convoquant des penseurs de la justice sociale tels John Rawls, ou l’économiste indien Amartya Sen : ce théoricien des « capabilités » a inspiré une philosophie du développement concentrée sur l’autonomie de la personne humaine, en opposition à une vision marxiste, centrée sur les structures économiques et la satisfaction première des besoins vitaux.

Pourtant, cette insistance sur les libertés et capacités individuelles, consubstantielle au libéralisme tel qu’il s’est construit historiquement, prend mal (ou trop bien) la mesure de la déflagration inégalitaire et des reconfigurations « ultra » du libéralisme, qui ont refaçonné sa définition. Dans un entretien au Monde, le politiste Bruno Palier, spécialiste de la protection sociale, revient en détail sur la façon dont Macron et son équipe, à commencer par l’économiste Jean Pisani-Ferry, prétendent vouloir importer en France le « modèle scandinave », qui allie flexibilité du marché de l’emploi et protection sociale de haut niveau.

Son verdict : le projet macroniste en a peut-être l’apparence, mais ni la saveur ni le socle. Macron, dit-il, « a compris la nécessité, pour l’État, de protéger les personnes et d’accompagner les parcours de vie ; il propose de mettre en place une assurance universelle pour tous les chômeurs et toutes les professions ; il entend réformer le système opaque du financement de la formation professionnelle, ce qui serait une avancée importante, car les plus âgés et les moins éduqués y accèdent peu ou pas du tout. Cependant, il ne semble pas avoir saisi que l’un des fondements du modèle, c’est l’égalité – pas seulement l’égalité des chances mais aussi l’égalité des conditions ».

C’est sans doute pour cela que Macron, qui se tient à bonne distance des auteurs réactionnaires qu’il vilipende à longueur d’interviews, ne s’aventure que de manière cosmétique sur les rives d’une pensée critique. Lorsqu’il évoque Gilles Deleuze (« La politique et la pensée politique se construisent dans les plis »), c’est uniquement pour en reprendre une « formule ». Quand il cite Pierre Bourdieu, c’est pour tirer le sociologue vers sa conception d’une société française dont le dysfonctionnement majeur serait moins la domination et l’inégalité que le manque de mouvements possibles. « L’élite politique, administrative et économique a développé un corporatisme de classe, analyse-t-il dans Le 1, hebdomadaire fondé par son mentor, l’homme d’affaires Henry Hermand, récemment décédé. Comme l’avait vu Bourdieu, elle l’a ordonnancé par des concours, des modes d’accès, des connivences qu’elle a en son sein et qui empêchent l’accès aux plus hautes responsabilités. Notre société n’est pas la plus inégalitaire, mais elle est l’une des plus immobiles. »

La « pensée McKinsey »

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Emmanuel Macron au Louvre, dimanche 7 mai © Reuters

Cette façon de mobiliser des références diverses, voire contradictoires, est typique de la manière de penser d’Emmanuel Macron, où se repère l’agilité dissertative d’un excellent élève, lauréat du concours général de français à 17 ans, passé à la fois par les plans en deux parties de Sciences Po et les argumentations en trois parties des classes préparatoires – il a échoué deux fois à Normale Sup’, seul accroc du parcours linéaire d’un premier de la classe provincial monté à Paris.

Cette pensée khâgneuse et braconnière, qui ne s’embarrasse guère de cohérence, se devine à une manière de répondre aux entretiens de manière parfois brillante, mais donnant souvent l’impression de préférer plaire à ses interlocuteurs infiniment divers plutôt que dessiner une ligne forte. Au point de donner le sentiment de rester en surface, en se contentant de citer des formules et des titres plutôt que d’entrer réellement dans des philosophies concrètes. Dans une réponse faite aux « Matins » de France Culture, il évoque par exemple comme des synonymes la « défaite de la pensée », titre d’un essai d’Alain Finkielkraut, et la « trahison des clercs », celui d’un opus de 1927 de Julien Benda. Deux livres qui ne disent pas la même chose, ni politiquement ni intellectuellement.

Dans Révolution, il intitule un de ces chapitres la « Grande Transformation », sans jamais se référer à l’ouvrage éponyme de Karl Polanyi. Ni s’interroger sur le fait que la grande transformation décrite par l’économiste hongrois est précisément la critique la plus précoce et la plus radicale du « désencastrement » de l’économie permise par le libéralisme, cette construction d’une « société de marché » qui ressemble fort au projet d’Emmanuel Macron.

Cette pensée khâgneuse se double d’une esthétique de la fiche technique, synthétique et rapide, cet art appris à l’École nationale d’administration (ENA), dont Macron est sorti avec les honneurs en 2004, « dans la botte » d’une promotion « Sédar Senghor » dont plusieurs membres, de gauche comme de droite, ont déjà de solides expériences au plus haut niveau de l’État. La pensée de l’inspecteur des finances Macron, qui aime à s’exprimer par sigles (CESE, TPEPME, CICE…), s’apparente souvent à une manière de raisonner propre à la haute fonction publique et à la technocratie d’État, aussi véloce que sûre d’elle-même, qui fait par exemple florès parmi les Gracques, dont Emmanuel Macron est très proche.

Macron avale d’autant mieux les notes qu’il en a rédigé lui-même des quantités. C’est en abreuvant François Hollande de notes dès 2010 qu’il a chauffé sa place auprès du futur président. Pour constituer son projet, Macron a lui aussi sollicité des notes tous azimuts, façon de repérer les esprits les plus concis, les plus vifs, mais aussi les plus politiques. Adepte forcené et intempestif des textos, d’échanges WhatsApp et des messages cryptés sur Telegram, Macron finit de forger son avis au contact d’un vivier éclectique de patrons, d’intellectuels, de praticiens de terrain, dont lui seul connaît la cartographie exacte.

Contrairement à son mentor François Hollande, Emmanuel Macron possède une formation littéraire et philosophique qui lui permet de mâtiner cette pensée technocratique de références plus vastes et profondes. Son expérience dans le privé paraît avoir aussi infusé dans sa manière de raisonner, lui permettant de se singulariser au milieu des hauts fonctionnaires de la République.

La trace la plus évidente réside dans cette façon de réfléchir en « diagnostic », en « process » et en « solutions ». Une sorte de « pensée McKinsey », du nom d’un des plus fameux cabinets de consulting mondial, spécialiste des restructurations et des plans de « transformation » managériaux. Celle-ci consiste à proposer des remèdes qui, souvent, reformulent ce que les « clients » (ou en l’occurrence les citoyens) ont exprimé – c’est le fameux « diagnostic » de la France, établi sur la base de verbatims obtenus en porte-à-porte l’été dernier et retraités par algorithmes. Et, souvent, à traiter davantage les symptômes que les racines du mal, comme le traduit le recours à la théorie du « nudge » (« coup de pouce »), un concept d’économie comportementale qu’on appelle aussi « théorie du paternalisme libéral ». Pensé par les économistes Richard Thaler et Cass Sunstein, utilisé en marketing mais aussi dans la sphère publique aux États-Unis par l’administration Obama et au Royaume-Uni par le gouvernement Cameron, il postule que les individus ne font pas que des choix rationnels et qu’on peut les inciter à changer leurs comportements à travers des « incitations douces ». En Marche! est pensé comme une machine électorale dont le but est de susciter de l’adhésion et de la confiance, en fidélisant un public, en écoutant ses desiderata, en devançant ses attentes. 

La seconde trace du passage par le privé d’Emmanuel Macron est une manière de juger et d’agir propre au banquier d’affaires. Elle lui a fait épouser la « grammaire des affaires », une expression dont il raffole, mais lui a aussi donné une mentalité de joueur, de raider, de séducteur, d’opportuniste qui analyse le marché et opère très rapidement, capable de faire une incroyable OPA sur la politique française, avec des effets de levier (peu de moyens, un gros profit) que n’aurait pas reniés, dans d’autres champs, Vincent Bolloré ou Patrick Drahi.

Cette capacité de mobiliser différents registres de compréhension du monde souvent étanches, d’allier des façons de raisonner et d’agir souvent contradictoires, lui a permis de passer maître dans l’art de la triangulation, dont il a fait sa marque de fabrique pendant sa campagne, que ce soit face aux journalistes ou par rapport à ses adversaires politiques. Cette technique de la triangulation, qui consiste à faire siens les références et les personnages de son adversaire pour les détourner à son profit (une pratique utilisée par Tony Blair en Grande-Bretagne ou par Sarkozy pour sa victoire de 2007), a été inaugurée par Emmanuel Macron il y a un an tout juste.

Le 8 mai 2016, il prononce à Orléans un éloge de Jeanne d’Arc visant à couper l’herbe sous le pied du Front national. Au début de sa campagne, alors que Macron cherche à se démarquer de Hollande et Valls, il fait vivre un imaginaire libéral-libéral à la Justin Trudeau, censé le distinguer des raideurs autoritaires du pouvoir. Une fois qu’éclate l’affaire Fillon, il chasse les voix sur sa droite en dégainant la « tolérance zéro » en matière sécuritaire (un concept forgé par le faucon Rudy Giuliani, ex-maire de New York et soutien de Donald Trump) ou en rejetant le « multiculturalisme ». Entre les deux tours, il dépeint le Front national comme l’« anti-France », emprunt étrange à la rhétorique de l’extrême droite, et en appelle aux « sans-grades », comme Jean-Marie Le Pen en 2002, tout en revendiquant à chaque instant son « patriotisme » contre le « nationalisme », au moment même où Marine Le Pen cherche à opposer le camp des « patriotes » et celui des « mondialistes ».

Encore une fois, Macron butine et le revendique. « Philosopher signifie alors peut-être savoir s’aventurer dans tous les paysages de la philosophie (que certains voudraient séparer par des gouffres), mais aussi se risquer dans d’autres contrées, étrangères, qui ne sont pas la philosophie et peuvent lui résister », écrit-il en 2000 dans un numéro du Magazine littéraire consacré à Paul Ricœur.

Son imaginaire : « marchisme » et modernisme

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Emmanuel Macron devant le logo d'un mouvement qui porte ses initiales © Reuters

Dans un entretien récent à L’Obs, Emmanuel Macron affirmait que « la fonction présidentielle réclame de l’esthétique et de la transcendance ». Qu’être « candidat à la présidence, c’est avoir un regard et un style ». Cette pensée agile et rapide, comme ces références variées, dessinent-elles pourtant un imaginaire, une esthétique, ou même un « regard » ?

Quatre éléments récurrents apparaissent. Grâce à ces axes dominants, la Formule 1 Macron a pu dépasser tous ses concurrents. Ils peuvent toutefois laisser sceptiques quant à leur capacité de lui assurer des bases suffisamment solides pour entraîner les Français dans le quinquennat à venir.

Le premier est le « marchisme », entendu à la fois comme ce qui marche et ce qui est en marche. « Chaque mesure a été choisie à l’aune du critère de l’efficacité », explique-t-il. « Efficacité », « pragmatisme » et « évaluation » : tels sont les piliers du macronisme. « Je suis un maoïste », a osé lancer Macron dans Le Parisien. Remarque évidemment ironique : pour le Grand Timonier, dit-il, « un bon programme, c’est ce qui marche »« Ce qui vole », dit souvent l’ancien ministre, au risque que ce qui vole ne soit que du vent.

Quand on lui demande de préciser le fonctionnement des 3 000 comités locaux du parti, dont certains sont régulièrement désactivés par le « QG » faute d’adhérents, le secrétaire général d’En Marche! Richard Ferrand a d’ailleurs cette phrase : « C’est assez darwinien chez nous : ce qui marche survit. » Cet « en-avantisme » potentiellement darwinien et concurrentiel, Macron cherche à lui donner des lettres de noblesse en se référant au héros de Stendhal (« C’est pourquoi j’aime beaucoup Fabrice del Dongo, qui se jette sur les routes avec une crâne inconscience »). Ou à la Pucelle d’Orléans, métaphore de sa propre trajectoire : « Elle sait qu’elle n’est pas née pour vivre mais pour tenter l’impossible. Comme une flèche, sa trajectoire fut nette. Jeanne fend le système […]. Elle était un rêve fou, elle s’impose comme une évidence. »

Le deuxième est « l’enmêmetempstisme », pour lequel il a été moqué mais qu’il a assumé, en meeting à Bercy le 17 avril ou au micro de France Culture : « Notre vie est toujours “en même temps” […]. Je pense que la construction d’une action politique contemporaine, c’est la capacité à appréhender le complexe du monde et à ne pas rester dans une forme de réductionnisme qui consisterait à dire choisissez votre camp. » Les exemples sont nombreux dans le trajet d’Emmanuel Macron de cette volonté de tenir ensemble des éléments censés ne pas tenir ensemble (se définir comme « et de gauche et de droite » en étant l’exemple le plus frappant), si ce n’est dans un mouvement perpétuel, pour ne pas dire de pantin, qui brasserait là encore beaucoup de vent. Le risque est alors élevé, que par des voies différentes de celles de François Hollande qui, à force de volonté de synthèse, aboutissait à des compromis absurdes, comme sur le cas de la petite Leonarda, autorisée à rentrer en France mais sans sa famille, Emmanuel Macron néglige le fait que « gouverner, c’est choisir » et ne tombe dans les apories d’un « populisme d’extrême centre ».

Le troisième est le modernisme, puisque Macron a misé beaucoup sur son image de jeunesse et de renouvellement, qui n’est pour l’instant confirmé ni par ses soutiens, ni par les ressemblances entre sa posture et celle, en son temps, d’un Jean Lecanuet ou d’un Valéry Giscard d’Estaing. Ainsi qu’il l’écrit dans son ouvrage Révolution : « Le véritable clivage aujourd’hui est entre les conservateurs passéistes qui proposent aux Français de revenir à un ordre ancien, et les progressistes réformateurs qui croient que le destin français est d’embrasser la modernité. »

En réalité, l’imaginaire est plus complexe que l’image, puisque Emmanuel Macron est à la fois capable de préfacer un livre intitulé L’État en mode startup (Eyrolles), où il juge qu’il faut « penser et repenser l’action publique dans son ensemble, afin d’adopter une stratégie du changement ambitieuse et réaliste, de faire émerger une véritable culture de l’évaluation, de revitaliser utilement notre démocratie participative » ; et d’affirmer, sur France Culture, que « nous avons besoin d’un enracinement historique pour entrer dans la modernité » (« La Fabrique de l’Histoire ») et qu’« on a toujours une part de tradition et de conservatisme. Je préfère parler de tradition, d’ancrage dans un passé, sinon c’est une modernité hors sol ».

Cet imaginaire moderniste fera-t-il alors autre chose qu’appliquer les vieilles recettes de la deuxième gauche ou de la troisième voie, qui ont catalysé l’explosion des inégalités en Occident ces dernières années ? Il est permis d’en douter, quand on sait à quel point Michel Rocard et Henry Hermand ont fait partie de ceux qui ont mis le pied à l’étrier du jeune Macron.

Le dernier axe repérable pourrait se baptiser le « capitalicisme ». Emmanuel Macron ne paraît guère opposé au capitalisme tel qu’il fonctionne. Il brandit en étendard la « grammaire des affaires », comme s’il l’avait rédigée lui-même. Ministre, il a pu expliquer à la chaîne britannique BBC que le malheur de la France avait été de ne pas faire les réformes nécessaires que la Grande-Bretagne de Thatcher a effectuées.

Comme Emmanuel Macron s’adapte (trop ?) bien à son public, il a aussi pu affirmer, dans la matinale de France Culture, que le capitalisme contemporain « est en train d’écraser toute forme de valeur sur la valeur monétaire. Et ça devient un capitalisme de puissants qu’on n’arrive plus à réguler. On a eu plusieurs vagues, la mondialisation du capitalisme dans les années 1980-1990, sa financiarisation, qui a encore décuplé cet effet-là, et la numérisation, qui est la troisième vague qui arrive dessus. Et donc, aujourd’hui, dans nos sociétés, il y a une forme d’effondrement moral, de sens, parce qu’en effet, ça c’est le point sur lequel j’adhère totalement, on écrase la notion de valeur sur le monétaire, parce que c’est le seul élément de fongibilité entre tous les espaces, parce que si je me compare à quelqu’un du fin fond de l’Inde dans ce monde hypermondialisé immédiat, la seule chose, le seul élément qui nous rende parfaitement comparables, c’est ce fétiche que dénonçait Marx, qui est l’argent ».

Quel que soit le moment où il a été sincère, son « capitalicisme » ne signifie pas seulement souscrire au système économique capitaliste tel qu’il fonctionne et dysfonctionne. Il désigne, au-delà, une vision du monde, où l’individu est destiné à maximiser ses différents capitaux (économique, social, voire santé…).

Macron assure qu’il n’est pas que cela. Qu’il entend certes « libérer », mais aussi « protéger ». À lui désormais d’en faire la démonstration.

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