Côté pollution de l’air, la Bretagne remporte un triste trophée. Elle ne couvre que 5 % de l’Hexagone, et la voilà classée par Air Breizh première région émettrice d’ammoniac, un gaz qui inquiète médecins, défenseurs de l’environnement et professions agricoles elles-mêmes.
La péninsule concentre à elle seule 58 % du cheptel et de la production porcine française, majoritairement dans le Finistère et les Côtes-d’Armor. Un poulet sur trois vient de Bretagne, et la région possède 21 % des élevages laitiers. Or, selon l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, ex-Inra), 95 % des émissions d’ammoniac sont d’origine agricole, dont 80 % issues de l’élevage. En Bretagne, cette part monte à 99 %.
« Il n’y a plus aucun doute scientifique : l’ammoniac est une source importante de particules très fines, les PM 2.5, elles-mêmes à l’origine d’une importante mortalité prématurée, pas tant liée aux maladies respiratoires qu’aux maladies cardiovasculaires », martèle Jean-François Deleume, docteur en médecine et membre de l’association Eau et rivières de Bretagne.
Un rapport du prestigieux institut allemand Max-Planck, publié en mars 2019, conforte son appréciation : la pollution de l’air aux particules fines provoquerait selon les chercheurs des maladies cardiovasculaires, respiratoires et des cancers, causant 67 000 morts prématurées dans l’Hexagone.
Et dans une étude américaine, publiée en mai 2021 dans les Actes de l’Académie nationale des sciences des États-Unis (PNAS), quatorze chercheurs attribuent à l’activité agricole intensive le décès de 17 900 personnes par an aux États-Unis, dont 69 % liés à l’ammoniac.
Cette recherche est la première à imputer directement à la production et la consommation de viande des décès causés par la pollution de l’air . « Les conséquences sanitaires et environnementales de nourrir une population mondiale en augmentation constante sont de plus en plus manifestes », commentent les auteurs.
Un sujet « passé sous silence » en Bretagne
Le porte-parole d’Eau et rivières de Bretagne, Jean-François Piquot, a lancé l’alerte dès 2006 en rédigeant un rapport sur l’ammoniac basé sur les données du Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa) : la Bretagne concentre alors 19 % des émissions nationales de ce gaz de formule NH3 (lire aussi sous l’onglet Prolonger).
Huit ans plus tard, en 2014, Jean-François Deleume, qui siège au comité de pilotage du programme régional santé-environnement (PRSE), écrit à la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement de Bretagne (Dreal). « La Bretagne est la seule région française gravement polluée à l’ammoniac », insiste le médecin, en envoyant les photos du satellite européen IASI qui observe ce polluant en temps réel : en mars-avril particulièrement, saison d’épandages de lisiers et d’engrais, la région vire au rouge.
Jointe au courrier, une étude du CHU de Rennes et de la sécurité sociale agricole (MSA) présente les polluants agricoles comme étant à l’origine des insuffisances respiratoires chroniques d’éleveurs laitiers bretons. « Le PRSE note plus d’asthme dans le Finistère Nord, siège de la plus grande pollution à l’ammoniac. Les particules fines et gaz toxiques sont évoqués comme cause », précise encore Jean-François Deleume.
Le Finistère Nord, c’est aussi là où se situent les plus grands émetteurs d’ammoniac (voir la carte ci-dessous et sa légende complète sous l’onglet Prolonger). Bien que la corrélation ne soit pas établie, la zone est aussi surreprésentée sur les cartes de l’Observatoire régional de Bretagne (ORS) concernant le recours à un traitement antiasthmatique régulier en 2017, et la mortalité par cancer de la trachée, des bronches et des poumons sur la période 2005-2014.
« Suite au courrier, la préfecture nous a appelés un dimanche en nous demandant : mais où est-ce que vous avez eu ces chiffres ? L’État ne fait pas l’effort de recherches des données. Le sujet était passé sous silence », se rappelle Marie-Pascale Deleume, agronome et également membre d’Eau et rivières de Bretagne.
La surveillance bretonne de la qualité de l’air, la plus pauvre de France
Le ministère de la transition écologique et solidaire a confié l’étude de la pollution atmosphérique à des associations de surveillance de la qualité de l’air (ASQAA). En Bretagne, la mission incombe à Air Breizh.
En décembre 2020, celle-ci a installé un appareil de mesure en continu de l’ammoniac, à Merléac (Côtes-d’Armor) et un deuxième est en projet pour 2021. Un progrès, puisque l’association n’avait jusque-là jamais obtenu de financements pour mesurer ce gaz pour la simple raison qu’il n’est pas, en France, considéré comme un polluant à réglementer dans l’air ambiant. Contrairement, par exemple, aux oxydes d’azote, à l’ozone, ou encore aux métaux lourds.
Air Breizh s’intéresse toutefois au suspect dès 2002, avec une campagne de mesures expérimentales dans la région de Lamballe (Côtes d’Armor) où les « densités des cheptels sont les plus élevées du département ». Son rapport indique des données jusqu’à huit fois supérieures à celles mesurées aux abords de Rennes, la capitale bretonne. Certains sites, notamment la commune de Maroué, sont identifiés comme zones à forte émission.
En dépit de ce constat, s’ensuivront dix-sept années de vide pour la surveillance de l’ammoniac : Air Breizh ne fait plus de mesures en zone rurale jusqu’en 2019. « Tout simplement par manque de moyens, se défend Gaël Lefeuvre, directeur de l’association. Un analyseur d’ammoniac neuf vaut 60 000 euros. Si on n’a pas de subventions d’investissement en amont des campagnes, on est incapables de financer sur fonds propres ces équipements. »
Ironie du sort, malgré l’ampleur de sa tâche, Air Breizh est, comme le déplore son directeur, « l’association de surveillance de la qualité de l’air la plus pauvre de France métropolitaine », avec un budget annuel de 1,5 million d’euros.
Son financement provient d’une taxe prélevée sur les industriels : la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP). Or, la Bretagne est bien moins dotée en industries qu’en exploitations agricoles. Secteur, qui, tout en étant le principal émetteur de pollution atmosphérique, ne paye pas cette taxe.
Des données partielles, des inventaires biaisés
Selon les estimations d’Air Breizh, les émissions d’ammoniac ont augmenté de 3 % entre 2008 et 2016, et de 1 % de 2016 à 2018. Le dernier rapport de l’association indique aussi que 42 % des particules fines PM 10 et 17 % des particules très fines PM 2.5 proviennent de l’activité agricole.
Ces chiffres restent sous-évalués puisque seuls les élevages dépassant les seuils dits IED (Industrial émissions directive) doivent déclarer leurs rejets d’ammoniac, et ce, à partir de dix tonnes. C’est-à-dire les élevages les plus intensifs : au-delà de 40 000 emplacements pour la volaille, 2 000 emplacements pour les porcs et 750 emplacements pour les truies. Des seuils fortement relevés pour les élevages porcins suite au lobbying du syndicat agricole FNSEA puisqu’en 2013, ils étaient de 450 porcs. « Pour que nos inventaires d’émissions soient le plus précis, il faudrait que les déclarations se fassent dès la première tonne émise », souligne Gaël Lefeuvre.
Les élevages bovins sont quant à eux dispensés de déclarer leurs émissions. 278 dépassent pourtant en Bretagne les 400 têtes et 724 possèdent entre 151 vaches et 400 vaches, selon la base de données des ICPE et Géorisques. Le biais est donc de taille puisque de tels effectifs ne rendent pas le pâturage aisé : les vaches passent du temps en bâtiment.
Or, la chambre d’agriculture de Bretagne estimait justement en 2016 que 22 % de l’ammoniac était émis en Bretagne durant la stabulation des vaches, soit la deuxième source d’émissions derrière l’épandage d’effluents (23 %). À l’échelle nationale, le Citepa indique qu’en 2018, 24 % des émissions étaient dues à l’élevage bovin, et 27 % aux engrais.
La France épinglée par Bruxelles
« Il faut bien comprendre que, sur la surveillance environnementale, personne ne fait d’efforts sans réglementation », insiste Gaël Lefeuvre. L’Union européenne a imposé en 2016 une directive pour réduire les émissions d’ammoniac et des particules fines d’origine agricole à l’échelle du continent. À ce titre, la France devait les réduire de 13 % d’ici à 2030.
En mai 2020, la Commission européenne fait le point dans un premier rapport. Bruxelles est claire : au vu de ses projections, les engagements de la France ne seront pas tenus. Depuis 2006, les émissions de NH3 au niveau national sont en effet très stables. Elles augmentent même entre 2013 et 2016, puis diminuent de seulement 1,8 % jusqu’en 2019, selon le rapport Citepa 2020 déjà cité, lorsqu’elles augmentent au contraire en Bretagne.
« La prise de conscience en France a été particulièrement tardive et peu de mesures contraignantes sont actuellement mises en œuvre », notait encore, en septembre 2020, la commission des finances du Sénat dans son rapport sur les politiques de lutte contre la pollution de l’air.
« La carence de recherches académiques ne justifie pas le manque de régulations politiques actuelles, préviennent Emmanuelle Lavaine, Philippe Majerus et Nicolas Treich dans un article publié en novembre 2020 dans la Review of agricultural, food and environmental studies de l’Inrae. L’incertitude scientifique, liée à des difficultés méthodologiques et des recherches partielles, doit justifier d’une action, et non d’une inaction publique, selon le principe de précaution. »
Les éleveurs, aux premières loges de la pollution
La profession agricole, de son côté, est bien consciente de l’enjeu sanitaire car les éleveurs sont les premiers exposés. Selon l’Inrae, « des études épidémiologiques ont mis en évidence des corrélations entre le taux de contamination de l’air et la fréquence des pneumopathies chez les travailleurs. Les bronchites chroniques, l’asthme, la fibrose pulmonaire, les affections des voies aériennes supérieures constituent la majorité des maladies respiratoires professionnelles des éleveurs ».
En 2015, un projet baptisé Air éleveur voit le jour, porté par la Chambre régionale d’agriculture de Bretagne. Une étude observe l’exposition des éleveurs à l’ammoniac, aux poussières et aux produits chimiques dans quarante élevages porcins et de volailles. Des valeurs limites d’exposition professionnelle, indicatives, sont dépassées durant certaines tâches comme le soin aux animaux, avec une réduction de la capacité respiratoire. Une plaquette de sensibilisation est alors envoyée à tous les éleveurs de la région. Une formation leur est proposée et six vidéos sont en ligne depuis mi-2018.

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En 2018 toujours, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) établit une première norme (indicative, non contraignante) française pour le risque d’une exposition chronique, de 500 µg/m³. Seuls les effets respiratoires sont retenus, puisque « le potentiel cancérogène de l’ammoniac par inhalation n’a pas été évalué chez l’Homme et l’animal » précise l’Anses.
Cette norme semble toutefois ne pas faire consensus dans le monde scientifique : elle est cinq fois moins exigeante que celle retenue par plusieurs États américains. En 2002, lorsque Air Breizh menait ses premières mesures à Lamballe, l’association avait en effet pris comme référence la limite de 100 µg/m³ de l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis (EPA).
L’Ademe a également établi en 2019 un guide national des bonnes pratiques agricoles pour limiter les émissions de NH3 et de particules : ajuster l’alimentation des animaux, adapter la gestion des fumiers et des lisiers, réguler la ventilation des bâtiments, couvrir les fosses à lisier, choisir les engrais les moins émissifs et augmenter le temps passé au pâturage par les bovins, etc. « Mais le retour à l’herbe n’est pas suffisamment mis en avant », regrette Estelle Le Guern.
Cette chargée de mission à Eau et rivières de Bretagne préférerait que les autorités dessinent « la réorientation de l’agriculture vers des systèmes réellement moins émissifs ». La marche est haute car 95 % des porcs français sont en permanence en bâtiment, sur un sol en caillebotis, sans paille. Un levier clé, autrement dit, serait de diminuer la densité des cheptels.
Le 31 mars, le ministère de l’agriculture et de l’alimentation a annoncé un plan d’action visant à supprimer l’utilisation des matériels d’épandage les plus émissifs en 2025. Il est adopté deux ans après l’échéance fixée par le plan national de réduction des émissions de polluants atmosphériques (Prépa).
Un retard parmi d’autres en termes de régulation, attribué à trois facteurs principaux, selon les chercheurs Emmanuelle Lavaine, Philippe Majerus et Nicolas Treich : le désavantage compétitif que peuvent représenter des mesures contraignantes, le risque d’iniquité pour les éleveurs aux faibles revenus, mais aussi le poids politique de la profession.
Sursis prolongé pour les producteurs d’engrais azotés
Cette inertie se confirme lors des débats autour de la création d’une redevance sur la production d’engrais azotés. La proposition formulée par la Convention citoyenne sur le climat a d’abord été rejetée par le gouvernement lors de l’examen de la loi de finances, à l’automne 2020.
Les services du ministre de l’agriculture justifiaient alors cette décision par « un risque élevé de perte de compétitivité [...] et un faible rendement en termes de bénéfices environnementaux ». La France représentant, il est vrai, le premier marché européen pour les engrais azotés. Des engrais dont les émissions d’ammoniac ont augmenté en France de 7 % entre 2006 et 2018 selon le Citepa.
La mesure est revenue par l’entremise du projet de loi Climat et résilience, présenté par l’exécutif, mais dans une version affaiblie. Son application est reportée à 2024, « délai manifestement incompatible » avec le rythme attendu d’une action contre le changement climatique, rétorque le Haut conseil pour le climat (HCC). Le 4 mai, l’Assemblée nationale adopte le texte en première lecture. La redevance est seulement « envisagée » si les émissions de protoxyde d’azote et d’ammoniac n’ont pas diminué sur deux ans consécutifs.
La nécessité d’un tel outil fiscal fait pourtant consensus, et depuis bien longtemps. La direction générale du Trésor public l’a recommandé en février 2020 et le Conseil économique social et environnemental la préconisait déjà en 2013. Quant à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), elle portait une telle proposition dès 1986…
Un bilan provisoire du plan de réduction des émissions de polluants atmosphériques (Prépa) pour la période 2017-2021 passe en revue les actions agricoles entreprises en France. Selon ce document, seule une minorité de mesures ont été pleinement réalisées.
Si des fiches de bonnes conduites ont bien été produites, le développement de matériels d’épandage moins émissifs demeure, par exemple, au stade expérimental. Une politique d’autant plus insuffisante que la réduction de la consommation de viande préconisée par l’étude publiée dans les Actes de l’Académie des sciences des États-Unis n’est jamais questionnée. La concentration de cheptels peut donc se poursuivre, avec la complaisance des pouvoirs publics.