N'en déplaise au pouvoir, le volet politico-financier de l'affaire Bettencourt est loin d'appartenir au passé. Contrairement à ce que proclame la propagande élyséenne, de nombreux témoignages recueillis ces derniers jours par les policiers crédibilisent totalement les déclarations fracassantes de Claire Thibout, l'ex-comptable des Bettencourt, sur l'existence d'enveloppes en espèces ayant profité à des personnalités politiques, principalement de droite.
Deux nouvelles dépositions, celles d'un majordome et d'une secrétaire, dont Le Monde publie des extraits jeudi après-midi et auxquelles Mediapart a eu accès en intégralité, tout comme le témoignage d'un ancien chauffeur des Bettencourt à Mediapart (à lire ici), ne laissent guère de place au doute. Selon l'un de ces témoins, les destinataires des enveloppes étaient essentiellement «des candidats qui cherchaient à financer leur campagne». Un autre l'a assuré aux enquêteurs: «Ces enveloppes, elles existaient, j'en ai d'ailleurs vu une.»
Reste que les policiers n'ont pas posé de questions sur l'accusation principale de Claire Thibout. Celle-ci porte sur la remise, début 2007, de 150.000 euros en espèces par le gestionnaire de fortune de Mme Bettencourt, Patrice de Maistre, à Eric Woerth, dans le but de financer la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, dont l'actuel ministre du travail était le trésorier.
Ces témoignages favorables à Claire Thibout, le pouvoir s'est bien gardé de les mettre en avant, préférant faire fuiter quelques extraits de procès-verbaux tronqués ou émanant de témoins pourtant sujets à caution, dans l'espoir de discréditer les révélations de Mediapart et, partant, celles de l'ex-comptable. Las, au fil de leurs auditions, les policiers de la brigade financière accumulent les dépositions qui confortent les déclarations de Mme Thibout.
Le témoignage le plus important émane sans doute de Chantal Trovel, qui fut la secrétaire personnelle d'André Bettencourt de juin 1997 au décès de celui-ci, en novembre 2007. Elle a quitté l'hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine deux ans plus tard. Un témoin de premier plan, en somme.
Interrogée le 8 juillet, Mme Trovel a d'abord rappelé que M. et Mme Bettencourt «recevaient régulièrement». «Il pouvait s'agir soit de personnes de la famille Bettencourt ou des dirigeants de L'Oréal, des personnes de la Fondation Bettencourt ou des dirigeants d'autres grandes entreprises, a-t-elle indiqué. Concernant les personnes du monde des arts ou du spectacle qui venaient à la maison, venait parfois, avant le décès de M. Bettencourt, M. Bernard-Henri Lévy. Venaient régulièrement à la maison, M. et Mme Maurice Druon, M. Rufenacht, l'ancien maire du Havre. Beaucoup de personnes de l'Institut, des personnalités pour la fondation. Il y avait régulièrement des personnes du monde des arts, des médias ou de la politique qui venaient à la maison.»
Questionnée sur les visiteurs «politiques»du couple, Mme Trovel s'est d'abord souvenue des épouses, se rappelant que «Mme Pompidou et Mme Chirac venaient trois à quatre fois par an à la maison». «Durant tout le temps où M. Chirac a été président de la République, je ne l'ai jamais vu à la maison. Après son départ de l'Elysée, il est venu une fois prendre le thé avec M. et Mme Bettencourt», a-t-elle précisé.
Toujours de mémoire, Chantal Trovel a poursuivi: «J'ai vu à plusieurs reprises à la maison M. Albin Chalandon. Le plus souvent, il déjeunait ou dînait seul avec M. Bettencourt. J'ai aussi vu à plusieurs reprises M. et Mme Raymond Barre. J'ai aussi vu M. et Mme Lellouche. J'ai le souvenir d'avoir vu M. Donnedieu de Vabres. Après le décès de M. Bettencourt, j'ai su que M. et Mme Woerth étaient venus dîner un soir. Je ne pourrais vous préciser exactement quand ces personnes sont venues à la maison. Je ne saurais non plus vous dire la fréquence de leurs visites.»
«Il s'agissait d'argent liquide»
Mme Trovel n'a pas été questionnée sur d'éventuelles visites de Nicolas Sarkozy (qui en a concédé «deux ou trois» en dix-sept ans, lors de son interview sur France 2, le 12 juillet). Mais elle a tenu à souligner qu'elle ne pouvait avoir une connaissance complète de l'identité des hôtes de M. et Mme Bettencourt, d'une part parce qu'elle n'a «vu ces personnes qu'au travers des écrans de sécurité quand elles venaient déjeuner ou prendre le thé». Elle a indiqué d'autre part: «Les personnes qui venaient dîner, je ne les voyais pas, car je rentrais chez moi le soir.»
Les policiers ont alors abordé le point sensible, en ces termes: «Mme Thibout déclarait, lors de son audition du 7 juillet 2010 par la police, que certains membres du personnel, dont vous-même, avaient des conversations au sujet de remises d'enveloppes à des personnalités politiques par les époux Bettencourt. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet?» Réponse sans ambiguïté de Mme Trovel: «Oui, j'ai effectivement eu connaissance de cela. Il arrivait parfois que M. Bettencourt fasse un don à une personnalité politique. Je savais que M. et Mme Bettencourt aidaient financièrement des personnes politiques.» «Sous quelle forme se présentaient ces “aides”?», l'ont relancé les enquêteurs. «Il s'agissait d'argent liquide», a précisé l'ex-secrétaire.
Précisant ne pas avoir été «le témoin direct» des remises d'enveloppes, Chantal Trovel a néanmoins assuré que «c'était une évidence que ces personnes venaient pour cela». Et de développer sa pensée: «Entre le moment où je suis rentrée au service de M. Bettencourt en 1997 jusqu'à son décès en novembre 2007, durant les périodes précédant des élections de tous ordres, des personnes qui ne venaient pas d'habitude à la maison demandaient des rendez-vous auprès de M. Bettencourt. Alors je lui demandais s'il souhaitait recevoir cette personne. Il me disait oui ou non. Lorsqu'il disait oui, il recevait cette personne. Ils s'entretenaient ensemble durant une demi-heure à quarante-cinq minutes. Puis la personne repartait. Parfois, il arrivait que M. Bettencourt me dise: “il est venu vraiment pour ce que je pensais...”. Mais il restait évasif.»
Chantal Trovel poursuit son récit: «M. Bettencourt avait dans son bureau un coffre contenant entre autres des grosses liquidités. Si une personne venait et qu'il avait la somme qu'elle lui demandait, alors il lui remettait les fonds. Mais si M. Bettencourt manquait de liquidités, soit il demandait à Claire Thibout de le contacter, soit il la faisait contacter par moi.» Pour Mme Trovel, il semble évident que « comme Mme Thibout était la comptable, M. Bettencourt faisait appel à elle afin de compléter les fonds présents dans son coffre ou lui donner quelque chose relatif à du financier ».
L'ancienne assistante personnelle du milliardaire est formelle: « Mme Thibout donnait régulièrement des fonds en liquide à M. Bettencourt à sa demande. Il signait des bons de caisse qu'elle lui préparait. Je savais que M. Bettencourt avait des fonds en liquide car régulièrement il me demandait : “Appelez Mme Thibout car j'ai besoin d'argent” ou formulé d'une autre manière. Cela ne laissait aucun doute qu'il avait de l'argent liquide dans le coffre. »
«Ces enveloppes, elles existaient, j'en ai d'ailleurs vu une»
A la question: «Qui étaient ces personnes qui venaient solliciter M. Bettencourt ?», la secrétaire a répondu: «Des candidats qui cherchaient à financer leur campagne ou des candidats sortants.» «Quelle type de campagne ?», ont demandé les policiers. «Je ne sais pas. Cela dépendait de la personne et de la période. Ce que je sais c'est que parfois des personnes qui n'étaient pas des habitués de la maison venaient sur rendez-vous voir M. Bettencourt.» A la question : «Qui étaient ces personnes?», sous-entendu les visiteurs “inhabituels”, Mme Trovel est restée prudente: «Je ne saurais vous dire. Mais pas des personnalités politiques connues du grand public en tout cas, c'est sûr.»
Autre audition édifiante, celle de Pascal Bonnefoy, l'homme par qui le scandale est arrivé. Maître d'hôtel chez les Bettencourt de 1989 à 1993 puis de 1998 à 2010, c'est lui qui a installé un dictaphone espion dans la salle où Liliane Bettencourt recevait ses invités pour la gestion de ses affaires. Des enregistrements pirates, réalisés entre mai 2009 et mai 2010, à l'origine de toute l'affaire. Lui aussi, à son modeste niveau, a conforté le témoignage de Claire Thibout. «Quelqu'un de droit», comme il l'a dit au terme de sa déposition devant la brigade financière, le 9 juillet.
Le majordome a confirmé que le couple Bettencourt recevaient beaucoup de hautes personnalités, citant notamment le couple Balladur ou MM. Messmer, Druon ou Donnedieu de Vabres. «J'ai également en mémoire un grand dîner au cours duquel étaient conviés M. et Mme Woerth, M. de Maistre, M. Kouchner et Mme Ockrent et un autre couple dont je ne me souviens pas des noms. De mémoire, je pense que ce dîner a eu lieu début 2007 mais je ne peux pas être plus affirmatif.»
«Qui étaient les hommes politiques qui fréquentaient les époux Bettencourt à l'époque où vous étiez à leur service, et notamment ceux que vous avez vus personnellement?», lui ont demandé les policiers. Réponse de M. Bonnefoy: «Les hommes politiques que j'ai vus sont : M. Balladur, M. Woerth, M. Kouchner, M. Messmer, M. et Mme Chirac, M. Sarkozy (à l'époque il était ministre de l'intérieur je crois - période de 2002 à 2004 - et je ne l'ai vu qu'une fois). D'autres personnalités politiques sont peut-être venues mais je vous rappelle que je n'étais pas toujours présent au domicile de Monsieur et Madame.»
Dans le souvenir de l'ex-maître d'hôtel, il s'agissait de «déjeuners ou dîners, donc cela implique que c'était convivial ; les discussions pouvaient porter aussi bien sur la politique que sur l'actualité. Dans beaucoup de cas, c'étaient avant tout des relations affectives, amicales. En ce qui concerne M. Woerth je crois que c'est M. de Maistre qui l'avait invité.»
S'agissant des remises d'enveloppes en espèces aux politiques, Pascal Bonnefoy n'a pas caché que, s'il n'en avait évidemment pas été le témoin direct (et pour cause, puisqu'elles étaient manifestement remises en toute discrétion, de la main à la main, par André Bettencourt à chaque destinataire), leur existence était de notoriété publique dans la maison. «Tout d'abord, a indiqué M. Bonnefoy, Monsieur et Madame sont nés dans les années 1920 et à l'époque il n'y avait pas de chéquier ou de carte bancaire. Monsieur et Madame avaient donc tendance à toujours vouloir avoir des espèces, c'était leur mode de fonctionnement. Moi personnellement je n'ai jamais vu une enveloppe destinée à telle ou telle personne, mais lors des déjeuners ou des réceptions, il nous est arrivé entre nous de dire qu'effectivement ces réceptions étaient d'abord et avant tout conviviales mais que les convives venaient aussi pour solliciter Monsieur et Madame. Monsieur et Madame étaient très courtisés. » Qu'en termes délicats ces choses-là sont dites...
Et l'ancien majordome d'enfoncer le clou: «Ces enveloppes, elles existaient, j'en ai d'ailleurs vu une, une fois sur son bureau, papier kraft sans nom. De ce que je sais, c'est Mme Thibout, la comptable, qui allait retirer les espèces sur demande de Monsieur et Madame, ces espèces étaient mises sous enveloppes, puis soit Mme Thibout les remettait directement à Monsieur et Madame ou elle les remettait aux secrétaires respectives de Monsieur et Madame afin qu'elles les leur remettent. En ce qui concerne Monsieur, puisque j'étais plus spécifiquement à son service, ces enveloppes étaient mises la plupart du temps par Monsieur directement dans son coffre.»
Selon nos informations, d'autres anciens employés des Bettencourt qui ont témoigné récemment devant la PJ ont conforté les déclarations de Mme Thibout s'agissant de la circulation d'espèces dans l'hôtel particulier. Par exemple Christiane Djenane, ancienne secrétaire personnelle de Liliane Bettencourt, ou Dominique Gaspard, employée de maison. Ou encore Dominique G., un ancien chauffeur d'André Bettencourt, questionné par la brigade financière mardi 13 juillet, et qui a accepté de répondre à Mediapart (lire son témoignage ici).