L’histoire raconte que l’empire Lactalis s’est construit sur une astuce. En 1933, tout juste installé comme fromager, André Besnier a besoin de collecter suffisamment de lait pour se maintenir à flot. Afin de gagner la confiance de producteurs encore méfiants, il empile des bidons censés contenir du lait fourni par d’autres paysans. Lui seul sait que la moitié desdits bidons sont… remplis d’eau.
Près de quatre-vingt-dix ans plus tard, ce sens du commerce et de la ruse prévaut toujours aux destinées du groupe laitier le plus puissant du monde. Pour conquérir le marché international et se hisser au rang de numéro un, le groupe industriel a tout misé sur un credo : la valorisation du lait sous toutes ses formes. En clair, pas une molécule de la précieuse matière première ne doit finir à la poubelle. Ultrafiltration et standardisation du lait, fromages à base de lait reconstitué… Dans les usines Lactalis, grâce à des unités de production à la pointe de la technologie, rien ne se perd, tout se transforme. Et se revend.
Yohann Quesnel, 40 ans, nous reçoit sur son exploitation, en plein stockage des foins pour l’hiver. Éleveur de vaches à Montaigu-les-Bois, dans la Manche, le Normand a également travaillé dix-sept ans pour l’usine Lactalis de Sainte-Cécile, à une vingtaine de minutes de chez lui. Jusqu’à ce matin de septembre 2016 où son supérieur lui annonce sa mise à pied : l’ouvrier en charge du conditionnement des fromages aurait signé un document à la place de son chef d’équipe.
« Du jour au lendemain, c’est la porte, se souvient Yohann Quesnel. C’est comme si on envoyait une bête à l’abattoir, on ne maltraite pas les gens comme ça. » Surtout qu’il considère que son licenciement a moins à voir avec une histoire de faux qu’avec son engagement au sein de la Coordination rurale, un syndicat agricole qui soutient les producteurs face aux industriels.

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Sans attendre, le quadragénaire poursuit la Société laitière de Sainte-Cécile devant les prud’hommes d’Avranches. Dans le dossier qu’il prépare pour sa défense, Yohann Quesnel glisse une note de service restée confidentielle jusqu’à aujourd’hui. Une feuille A4 rédigée en août 2016 à destination des salariés de l’usine aux 350 000 camemberts Lepetit et coulommiers Président produits chaque jour.
Intitulée « Orientation fromages au sol », le document précise la marche à suivre pour les fromages tombés par terre. Pour les camemberts manifestement « souillés avec corps étrangers de type bois, graisse ou eau », la note indique qu’ils doivent partir à la poubelle. Pour ceux ayant une « apparence » un peu plus acceptable, les salariés sont tenus de les mettre dans un bac bleu destiné à être remis dans le circuit destiné à la filière humaine. En revanche, un « jour d’audit », la consigne est claire : tous les fromages doivent être « mis à la poubelle » sans distinction.
« Cette note de service prouve que Lactalis a menti, tempête l’agriculteur. Pendant dix-sept ans, j’ai vu des produits souillés partir à la fonte pour en faire du fromage à pizza ou de La Vache qui rit alors qu’ils auraient dû aller à l’alimentation animale… Mais ce n’était pas la politique de l’entreprise. »
Yohann Quesnel assure qu’il a signalé le problème en interne. En vain. Une inspection effectuée par la direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations (DDCSPP) de la Manche a confirmé l’anomalie : « Le recyclage des fromages tombant au sol n’est pas clairement défini dans le plan de maîtrise sanitaire [de l’usine] », précise le rapport final daté de décembre 2016.
Une « non-conformité moyenne » qui aurait été corrigée un an plus tard, à en croire la DDSCPP, contactée par Disclose : « Au vu des données dont nous disposons, les fromages tombés au sol étaient destinés en 2017 à l’alimentation animale et depuis 2018 à une valorisation en tant que biodéchets. »
Sollicité à ce sujet, Lactalis a répondu être « attaché au respect et au non-gaspillage du lait qu’il collecte, c’est pourquoi nous recyclons les matières qui peuvent l’être dans un strict respect de la réglementation et de la qualité finale des produits proposés aux consommateurs ».

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Le 21 décembre 2018, Yohann Quesnel souffle enfin : la Société fromagère de Sainte-Cécile est condamnée à lui verser 20 000 euros pour « licenciement abusif », selon le jugement obtenu par Disclose. Celui-ci confirme le lien entre son engagement syndical et son éviction : « Les premières sanctions apparaissent à l’instant où le salarié prend des fonctions syndicales où il a pour rôle d’assurer la défense […] des intérêts de producteurs laitiers dont certains travaillent avec le groupe Lactalis. » Depuis, Yohann Quesnel n’a pas remis les pieds à l’usine. « Ceux qui dérangent, on les élimine », tranche-t-il.
Dominique Czerkies en est persuadé : il a, lui aussi, perdu son emploi parce que son engagement syndical dérangeait. Ancien conducteur de four de cuisson sur le site Lactalis de Cuincy (Nord), là où sont produits les Petits Pots La Laitière, il a été licencié le 16 mai 2018 après vingt ans de bons et loyaux services. Motif invoqué : il aurait laissé traîner un morceau de verre par terre.

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« Ils m’ont aussi reproché de porter un tee-shirt avec écrit SUD dessus alors qu’il faisait près de 40 °C… J’ai eu le droit à tout », soupire l’ancien salarié. Dominique Czerkies fêtait ses 51 ans le lendemain. « Ce n’est pas un détail. Si j’avais eu 51 ans révolus, j’aurais eu le droit à trois ans d’indemnité chômage. À un jour près, je n’ai eu droit qu’à deux ans. »
Selon lui, tout a commencé en 2015. « On faisait face à des changements défavorables pour les salariés mais la CFTC [le syndicat majoritaire dans l’entreprise] ne se bougeait pas, alors j’ai fondé une section SUD avec des salariés plus jeunes », retrace le quinquagénaire, attablé dans un bistrot de Douai. « Dès que j’ai officialisé le projet, j’ai été convoqué par la direction qui voulait savoir si j’avais un problème, si je voulais changer de poste. J’ai dit “non”. Une semaine après, j’étais à nouveau convoqué, mais cette fois pour qu’on me dise qu’il était très facile de se séparer d’un opérateur comme moi. » Le syndicaliste a tenu sa section « pendant deux longues années ».
Comme Yohann Quesnel, Dominique Czerkies a contesté son licenciement devant le conseil des prud’hommes de Douai. Il est dans l’attente du jugement. En attendant, et au nom de l’intérêt général, cette mémoire du site de Cuincy livre quelques secrets de fabrication des desserts La Laitière et dénonce une pratique : le recyclage des crèmes desserts.
« Ce qu’on donnait aux cochons à l’époque, on le met dans les petits pots »
Quand les tuyaux de l’usine sont rincés avec de l’eau, explique l’ancien salarié, le mélange d’eau et de produit lacté serait stocké dans un bac avant d’être renvoyé dans des cuves dites de recyclage pour être réinjecté par petite dose dans les cuves destinées à la fabrication de nouveaux desserts.
« Tout est réinjecté dans les produits. Même si ce n’est pas le bon parfum, on s’en fiche », confie pour la première fois Dominique Czerkies. Le hic, précise-t-il, c’est que « dans la liste des ingrédients des crèmes desserts Lactalis, il n’y a aucune trace d’eau ».
Sous couvert d’anonymat, un ancien cadre de l’usine confirme le procédé. Selon lui, le recyclage vise un seul objectif : le profit, au détriment de la qualité. « Le recyclage sert à gagner toujours plus d’argent et jeter toujours moins de produit, confie-t-il. Ce qu’on donnait aux cochons à l’époque, on le met dans les petits pots et quand ce sont des milliers de litres qui retournent tous les jours dans des pots, ça fait beaucoup de petits pots produits en plus. »
Au téléphone, une troisième source ayant travaillé sur le site de Cuincy alerte Disclose sur le problème de traçabilité induit par cette dilution : « Vous multipliez les origines de lait par je ne sais pas combien… c’est exponentiel. Donc ensuite, pour le suivi, c’est hyper compliqué. » Notamment en cas de retrait de produits à la suite d’une contamination à la salmonelle, par exemple.
Selon nos informations, cette pratique pourrait constituer une tromperie aggravée, expliquant, d’après notre interlocuteur, pourquoi le fameux mélange serait jeté à la poubelle par les salariés de l’usine les jours d’audit. Sollicité, Lactalis n’a pas répondu précisément à ces accusations. Le groupe reconnaît néanmoins le recyclage de « matières qui peuvent l’être dans un strict respect de la réglementation et de la qualité finale des produits proposés aux consommateurs ».
Chez Lactalis, la valorisation du lait s’apprend très tôt. Disclose a obtenu un document « confidentiel » destiné à la formation des techniciens du groupe. Un guide de 386 pages « à usage interne » qui dévoile les « points clés » des méthodes de fabrication de fromages aussi populaires que le camembert Président ou le Chaussée aux moines. La source qui nous a transmis le précieux manuel nous a orientés vers un chapitre intitulé : « Calcul de la standardisation ».
Courante dans l’industrie laitière, ladite « standardisation » présente l’intérêt d’obtenir un lait de qualité identique toute l’année, le plus souvent en lui enlevant de la matière grasse réutilisée pour la fabrication de produits dérivés comme le beurre. D’après le document, la standardisation permet ainsi un « gain de productivité », un « gain de rendement » et une optimisation des « coûts de matières ».
Le plus surprenant est à lire aux pages 142 et 143. Dans la première, Lactalis présente « un cas simple » de standardisation du lait entier mais précise à la page suivante que « dans la réalité industrielle, les standardisations sont souvent plus complexes ». Et Lactalis d’expliquer à ses futurs techniciens qu’il peut être nécessaire d’ajouter de l’eau et des protéines dans le lait.

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« Lactalis standardise le lait entier en rajoutant du rétentat riche en protéine, de la crème riche en matière grasse et jusqu’à 15 % d’eau, ce qui est clairement interdit par la réglementation européenne et nationale », affirme Claudine Yedikardachian, rédactrice en chef de Lamy, une revue spécialisée en droit alimentaire. Selon cette experte, les documents que nous lui avons transmis attesteraient que Lactalis pratique le « mouillage du lait ».
En 2000, le public découvre l’affaire du « mouillage du lait ». Bien connue des industriels, la pratique consiste à standardiser le taux de protéines dans le lait en y ajoutant du perméat, un liquide à faible teneur en protéines, permettant d’augmenter les volumes pour un coût de production moindre. À quoi peut s’adjoindre l’incorporation d’« eaux blanches » obtenues par le rinçage des appareils de traitement du lait et des tuyauteries, à l’image de ce que dénoncent aujourd’hui les anciens salariés de l’usine de Cuincy.
« 684 millions de litres de lait [ont] été trafiqués courant 1997, soulignait un rapport de gendarmerie rédigé deux ans plus tard. Soit une fraude portant sur 70 % de la production du groupe. » La cour d’appel a conclu en avril 2007 que « ce comportement » n’a pu « s’expliquer que par le goût d’un profit maximum au moindre coût et par le mépris du consommateur en droit d’obtenir un produit loyal et marchand et non des résidus de canalisation ». L’industriel est définitivement condamné par la Cour de cassation pour falsification des denrées, en novembre 2008.
Interrogé sur le recours présumé à ce procédé, Lactalis assure à Disclose qu’il « applique strictement la réglementation qui interdit formellement le mouillage du lait ».

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Lactalis, « le goût d’un profit maximum au moindre coût » ? C’est précisément l’accusation portée par l’entreprise Serval contre l’ogre du lait – une information judiciaire est en cours. Spécialisée dans l’alimentation pour jeunes animaux, l’entreprise a porté plainte fin mai 2018 pour « escroquerie, falsification de denrées, tromperie sur la marchandise ».
En cause, une dissimulation qui aurait été découverte deux ans plus tôt, en 2016, à une époque où Serval nourrissait ses bêtes avec de la poudre de lactosérum, un liquide obtenu par coagulation du lait et riche en protéines, fabriqué dans l’usine Lactalis de Forlasa, en Espagne.
Dans le courant de l’année, selon la plainte que Disclose s’est procurée, des veaux tombent malades. Serval fait aussitôt analyser le lactosérum et découvre un premier problème, le produit serait composé de lait de vache mélangé à du lait de chèvre et de brebis. Or, le cahier des charges est formel : « La poudre est obtenue à partir de lactosérum de vache. »
Second problème, le taux de protéines est plus élevé que celui normalement issu dudit mélange. Serval soupçonne alors Lactalis d’avoir ajouté… du perméat. Une suspicion qui lui aurait été confirmée à l’occasion d’un rendez-vous organisé à Forlasa. « Lactalis révélait que le lactosérum livré à Serval contenait un mélange de 70 % en moyenne de lactosérum et de 30 % de perméat », indique la plainte. Et l’avocat de conclure : « En 2008 comme en 2018, le grand intérêt de l’ajout du perméat est qu’il est extrêmement discret et qu’il coûte plus de dix fois moins cher que le lactosérum, ce qui permet d’abaisser considérablement les coûts et d’augmenter corrélativement les marges… »
Lactalis n’a pas souhaité répondre à nos questions concernant ces accusations.
Une perquisition a eu lieu dans les locaux de Lactalis Ingrédients le 1er avril 2019. « Les protagonistes n’ont pas été en mesure de produire de contrat en bonne et due forme signé des deux parties », précise à Disclose Philippe Astruc, le procureur de la République de Rennes. À ce stade, aucune mise en examen n’a été prononcée.