Jean-David Levitte est le «sherpa» de Nicolas Sarkozy, son conseiller diplomatique, le vrai ministre des affaires étrangères. Il n'a rien vu venir en Tunisie: ni le soulèvement du peuple, ni la chute de Ben Ali. Pas plus qu'il n'a vu de problème, jusqu'ici, à ce que sa femme Marie-Cécile se laisse inviter de l'autre côté de la Méditerranée par Hosni Djemmali, un magnat du tourisme tunisien et soutien du régime déchu, installé entre Paris et Monastir.
Marie-Cécile Levitte, dans l'ombre de son mari depuis 40 ans, élégante, discrète, jamais un mot de trop, aurait pu figurer dans le manuel de la parfaite épouse de diplomate. Elle a pourtant fait un pas de travers, en février dernier. Elle s'est envolée pour Marrakech à l'invitation d'Hosni Djemmali, pour profiter de la session 2010 de «Femmes de Méditerranée», une manifestation dont ce septuagénaire a fait son dada. Propriétaire du groupe Sangho (palaces, bungalows, etc.), l'homme d'affaires a monté ces manifestations annuelles pour favoriser les «échanges amicaux» entre femmes d'influence, accueillies la plupart du temps en Tunisie (dans son complexe balnéaire de Zarzis), parfois au Maroc. «Je m'efforce de promouvoir les relations franco-tunisiennes, ainsi que le rôle des femmes», déclare ce généreux hôte.
Chaque fois, c'est lui qui sélectionne la trentaine de participantes (des journalistes des deux rives, des avocates, chefs d'entreprise, etc.), lui qui invite à domicile, qui divertit. Le Tunisien se garde bien d'y faire ouvertement de la politique («Ni même de l'influence! C'est sans arrière-pensée.»). Mais il soigne là son réseau, à coups de tables rondes sur la laïcité ou l'émancipation des femmes en pays du Maghreb.
A la veille de la révolution, Hosni Djemmali était encore décrit par ses amis comme l'ambassadeur bis de la Tunisie en France, et par ses ennemis comme le lobbyiste numéro un du régime de Ben Ali à Paris.
En février 2010, donc, l'épouse du premier diplomate de France a profité d'une «escapade culturelle» de deux jours à l'hôtel Sangho Privilège de Marrakech, pour rencontrer des féministes ou anthropologues marocaines, en compagnie de Florence Woerth (l'épouse de l'ancien ministre du travail), de journalistes de L'Express, du Monde, du Figaro ou du Nouvel Observateur. Les invitées avaient toutes un métier à faire valoir, Mme Levitte un mari extrêmement haut placé. «Elle est venue en simple dame, rétorque Hosni Djemmali. Je ne savais pas que monsieur Levitte était "le premier diplomate" de France, je pensais que c'était Kouchner le ministre des Affaires étrangères!»
Pour confier leurs souvenirs, 100% des témoins exigent en tous cas l'anonymat. «Mme Levitte n'a pas beaucoup parlé, se remémore une Française. Elle était très rentrée, très femme de diplomate. Son intérêt était sans aucun doute sincère, mais elle donnait un peu l'impression, avec Florence Woerth, de se faire un trip féministe.»
«Elle est intervenue une fois, pour expliquer combien c'était dur d'être épouse de diplomate, combien ça requiert de sacrifices, confie une autre. Devant les Marocaines qui luttent pour leurs droits élémentaires, j'avais trouvé que ça manquait un peu de pudeur.» Florence Woerth, de son coté, aurait suggéré qu'«on parle aussi de la place des femmes dans le Cac 40».
Aucune des participantes interrogées par Mediapart n'a réglé son avion, sa chambre d'hôtel, ni sa restauration. «C'était comme un voyage de presse», expliquent-elles. «En général, l'avion c'est sponsorisé, précise Hosni Djemmali. Là, c'est une compagnie marocaine qui a offert les billets à notre association». Mme Levitte a-t-elle fait exception?
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A l'Elysée, on assure qu'elle a pris soin de payer son billet, en précisant qu'elle a même conservé le talon du chèque. Impossible, cependant, d'y jeter le moindre coup d'œil. Quant à l'hôtellerie... «Hosni se serait vexé, si l'une d'entre nous avait demandé à régler», souffle une participante. «Il faut dire que le Sangho de Marrakech est loin d'être un palace», relativisent l'ensemble des témoins, qui rappellent que les premiers prix démarrent à 50 euros la nuit.
Un ami du Raspoutine tunisien
A la présidence française, on a l'air de trouver ridicules ces questions sur quelques euros; pour balayer toute polémique, on suggère surtout que M. Djemmali n'a jamais été un cacique du régime. Un cacique, peut-être pas.
Mais les faits sont malgré tout têtus: en août dernier, dans la presse tunisienne, sa signature est apparue au pied d'une tribune appelant Ben Ali à se représenter en 2014, malgré la limite d'âge. «Nous nous permettons, en tant que patriotes, (...) d'appeler le dépositaire de la confiance à parachever ce qu'il a accompli, écrivaient ces admirateurs zélés, au nombre de 65. La Tunisie a encore besoin de vous, de vos visions perspicaces pour la gestion de ses affaires (...). Nous vous adjurons de vous porter candidat à un nouveau mandat.»
Hosni Djemmali explique aujourd'hui que son «nom a été publié sans son accord»: «Personne ne m'a rien demandé, tout le monde sait très bien que je ne fais pas de politique!, peste-t-il. D'ailleurs, je ne suis pas le seul. Trois autres personnes ont signalé qu'elles n'avaient jamais voulu signer. Vous savez, en Tunisie, il y a 2 millions d'adhérents au RCD (le parti de Ben Ali) et beaucoup qui ne savent même pas qu'ils y sont.»
L'homme d'affaires n'est sans doute pas un intime de Ben Ali, ni du clan de sa femme (les Trabelsi), mais se présente depuis toujours comme un proche d'Abdelwahab Abdallah, ex-porte-parole du Président et ancien ministre des affaires étrangères (souvent croqué en Raspoutine tunisien). Aujourd'hui, il relativise à peine: «C'est un camarade de Monastir, avec qui j'étais pensionnaire au lycée. Q'est-ce que vous voulez? Ca n'est pas parce qu'il travaille avec Ben Ali que je dois le renier!»
D'après Africa Intelligence, c'est Abdelwahab Abdallah qui a ainsi placé Hosni Djemmali, au début des années 2000, à la tête de la Sotupresse, cette société de distribution de journaux régulièrement accusée par l'opposition d'opérer la censure. «Comme président du conseil d'administration, je n'étais pas un exécutif, se défend l'intéressé. Et la Sotupresse distribue les journaux qui ont l'agrément (du gouvernement)... Personne ne m'a jamais fait de cadeau, j'ai toujours fait mon businnes, c'est tout.» Au prix de quelle concession? «De rien du tout.»
«Homme de presse», Hosni Djemmali a ensuite lancé son propre magazine en France, Tunisie Plus, en août 2008. Officiellement, pas un mot de politique. Mais le premier numéro proposait un portrait fleuve d'Alya Abdallah (la femme d'Abdelwahab), tout juste nommée PDG de la Banque de Tunisie. Et la dernière parution, disponible dans les kiosques de Tunis, affichait un édito de l'hôtelier, se réjouissant du travail de Leïla Ben Ali contre «les violences faites aux femmes»... Mme Levitte, en clair, aurait dû se pencher plus longtemps sur le CV de son hôte.
Deux Françaises, qui ont participé à une réunion de «Femmes de Méditerranée», racontent d'ailleurs qu'elles ont repoussé les sollicitations suivantes. «En revenant, j'avais cherché le nom de Djemmali dans Google, explique l'une. Le résultat m'avait fait froid dans le dos.»
Marie-Cécile Levitte, pour sa part, semble avoir répondu plus d'une fois aux invitations de l'homme d'affaires – même si l'Elysée admet une participation, et une seule, aux rencontres de «Femmes de Méditerranée». Il semble en effet que l'épouse du «sherpa» de Nicolas Sarkozy ait également été invitée en Tunisie par Hosni Djemmali pour les 30 ans du groupe Sangho, dans son complexe de Zarzis, en novembre 2008. Le secrétaire d'Etat Hervé Novelli (chargé du commerce) avait aussi fait le déplacement, soucieux d'aller accrocher sur le costume de l'hôtelier la Légion d'honneur de la République française qu'il venait de lui décerner.
Relancé sur la présence de Mme Levitte à Zarzis, l'Elysée se refuse à tout commentaire, confirmation ou infirmation. Hosni Djemmali ne se «souvient plus», mais avait lui-même publié dans Tunisie Plus des clichés de sa soirée, reproduits par le site Bakchich en février 2009. Sur l'une des photos (en haut à gauche), on croit deviner le visage de Marie-Cécile Levitte, pas loin de Jean-Louis Debré (président du Conseil constitutionnel français). C'est flou, mais la légende de Tunisie Plus cite expressément son nom.
Un voile pudique
Un seul acteur du dossier, l'ancien député UMP Georges Fenech, accepte de revenir, sans esquiver, sur le rôle de ces réseaux d'«amitié». Ancien président du groupe France-Tunisie à l'Assemblée, ce magistrat préside désormais l'association «Echanges franco-tunisiens» (dont «Femmes de Méditerranée» est une déclinaison), fondée il y a 20 ans par Hosni Djemmali, tête de pont de Carthage dans l'Hexagone.
Mardi 25 janvier, pour célébrer en grande pompe l'anniversaire des EFT, Georges Fenech avait prévu un «débat» entre le ministre de la culture Frédéric Mitterrand et «son ami» Abdelwahab Abdallah, dans un palace de Paris. La fête, comme l'a raconté Rue89, a été annulée, l'ancien conseiller de Ben Ali ayant été limogé. Frédéric Mitterrand, de son côté, a présenté au peuple tunisien tous ses «regrets».
Georges Fenech veut bien s'interroger, en partie, sur ces dîners, où les opposants de Ben Ali n'étaient jamais conviés. «On savait – et c'est là qu'on bat notre coulpe – que la Tunisie n'était pas un modèle de démocratie, déclare l'ancien député. Que la presse n'était pas libre, dans les standards qui sont les nôtres. C'est vrai qu'on a jeté un voile pudique. Mais tous les régimes politiques français ont été heureux de voir prospérer la Tunisie avec un PIB par habitant de 20% supérieur à celui de l'Algérie, un taux de 2 enfants par femme, des femmes accédant à des postes de responsabilité, un islamisme contenu...»
Né en Tunisie (à l'époque du protectorat français), Georges Fenech esquisse aujourd'hui un début de mea culpa: «Fallait-il rompre avec nos amis tunisiens? Certainement pas! Mais on a sans doute sous-estimé la souffrance du peuple, un peuple d'une grande culture intellectuelle, qui ne supportait plus la chape de plomb.» Son association «n'a pas assez parlé de ça, sans doute».
Et de souffler: «Ce qui m'a profondément choqué, là où j'ai presque viré ma cuti, c'est quand il y a eu les coups de feu tirés à Kasserine sur le peuple, les enfants... Est-ce qu'on a été trop complaisants? On peut se poser la question. Est-ce qu'on n'a pas donné caution? On peut se poser la question.» Mme Levitte aussi, peut-être.