C'est un peu le procès de la concentration du secteur français des énergies renouvelables qui se tient mercredi devant la Cour d'appel de Montpellier : Jean-Michel Germa, fondateur de la Compagnie du Vent, conteste sa révocation, obtenue par son actionnaire majoritaire, GDF-Suez, et son remplacement par un administrateur ad hoc. En première instance, le 13 juillet dernier, le tribunal de commerce a donné raison à la multinationale qui accuse l'ex-PDG de sa filiale spécialisée dans l'installation d'éoliennes d'« abus de minorité ».
Le litige entre GDF-Suez et Jean-Michel Germa, pionnier de l'éolien en France, dure maintenant depuis plusieurs mois. Au-delà de ses enjeux internes, l'histoire de cet entrepreneur se battant pour préserver les intérêts de sa PME face à la logique de groupe du géant de l'énergie fait éclater au grand jour les tensions provoquées par les promesses du secteur des énergies renouvelables.
Dans le cas de la Compagnie du Vent comme dans celui d'Energia, autre PME spécialisée dans l'installation des équipements renouvelables et les économies d'énergie, on retrouve les mêmes méthodes. Brusquement, un grand groupe, attiré par la manne future et les cadeaux fiscaux, s'empare des savoir-faire, des clients, des efforts que les entreprises ont mis des années à créer et à développer pour s'imposer sur un créneau où il n'a jamais investi. Vieille histoire française qui se répète aujourd'hui dans les énergies renouvelables, où les grands groupes ne laissent jamais aux PME le temps de grandir, et préfèrent les laminer pour se constituer des positions oligopolistiques. Tout cela avec la bénédiction des pouvoirs publics – les mêmes qui déplorent l'absence de PME françaises fortes – au nom de la création «d'une filière industrielle française des énergies renouvelables».

Mais revenons à la Compagnie du Vent. En 2007, année de l’entrée de GDF-Suez dans son capital, la Compagnie du Vent (LCV) est valorisée 640 millions d’euros. Le groupe devient son actionnaire majoritaire avec 56,8% de participation. En pleine bulle financière des énergies renouvelables, la PME est évaluée 40 fois plus que son chiffre d’affaires (15 millions d’euros en 2006). Des majors de l’énergie souhaitent alors y investir, dont l’allemand RWE. C’est que la société de Jean-Michel Germa est en pointe sur de gros projets internationaux, à commencer par le parc d’éolien en mer des Deux Côtes, au large du Tréport dans la baie de Somme. Sa PME y travaille depuis 2005 mais n’a pas les moyens de le développer seule. Il lui faut l’appui d’un poids lourd industriel. Ça tombe bien, c’est exactement la stratégie de GDF-Suez qui, dans l’éolien, ne se développe que par l’acquisition de PME : Maïa Eolis, Eole Génération, Erelia, la Compagnie nationale du Rhône et La Compagnie du Vent.
Avec une puissance totale estimée à 700 MW, pour un investissement de deux milliards d’euros, le parc des Deux Côtes est l’un des principaux chantiers français d’aérogénérateurs off shore. Il fait partie de la première tranche d’appels d’offres officiellement lancée par Nicolas Sarkozy le 26 janvier dernier 2011, à Saint-Nazaire. Au total, 3000 MW sont concernés. A lui tout seul, le parc des Deux Côtes représente 12% de la puissance éolienne en mer à installer d’ici 2020, conformément aux lois Grenelle de l’environnement.
« On ira voir Fillon »
Contre toute attente, quatre ans après son rachat, LCV se retrouve écartée du projet des Deux Côtes. Début juillet 2011, GDF-Suez annonce faire alliance avec deux autres mastodontes industriels, Areva et Vinci, pour répondre à trois des cinq appels d'offres sur l'éolien en mer que vient de lancer le gouvernement, dont le projet au large du Tréport. Et réclame désormais que sa PME lui transmette les études qu'elle avait réalisées dans un premier temps dans le but de répondre elle-même au projet. Le géant de l'énergie lui propose de l'indemniser à hauteur de 110.000 euros par MW installé, soit un versement final potentiel de 72 millions d'euros. Mais pour LCV, c'est beaucoup moins que les 245 millions d'euros escomptés (par la fourniture des études mais aussi de la maîtrise d'œuvre). Car dans l'éolien, les profits ne s'engrangent pas seulement lors de la vente de l'électricité produite, mais aussi dans les marges des fournisseurs des parcs (turbines, pales, études...), parmi lesquels on peut d'ailleurs trouver des filiales de GDF-Suez ou de ses partenaires.
Et surtout, cela revient à vampiriser son entreprise, dont la valeur repose essentiellement sur ses études et son savoir-faire d'installateur. Humiliation supplémentaire, Germa dit avoir appris dans la presse la candidature du consortium au projet – ce que GDF-Suez dément.

Entre la PME de Montpellier et la multinationale, le conflit éclate. Au départ, il était pourtant convenu entre les deux partenaires que GDF-Suez développe ses activités dans les renouvelables « dans le meilleur intérêt » de la Compagnie du Vent. Lors du mariage entre les deux sociétés, le parc des Deux Côtes fait même l'objet d'une attention particulière : le groupe s'engage à fournir ses meilleurs efforts pour s'assurer de la réalisation par LCV du nombre de MW prévus au titre du parc des Deux Côtes. Les discussions entre les deux partenaires vont plus loin encore. Gérard Mestrallet, le PDG de Suez (pas encore allié à GDF en 2007), s'engage personnellement auprès de Jean-Michel Germa : « Pour les Deux Côtes, je vous aiderai, on ira voir Fillon », raconte à Mediapart le fondateur de LCV. Séduit par la promesse, il choisit de s'allier avec Suez.
Mais au fil du temps, les rapports se dégradent entre les deux partenaires, et les accros à leur accord initial se multiplient. Au Maroc, GDF-Suez concurrence La Compagnie du Vent sur le gros projet de parc éolien off shore de Tarfaya (300 MW, 600 millions d'euros d'investissement). Alors que le groupe a déposé une offre conjointe avec LCV, il rachète leur principal concurrent, International Power, et se retrouve ainsi en lice contre ses propres filiales. Stratégie baroque qui n'effraie pas les autorités marocaines. C'est l'alliance entre GDF-Suez et International Power qui emporte finalement l'appel d'offres.
Pour Jean-Michel Germa, « une partie du management de GDF-Suez entrave la stratégie de La Compagnie du Vent ». Résultat, selon lui, LCV risque de perdre une partie significative de sa valeur. Au total, il estime le préjudice subi par la PME à cause de GDF-Suez à 485 millions d'euros. Et pose la question du devenir de ses 156 salariés, dont 50 travaillent sur le projet des Deux Côtes. En juillet 2010, Jean-Michel Germa écrit à Gérard Mestrallet pour lui proposer de démissionner de LCV et éventuellement de lui céder ses titres. Ce courrier est resté sans réponse.
«Arithmétique sans éthique»
Henri Ducré, directeur de la Branche énergie France de GDF-Suez, ne veut voir dans le conflit qui l'oppose à Jean-Michel Germa qu'un «désaccord stratégique» : « Nous nous sommes mis d'accord avec d'autres développeurs pour concourir à l'obtention de plusieurs zones d'éolien en mer ». Pour répondre au cahier des charges de l'appel d'offres qui demande la création d'une filière industrielle, « une PME ne peut pas réussir », ajoute-t-il.
Distances vis-à-vis des côtes, coûts de la construction en mer et des raccordements au réseau électrique... les chantiers d'éolien off shore promettent de coûter très cher. Trop cher pour les PME. « L'éolien demande beaucoup de capital, reconnaît Jean-Michel Germa, mais ce n'est pas une arithmétique fatale : il y a du capital qui fonctionne avec de l'éthique, dans ce cas les deux partenaires bénéficient l'un à l'autre, mais dans le cas de GDF-Suez, c'est une arithmétique sans éthique, la dictature de la rentabilité financière à court terme. » Son entourage livre une analyse plus brutale : « Les appels d'offres de l'éolien offshore sont taillés pour les entreprises d'Etat ; ce n'est pas une filière industrielle, c'est une filière politique. »
Henri Ducré a beau affirmer que les deux cas « n'ont rien à voir », la similitude entre les déboires de la Compagnie du Vent et Energia ne peut que frapper. Energia est une petite PME créée en 2004 à Nevers par Fabrice Crobeddu, afin de développer les installations pour économiser l'énergie chez les particuliers et favoriser les énergies renouvelables. Le métier est encore balbutiant. Mais très vite, la PME fait son chemin : en quelques années, la PME fait plus de 30 millions de chiffre d'affaires et emploie plus de 300 personnes.
Les énergies renouvelables ont le vent en poupe depuis le Grenelle de l'environnement. GDF-Suez, qui jusqu'alors est resté assez en retrait, a l'intention de se constituer très vite un portefeuille conséquent. Parallèlement à ses investissements dans l'éolien, prendre pied chez les installateurs d'équipements lui paraît une bonne option. D'autant que cela lui permet d'entrer chez les particuliers, d'installer des équipements mais aussi de vendre son gaz et son électricité, en rivalisant avec EDF. Energia, que les équipes de GDF connaissent bien, lui paraît être une cible idéale. Fabrice Crobeddu est d'autant plus attiré par la proposition du grand groupe que sa PME se développe très vite : il a besoin de capitaux extérieurs pour soutenir sa croissance. En juillet 2008, GDF-Suez prend donc 54% du capital.
Abus de majorité
L'alliance entre les deux partenaires ne dure pas quatorze mois. Car à peine entré, en dépit d'un pacte d'actionnaires contraignant assurant que GDF-Suez partage le plan de développement de la société et s'interdise de s'immiscer dans la gestion, le groupe veut faire la loi. Il conteste tout, les projets de développement, le marketing, la gestion de la clientèle, les contrats pris, les finances. Il appointe un conseil extérieur pour redéfinir la stratégie, l'organisation d'Energia, afin de mettre l'entreprise en coupe réglée par rapport à son organisation. La mésentente entre le fondateur et GDF Suez déstabilise la société. Les fonds promis n'arrivent pas. Energia plonge.
En septembre 2009, Fabrice Crobeddu est évincé de son poste de président, suivi par les deux directeurs. Mais leur départ ne calme pas la situation. Les réorganisations s'enchaînent, les ordres s'empilent. Grèves, licenciements, les procédures se multiplient. Il faudra l'intervention des élus locaux de Nevers jusqu'à l'Assemblée nationale, rappelant l'aide apportée par les fonds publics pour développer la société, pour bloquer le déménagement d'Energia de Nevers à Lyon.

Mais le mal est fait. La dynamique d'Energia a été cassée. De 34 millions, le chiffre d'affaires est tombé à 6 millions en 2010. Le nombre des salariés est passé de 380 à 180. Les récentes décisions sur le prix du rachat de photovoltaïque, domaine où Energia s'était beaucoup développé, risquent d'accentuer encore les difficultés. « Ils ne savent pas gérer une PME. Ils ne savent pas ce qu'est un client, un salarié, un fournisseur. Ne connaissant pas nos métiers, ils ont racheté leurs concurrents pour barrer la route à d'éventuels étrangers. Ils ont une vision monopolistique », analyse aujourd'hui Fabrice Crobeddu.
Toujours actionnaire de sa société, Fabrice Crobeddu n'a plus le droit d'y entrer. Une assemblée générale a même été convoquée sans lui, ce qui fait l'objet d'une procédure devant le tribunal de commerce. Un autre procès a été engagé pour contester son éviction et la valorisation de ses parts : GDF Suez lui propose de lui racheter sa participation à prix cassé, au vu des résultats de la société, produits de la gestion du groupe.
Dans le même temps, les deux anciens directeurs ont contesté leur licenciement « pour faute grave » devant les tribunaux. Le 24 juin, la cour d'appel de Bourges a confirmé la décision des prud'hommes et a condamné Energia à payer les indemnités dues aux deux dirigeants. Dans son jugement, la cour relève « l'immixtion permanente et à tous les niveaux de Climasave (branche de GDF-Suez) excédant son rôle en sa qualité de membre majoritaire du conseil de surveillance ». Un abus de majorité en quelque sorte.