La fabrique des «bonnes» statistiques est une vieille spécialité policière. Un vocabulaire spécialisé - faire du «crâne» ou du «bâton» - en témoigne de longue date. Mais le trafic des chiffres a pris une nouvelle tournure avec le développement de la «culture du résultat» dans la police et la gendarmerie.
Dans un livre remarquable, les chercheurs Jean-Hugues Matelly et Christian Mouhanna ont démonté cette mécanique bien huilée (Police : des chiffres et des doutes. Regard critique sur les statistiques de la délinquance, Editions Michalon, octobre 2007). Ils décortiquent notamment les multiples «recettes» utilisées pour construire les résultats souhaités par un chef de service ou un ministre...
Les statistiques de la délinquance ont pris une importance considérable au fil des années. Leur annonce ne constitue pas seulement un temps fort de la communication gouvernementale, qui rivalise désormais avec celle du taux de chômage. L'approche chiffrée est aussi un mode d'évaluation interne des policiers et des gendarmes, avec des conséquences pour leurs carrières et leurs fins de mois.
Des prémices existaient déjà, notamment quand le gouvernement Jospin mettait en exergue l'évaluation du travail policier. Mais le lien étroit entre « résultats » et « moyens » a été établi par le nouveau ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, à partir de l'été 2002.
Et le «sarkomètre» est arrivé
«Vous devrez fixer chaque année des objectifs quantifiés d'amélioration de votre efficacité, en termes de réduction de la criminalité, d'augmentation du taux d'élucidation, de répartition de vos moyens d'action, de formation» déclarait le ministre devant les hiérarques policiers, le 26 juin 2002. Avant d'ajouter : «Des indicateurs mesureront les moyens employés et les résultats obtenus». Primes financières collectives et moyens supplémentaires (effectifs, véhicules, budgets) suivront.
Arrivera même l'heure du «sarkomètre» ! A l'automne 2002, le ministre lança des réunions périodiques des préfets et des chefs policiers (police et gendarmerie) des cinq départements qui affichaient les plus mauvaises statistiques de la délinquance... Honte à eux! Une note interne de la gendarmerie indiquait encore, le 2 août 2006 : «L'action des militaires qui s'inscrivent résolument dans cette culture de performance doit être reconnue et récompensée. Ainsi la prime au mérite peut être utilement adossée, par exemple, aux résultats obtenus en matière de rétention administrative du permis de conduire ou d'immobilisation du véhicule, qui sanctionnent des infractions très graves».
Que les objectifs ne soient plus définis dans les palais parisiens!
Dans des administrations aussi centralisées que la police ou la gendarmerie, le message est vite passé, du sommet vers la base. Quand il s'agit de «montrer que la politique d’un gouvernement réussit, que telle force de police manque de moyen, que tel préfet a d’excellents résultats, ou que tel chef de service est efficace», considèrent les deux chercheurs, la tentation de tordre les chiffres policiers est grande.
Les tactiques des gendarmes et des policiers se sont adaptées. Pour le trafic de stupéfiants, les «petits délits faciles» (les arrestation de fumeurs de joints) sont alors préférés au démantèlement du réseau international de trafiquants. Le «racolage» est aussi facile à verbaliser. L’un des intérêts du livre est de donner la parole à des policiers de base : «A la fin du mois, quand on n’a pas fait notre chiffre en nombre de mises à dispositions, on sort et on fait de la pute et du shiteux…. Ça leur fait plaisir, aux chefs, ils ont l’impression qu’on est productifs», dit ainsi un chef de brigade anti criminalité.
Les exemples foisonnent. Des cambrioleurs cassent un volet pour pénétrer dans une maison, mais l’alarme se déclenche? Il suffit de constater une dégradation (c'est-à-dire une simple contravention et non un délit d’effraction). Idem pour une serrure d’automobile abîmée par des voleurs qui ont été dérangés. En cas d’émeutes urbaines, un haut fonctionnaire pourra aussi suggérer que plusieurs délits – voitures brûlées, dégradations commises en même temps et sur un même lieu – soient comptabilisées en un seul fait.
Or, «il n’existe aucun contrôle externe sur la validité des données statistiques» fournies par la police et la gendarmerie, déplorent les auteurs, malgré la mise en place d’un organisme spécialisé en 2004, l’Observatoire national de la délinquance. «Le ministère de l’intérieur et les deux institutions policières – police et gendarmerie – arrivent à faire publier leurs propres données par un organisme tiers présentant apparemment des gages d’indépendance et de sérieux mais qui ne peut s’assurer de la fiabilité des données fournies».
«A plusieurs reprises, les inspections de la police, IGPN et IGS, ont été mandatées pour effectuer localement des contrôles concernant la fiabilité des chiffres. Plusieurs de ses inspections se sont soldées par des redressements de chiffres, parfois supérieurs à 20%», relèvent aussi les deux chercheurs. «Mais les conclusions qui en sont tirées débouchent sur des remises en cause locales, ou de personnes. Nul n'a intérêt à interroger le système dans son ensemble. Or c'est bien là que le bât blesse. Ces pratiques se sont tellement répandues dans l'ensemble du territoire français qu'on ne peut plus parler de dérives locales ou de tricheries individuelles. Les arrangements se sont désormais institutionnalisé à grande échelle», estiment-ils.
Avec une proposition de réforme du système comptable: «Une véritable approche scientifique devrait croiser au minimum trois sources : auteurs, victimes et police». Et un souhait : que les «objectifs soient définis par le "bas" ou par le "local" et pas dans les palais parisiens!». L'article couplé à celui-ci, «Police, délinquance: des chiffres à la décimale près», montre que l'on en est très loin.