La BNP condamnée au pénal pour ses prêts toxiques en francs suisses

Le tribunal correctionnel de Paris a jugé qu’une filiale à 100 % de la banque était coupable de pratique commerciale trompeuse pour ses prêts gagés sur la monnaie helvétique. Quelque 2 235 emprunteurs floués vont toucher plus de 100 millions d’euros.

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Pour la justice française, une filiale entièrement détenue par la BNP a bien trompé sciemment ses clients en leur vendant des crédits immobiliers toxiques, basés sur le franc suisse. Mercredi 26 février, BNP Paribas Personal Finance (BNP PF), connue en France sous la marque Cetelem, a été condamnée par le tribunal correctionnel de Paris pour pratique commerciale trompeuse, et recel de ce délit.

« Par sa pratique commerciale déloyale et trompeuse, cachant la caractéristique principale et substantielle du prêt Helvet Immo, à savoir l’existence d'un risque de change illimité à la seule charge de l'emprunteur, BNP Paribas Personal Finance a altéré le comportement économique des parties civiles qui, sans cette pratique, n’auraient jamais accepté l'offre de prêt Helvet Immo », a jugé le tribunal. Sa décision a été accueillie mercredi sous les applaudissements, dans une salle bondée.

La condamnation financière est astronomique : la banque doit payer 187 500 euros, l’amende maximale, et largement indemniser les 2 235 emprunteurs qui s’étaient portés partie civile. Chaque emprunteur recevra entre 10 000 et 20 000 euros au nom du préjudice moral, et entre 40 000 et 60 000 euros pour le préjudice financier, ainsi que 3 500 euros pour payer les frais de justice. Quant aux deux associations de consommateurs UFC-Que Choisir et CLCV, elles aussi parties civiles, elles recevront chacune plus d’un million d’euros, au titre de l’atteinte à l’intérêt collectif des consommateurs.

En tout, la banque devrait verser entre 100 et 150 millions d’euros. Le tribunal a ordonné l’exécution provisoire de la condamnation, et la BNP va donc devoir verser ces sommes, même si elle décide de faire appel.

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© Riccardo Milani / Hans Lucas

Dès juillet 2014, puis en mars 2015, Mediapart avait longuement raconté comment la banque avait veillé à minimiser les avertissements sur le risque couru par ses clients. Les prêts Helvet Immo étaient pensés comme des outils de défiscalisation pour de riches investisseurs, et devaient permettre de financer des logements destinés à la location. Ils étaient censés profiter de leur libellé en francs suisses pour garantir des taux d’intérêt bas. Les clients alléchés versaient une mensualité en euros, qui servait en fait à rembourser le capital et payer les intérêts en francs suisses.

Problème, BNP PF avait fermé les yeux sur la possibilité que la parité entre l’euro et le franc suisse s’effondre. Ce qui n’a pas manqué d’arriver : depuis 2007, l’euro a perdu un tiers de sa valeur face à la monnaie helvétique. Résultat pour ces clients ayant contracté un crédit en francs suisses mais le remboursant en euros : non seulement la somme qu’ils versent en euros tous les mois leur permet de rembourser un tiers d’intérêts en moins, mais, surtout, le capital qu’ils doivent rembourser a augmenté dans les mêmes proportions !

Selon Charles Constantin-Vallet, l’avocat de 1 300 parties civiles et de l’association CLCV, principal artisan de cette victoire pénale, un emprunteur ayant souscrit un crédit de 130 000 euros en 2008 doit aujourd’hui 160 000 euros à la banque, alors même qu’il rembourse environ 700 euros par mois.

« Le jugement du tribunal correctionnel est d’une force rare, se félicite l’avocat. Nous gagnons sur tous les points que nous avons soulevés, et l’indemnisation accordée aux emprunteurs est extrêmement sévère. L’exécution provisoire signifie aussi que les emprunteurs qui le souhaitent vont pouvoir utiliser les sommes accordées, ainsi que celles issues de la vente du bien immobilier, pour sortir de leur prêt, après parfois dix ans d’attente. »

Lors des trois semaines d’audiences, en novembre, un témoignage a particulièrement pesé : celui de Nathalie Chevallier. Mediapart avait détaillé en 2015 le récit de cette ancienne cadre de BNP PF. En 2008, elle était directrice régionale à Paris. Appelée à former un groupe de travail « pour produire l’argumentaire commercial », Nathalie Chevallier avait très vite compris que quelque chose clochait, et qu’en cas de hausse du franc suisse, le capital à rembourser augmenterait dans des proportions faramineuses. Elle a aussi attesté que la banque avait tout fait pour que personne ne comprenne le piège. Jusqu’à la caricature… « Au moment du lancement, le service marketing a testé l’offre sur les collaborateurs de mon équipe. […] On a soumis l’offre à une de mes collaboratrices qui l’a lue, qui a dit qu’elle n’avait rien compris. La personne du service marketing qui devait tester le produit a alors dit : “C’est bon, on peut y aller” », racontait-elle dès 2015.

Dans son jugement, le tribunal correctionnel a pris soin de souligner les conséquences de la tromperie organisée par BNP PF : « Après jusqu’à parfois 11 ans de remboursement, les emprunteurs n'ont toujours pas commencé à rembourser le capital emprunté ou ont commencé à le rembourser dans une infime proportion », indique la présidente Cécile Ramonatxo. Elle souligne que des emprunteurs « sont en procédure de surendettement », « ont été contraints de vendre leur habitation principale pour rembourser le prêt » ou « de continuer à travailler après l’âge de la retraite ».

Officiellement, BNP Paribas n’a pas encore décidé si elle allait faire appel. Elle insiste pour le moment sur le décalage entre cette très forte condamnation au pénal et les jugements positifs qu’elle a obtenus au civil. Depuis 2017, environ 80 décisions devant les juridictions civiles, mais aussi la Cour de cassation, lui ont été favorables.

« Dans environ 95 % des cas où les clients ont attaqué au civil, des sursis à statuer ont été décidés par les tribunaux, en attendant le jugement pénal, mais plusieurs dizaines de dossiers ont été définitivement jugés, et plutôt en faveur de la banque », indique Charles Constantin-Vallet. À partir de février 2019, la Cour de cassation a rendu une série de décisions déboutant les emprunteurs et donnant raison à BNP PF, au motif que les clauses des contrats de prêt n’étaient pas abusives, et qu’elles étaient au contraire « rédigées de façon claire et compréhensible ».

Cette contradiction apparente n’est pas esquivée par le tribunal correctionnel, qui estime par ailleurs que plus de 1 500 procédures sont encore en cours devant les divers tribunaux français – 1 000 sont concentrées au tribunal de grande instance de Paris. Le jugement précise que sa décision a été prise sur des bases différentes de celles de la Cour de cassation. Les fondements sont différents : au pénal, le tribunal a jugé la pratique commerciale trompeuse, alors qu’au civil, ce sont les clauses abusives qui ont été examinées.

Les éléments sur lesquels se sont appuyés les jugements ne sont pas non plus les mêmes : « La Cour de cassation n'a pas fondé ses décisions sur les supports de commercialisation, sur la courbe de l’évolution de la parité euro/franc suisse, sur le contexte monétaire », note le tribunal correctionnel, qui rappelle que la Cour de cassation avait refusé d’examiner le témoignage de Nathalie Chevallier, tout comme les pièces issues du dossier pénal. Le tribunal estime enfin que la Cour ne s’est pas prononcée « sur le caractère suffisant ou non de l'information donnée par la banque concernant l'augmentation du capital restant dû ».

Mais que BNP PF fasse appel ou non, le feuilleton Helvet Immo durera de toute façon encore plusieurs mois. En effet, la Cour de cassation base ses décisions sur l’interprétation d’une directive européenne. « Or, depuis 2014, la Cour de justice de l’Union européenne [CJUE] a interprété plusieurs fois cette directive dans un sens favorable aux consommateurs, à l’inverse de la Cour de cassation française », explique Charles Constantin-Vallet.

« La CJUE a notamment condamné des contrats hongrois ou roumains, eux aussi basés sur le franc suisse, précise l’avocat. Nous avons donc obtenu que plusieurs juges, dont ceux du TGI de Paris, posent une question préjudicielle à la CJUE sur le caractère abusif ou non des clauses du contrat de prêt Helvet Immo. » La controverse juridique n’est pas encore réglée, et les épargnants français toujours pas certains d’être débarrassés des prêts toxiques.

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