France Enquête

Des juges contournent la loi pour utiliser des tests ADN "ethniques"

La justice a eu recours à plusieurs reprises, ces derniers mois, à des tests génétiques visant à déterminer l'origine «ethnique» du porteur d'une trace ADN laissée sur la scène d'un crime ou d'un délit. Ces tests sont, selon certains magistrats et scientifiques, un détournement de la loi en la matière. «J’avais tout à fait conscience du caractère explosif de ce genre de tests», a expliqué à Mediapart le patron du laboratoire qui propose ce programme de tests. Lire aussi notre entretien avec un juge d'instruction qui dit son "effarement".

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Une barrière est tombée. La justice a eu recours à plusieurs reprises, ces derniers mois, à des tests génétiques visant à déterminer l'origine «ethnique» du porteur d'une trace ADN (sang, sperme...) laissée sur la scène d'un crime ou d'un délit. Ces analyses, conçues pour orienter des enquêteurs (policiers, gendarmes ou juges) dans leurs recherches, constituent selon plusieurs magistrats et scientifiques un détournement manifeste de la loi en la matière.

Discrètement réalisés à la demande de magistrats par un laboratoire privé, l'Institut génétique Nantes Atlantique (IGNA), ces tests d'un genre nouveau représentent une révolution culturelle dans les techniques d'enquête policière. Une révolution qui est en train de s'écrire à la marge des textes en vigueur.

Jusqu'alors, l'analyse d'un ADN avait une fonction d'identification pour la justice et la police. Exemples: savoir si Untel est l'auteur d'un crime ou si Untel est le fils d'Untel. Il n'a en revanche jamais été question d'utiliser les données d'un ADN, a fortiori s'il s'agit de renseignements «ethniques» ou «raciaux», pour aiguiller le travail d'un enquêteur.

C'est pourtant ce que propose depuis plus d'un an l'IGNA avec son programme TOGG – pour «test d'orientation géo-génétique» – qui permet de déterminer si le profil du suspect est de type africain, européen, asiatique, maghrébin...

Son patron, le professeur Jean-Paul Moisan, sait combien la question est sensible: «En proposant ce programme, j’avais tout à fait conscience du caractère explosif de ce genre de tests», a-t-il expliqué à Mediapart. «C’est pourquoi nous avons tenu à faire valider par un cabinet d’avocats le caractère légal de cet outil», avoue le généticien, passé de l'hôpital public au secteur privé au moment de la libéralisation du marché de l'analyse génétique en matière pénale.

Agréé depuis 2003 par le ministère de la justice, l'IGNA met le programme TOGG à la disposition des juges d'instruction. Ces derniers jouissent d'un pouvoir discrétionnaire pour la désignation d'experts chargés de l'analyse génétique dans le cadre d'affaires civiles et pénales.

Depuis décembre 2006, ce programme a été utilisé une «douzaine de fois», d'après le professeur Moisan, le PDG de l'IGNA, qui est en partie financé par la Compagnie financière Edmond de Rothschild. Il a notamment permis de confondre un violeur en série «qui a sévi sur toute la France», selon M. Moisan. Sans autre précision.

Le principe de TOGG consiste à déterminer avec un taux de fiabilité de 95 à 99,99%, selon ses concepteurs, l'«origine ancestrale» ou «géographique» d'un échantillon ADN. A savoir si elle est de nature «caucasienne», «Afrique sub-saharienne», «Asie de l'Est», «Afrique méditerranéenne» ou «indienne», selon les termes d'un document interne de l'IGNA (consultable sous l'onglet Prolonger).

Vendu à prix d'or – plusieurs milliers d'euros l'analyse –, le programme TOGG est présenté par ses promoteurs comme une «aide à l'enquête». Il permettrait d'«apporter une information capitale» aux enquêteurs sur «l'origine géographique» d'un suspect potentiel, porteur d'une trace ADN découverte sur le lieu de son forfait. Concrètement, il s'agit d'établir si la personne recherchée est de couleur ou non. Et de quelle couleur précisément.

Comment ça marche ?

L'existence d'un tel programme auquel a recours la justice dans la plus grand secret soulève des interrogations éthiques. La première loi sur l'utilisation des analyses génétiques en matière judiciaire date de juin 1998 avec la constitution, par la loi Guigou et dans le sillage de l'affaire Guy Georges (le tueur de l'Est parisien), d'un Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG).

Ne concernant au départ que les auteurs d'infractions sexuelles, le FNAEG a été étendu entre 2002 et 2007, sous l'autorité des ministres Sarkozy (intérieur) et Perben (justice), à quasiment tous les crimes et délits recensés dans le code pénal, à l'exception notable de la délinquance financière.

Le renseignement du FNAEG, que les laboratoires publics de la police scientifique ne peuvent assurer seuls, a aussi rapidement constitué un juteux créneau sur lequel s'est rapidement positionné l'IGNA comme l'un des leaders français.

Sur l'épineuse question de l'utilisation des données génétiques recueillies, la loi comme les recommandations du Comité consultatif national d'éthique ont toujours posé le principe fondamental selon lequel il était proscrit d'extraire la partie dite «codante» d'une trace ADN (couleur des yeux, des cheveux, de la peau, informations morphologiques...) afin de ne pas «faire apparaître (...) des données sensibles portant sur des caractéristiques physiques ou sur des anomalies génétiques».

Seules les régions «non codantes», qui représentent 90 à 95 % de l'ADN humain, peuvent donc faire légalement l'objet d'analyses judiciaires pour ne pas verser dans une sorte d'inquisition biologique. Et ainsi éviter toutes dérives «racialistes» éventuelles.

Or, la loi semble être parfaitement obsolète aujourd'hui au regard des considérables avancées scientifiques dans le domaine de la génétique. Dans la charte d'utilisation du programme TOGG, les responsables de l'IGNA prennent soin d'indiquer que l'origine ethnique d'une trace ADN est obtenue à partir de l'analyse d'éléments non codants. Donc en accord avec la loi, en théorie.

Il faut adapter la loi

Pour assurer la promotion (et la vente) de son programme TOGG, l'IGNA démarche individuellement et collectivement les juges d'instruction dans toute la France. Son discours consiste à dire que l'humanité a une seule origine: l'Afrique. De là, quatre grandes migrations ont eu lieu jusqu'à la sédentarisation de populations à divers endroits du globe, ce qui a eu une influence sur leur patrimoine génétique. Et à partir de corrélations statistiques complexes établies à l'aide de «marqueurs» génétiques, la science est aujourd'hui en mesure d'affirmer, avec plus ou moins de certitude, si telle trace à une origine européenne, africaine, asiatique, etc.

«Cela correspond à des avancées existantes. On peut en effet accéder aujourd'hui à l'ascendance d'une personne par l'analyse génétique», observe Bertrand Jordan, chercheur en génétique au CNRS et auteur en février dernier d'un ouvrage sur la question, L'Humanité au pluriel (Seuil). «Si votre ascendance est sub-saharienne à 80%, vous avez donc des chances d'avoir la peau foncée. Mais il faut que ce soit techniquement bien fait car il subsiste une marge d'incertitude», ajoute le scientifique. Qui précise que la loi devrait «sans doute s'adapter».

Pour André Pichot, lui aussi chercheur au CNRS, «le fait que les marqueurs considérés [par l'IGNA, NDLR] soient dans des parties non codantes de l'ADN n'est pas très important ici, car il s'agit de simples corrélations statistiques». «Il me paraît évident qu'il y a une arrière-pensée raciale même si on ne parle que d'origine géographique; ainsi, il est peu probable que l'échantillon de personnes originaires d'Afrique sub-saharienne ait comporté des Sud-Africains blancs», analyse M. Pichot.

La colère du juge Brault

Thomas Heams, maître de conférences en génétique à l'Institut des sciences et industries du vivant et de l'environnement (Paris) et blogueur sur Mediapart, estime pour sa part que le programme TOGG vante «un principe d'efficacité qui semble s'abstraire de toute dimension morale».

Quant à savoir si l'IGNA respecte la lettre de la loi en utilisant seulement l'analyse de traces non codantes de l'ADN, il évoque une «démarche assez hypocrite dans la mesure où l'on peut aujourd'hui avoir une idée forte de savoir qui est noir ou blanc sans passer par l'étude de gènes codants», tout en soulignant : «Nous ne sommes pas à un niveau d'infaillibilité acceptable» avec ce type de programme.

Mais il n'y a pas que les scientifiques à accueillir avec une importante réserve éthique l'avènement du programme TOGG. Le juge d'instruction lyonnais et représentant du Syndicat de la magistrature (SM), Dominique Brault, qui a été récemment démarché commercialement par la société IGNA, a accepté de confier à Mediapart son «effarement» face au programme TOGG (son entretien complet est disponible dans «Lire aussi», en p.1, ou ici).

«On pensait, nous les juges d'instruction [démarchés, NLDR], que le programme TOGG ne verrait jamais le jour au regard des questions que nous avions soulevées sur la légalité, l'éthique et l'utilisation à caractère xénophobe qui pouvait être faite d'un fichier qui serait derrière ces tests», se souvient M. Brault, qui juge le programme «parfaitement illégal».

Sa fibre citoyenne lui fait ajouter : «Dans l'histoire du fonctionnement de la justice et de la police, on n'a fait ce genre de choses qu'entre 1939 et 1944, pendant la période vichyssoise. Avec, derrière, la constitution d'un fichier des juifs qui précisait des éléments physiques de reconnaissance. De façon citoyenne, c'est totalement inadmissible. La police ou les scientifiques ne sont pas là pour constituer des fichiers sur la base de critères raciaux.»

TOGG, la même valeur qu'une photographie ?

Dès 2001, l'«ethnisation» de la génétique avait provoqué des mises en garde du Parlement qui rappelait, dans un rapport rédigé par le député Christian Cabal, qu'«on ne peut pas exclure que, dans l'avenir, un marqueur définisse un allèle spécifique d'une ethnie. Ce n'est pas le cas avec les marqueurs actuels et sur les populations disposant actuellement d'une banque de données. Cependant, l'intérêt d'une telle information est discutable d'un point de vue éthique. En effet, elle peut révéler qu'un individu a une origine ethnique particulière, origine parfois lointaine d'un point de vue généalogique. Pour éviter toute utilisation détournée de cette information, il semble préférable de ne pas l'intégrer à un fichier, et, par conséquent, de ne pas utiliser le marqueur qui la fournit».

A l'IGNA, qui vient de décrocher le marché de la gestion du FNAEG pour les personnes condamnées, on assure qu'aucun fichier n'a été constitué à partir des données recueillies grâce au programme TOGG. «Cet outil a pour moi la même valeur qu'une photographie ou une capture de vidéo-surveillance», estime Jean-Paul Moisan.

Quel est l'avenir du programme TOGG ? Il est aujourd'hui difficile de le dire. Reste que, d'après le secrétariat général de la chancellerie, les ministères de la justice, de la défense et de l'intérieur s'apprêtent à lancer dans les prochains mois un grand appel d'offres commun concernant la gestion, non plus des empreintes génétiques d'individus comme c'est le cas aujourd'hui, mais celles de traces ADN découvertes sur une scène de crime (ou délit).

C'est ce que fait déjà au coup par coup l'IGNA avec TOGG, par l'intermédiaire de certains juges d'instruction qui ne semblent pas s'embarrasser de considérations éthiques.

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