De notre envoyé spécial à Madrid.- Sur le papier, la dynamique est impressionnante. Aux européennes de mai 2014, Podemos, à peine constitué, avait engrangé 8 % des suffrages (1,2 million de voix). Un an plus tard, aux régionales du printemps 2015, le mouvement anti-austérité progresse, avec une moyenne d'environ 14 % dans les 14 communautés autonomes qui ont voté (plus de 2,3 millions de voix, avec trois autres régions qui n'ont pas encore tenu leur scrutin).
Surtout, aux municipales organisées au même moment, des candidatures citoyennes soutenues par Podemos sont sorties en position de gouverner, à Madrid et Barcelone, mais aussi à Saragosse, la capitale de l'Aragón, ou dans plusieurs villes de Galice, comme La Corogne. La stratégie du parti, qui s'était engagé, lors de son congrès fondateur d'octobre 2014 à Madrid, à « prendre le ciel d'assaut » en un temps record (d'ici aux législatives de la fin 2015), semble confortée.
« Ce sont d'excellents résultats », s'est félicité Pablo Iglesias, le leader de Podemos, un professeur en sciences politiques de 36 ans (vidéo ci-dessous). Quelques jours avant le scrutin du 24 mai, Luis Alegre, un autre dirigeant de Podemos, avait déjà prévenu, dans un entretien à Mediapart : « Tout ce qui marquera une progression par rapport aux européennes de 2014, et qui rende vraisemblable une victoire d'Iglesias à la fin de l'année, nous le considérerons comme une victoire. »
Avec des taux de participation comparables à ceux du précédent scrutin de 2011, l'électorat de gauche semble s'être, cette fois, davantage mobilisé que celui de droite. Podemos a fait le plein de voix du côté de cette classe moyenne plutôt jeune, appauvrie par la crise, en priorité dans les grandes villes. « Les secteurs de l'électorat les plus urbains, les plus diplômés et âgés de 25 à 45 ans, c'est-à-dire ceux qui annoncent toujours les changements sociopolitiques profonds, ont voté majoritairement pour le changement », s'est félicitée Carolina Bescansa, la spécialiste des enquêtes électorales pour Podemos, citée par InfoLibre.
Pour un parti qui se déchirait encore, quelques jours avant le scrutin du 24 mai, sur son positionnement plus ou moins « modéré » ou « radical » sur l'échiquier politique (débat qui avait provoqué le départ de la direction de Juan Carlos Monedero), ces élections valident, dans une grande mesure, les intuitions des fondateurs. Quant au parti qui concurrence depuis peu Podemos sur le terrain de la « nouveauté », Ciudadanos, il a plutôt déçu, avec 6,5 % des voix en moyenne aux régionales, deux fois moins qu'Iglesias et ses alliés. Le parti d'Albert Rivera a semble-t-il surtout pris des voix au PP, bien plus qu'au PSOE, qui reste le terrain de chasse privilégié de Podemos.
Ce tableau triomphal d'un Podemos en pleine ascension, à l'approche des législatives, reste à nuancer. Les dirigeants de Podemos sont pris à leur propre jeu, celui d'avoir placé la barre très haut. Ils avaient eux-mêmes relayé les sondages publiés fin 2014 dans la presse nationale, qui les donnaient vainqueurs des législatives, devant les conservateurs du PP et les socialistes du PSOE. Aujourd'hui, Podemos s'est implanté comme la troisième force du pays, et il est peu probable, désormais, qu'elle s'effondre soudainement, comme certains l'avaient pronostiqué.
Mais le bipartisme ne s'est pas affaissé d'un seul coup, et le scénario d'une victoire, d'une courte tête, du PP à la fin de l'année, n'est pas exclu. L'agonie du PP et du PSOE prend plus de temps que ne l'avaient pronostiqué les stratèges de Podemos. Des fiefs du PSOE, comme l'Andalousie ou l'Estrémadure, résistent très bien. Le PP reste le parti qui a recueilli le plus grand nombre de voix le 24 mai. Et Podemos n'est passé devant le PSOE dans aucune région. « L'usure des partis de pouvoir est plus lente que ce que nous aimerions, mais la tendance historique est irréversible, et nous sommes en position de gagner les élections générales », a assuré Pablo Iglesias.

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Du côté des adversaires de Podemos, certains n'ont pas manqué de dire qu'ils trouvaient le résultat de la nouvelle formation un peu juste. C'est le cas d'Alberto Garzón, figure des écolo-communistes d'IU (et adversaire d'Iglesias pour les législatives à venir) : « Avec un 14 %, on ne transforme pas la société. J'ai toujours fait partie de l'aile critique, au sein d'IU, qui ne s'est jamais satisfaite d'un 5 %, d'un 10 %, pas même d'un 15 %, parce que notre objectif, c'est de représenter la majorité sociale, et de transformer la société. C'est pour cela qu'il faut se montrer plus ambitieux. »
Garzón, dont le parti s'est effondré dans les urnes, victime collatérale de l'explosion Podemos, plaide depuis des mois pour une « convergence des gauches » à l'approche du scrutin de novembre. « La convergence que je propose, c'est de profiter d'une opportunité historique qui se dessine, en Espagne, à la marge du bipartisme PSOE-PP. On a la possibilité de rompre avec le système et d'en construire un nouveau. Mettons-nous autour de la table et entendons-nous sur une série de points de programmes précis », expliquait-il dans un entretien à Mediapart, en décembre 2014.
Les succès des candidatures citoyennes à Madrid, Barcelone et ailleurs ont conforté Alberto Garzón dans ses positions. La « convergence » semble avoir, dans ces grandes villes, fonctionné à plein. Si la majorité de la presse française a résumé ces succès municipaux à des victoires de Podemos, ce n'est pourtant pas le cas : ce sont des plateformes citoyennes, en lien direct avec les mouvements sociaux, organisées sur des principes d'horizontalité, et soutenues au cas par cas par Podemos (qui ne se présentait pas officiellement aux municipales), IU et Equo (un petit parti écologiste), qui ont remporté de gros scores.
Des discussions avec le PSOE pour les exécutifs régionaux
À Madrid, Manuela Carmena, la chef de file de Ahora Madrid, a remporté environ 500 000 voix aux municipales. Mais aux régionales qui se déroulaient le même jour, Podemos n'a recueilli dans la capitale que 280 000 voix (en raison notamment de la personnalité du candidat socialiste aux régionales, très populaire à gauche...). À Barcelone, le soutien de Podemos n'est pas pour beaucoup dans la dynamique enclenchée depuis un an par l'activiste Ada Colau, presque aussi connue, en Espagne, que Pablo Iglesias. Mais à l'inverse, à Saragosse, capitale de l'Aragón, les scores de Podemos aux régionales et de la liste citoyenne au niveau municipal sont à peu près identiques. (Le graphique ci-dessous compare pour cinq villes les votes aux municipales pour les candidatures citoyennes, et les votes aux régionales le même jour pour Podemos – le plus gros différentiel est à Madrid, tandis qu'à Salamanque les électeurs ont davantage voté pour Podemos que pour la liste ciyoyenne.)

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Alors, converger ou ne pas converger ? Podemos ira-t-il seul aux législatives, ou appuiera-t-il une plateforme ouverte à d'autres, partis et mouvements sociaux, qui serait dirigée par Pablo Iglesias ? Ce sera sans doute le grand débat des semaines à venir, pour les forces espagnoles à la gauche du PSOE (cela a déjà commencé ici, là ou encore là). « Sans aller jusqu'à un pacte avec IU, c'est la question de l'ouverture de Podemos à la société civile qui se pose à nouveau, pour passer devant le PSOE à l'automne », commente François Ralle Andreoli, un conseiller consulaire Front de gauche et écologistes à Madrid, qui a soutenu les plateformes citoyennes aux municipales de mai. « Cela prend un sens particulier, à un moment où le numéro trois du parti, Juan Carlos Monedero, a quitté la direction, en s'inquiétant d'un “amollissement” de la ligne du parti. »
Pour Podemos, cela reviendra, une nouvelle fois, à trouver le bon équilibre entre un imaginaire issu des « indignés » et du 15-M (référence au 15 mai 2011, lorsque les « indignés » ont pris les places du pays) et la réalité d'un parti sorti de son congrès fondateur en 2014 avec l'ambition de remporter les législatives de fin 2015, et doté d'institutions au fonctionnement classique et vertical.
Jusqu'à présent, les dirigeants de Podemos sont restés inflexibles, inquiets à l'idée de devenir, non pas la nouvelle force sociale-démocrate majoritaire en Espagne, mais le nouvel IU, ce parti à la gauche du PSOE qui a construit des pactes avec les socialistes tout au long de son histoire... Interrogée sur le sujet, Rita Maestre, membre de Podemos, et devenue conseillère municipale élue sur la liste Ahora Madrid, fait la différence entre scrutins locaux et élection nationale. « Il existe des forces au niveau municipal qui se sont articulées entre elles, de manière très forte, et je ne crois pas que cela existe de la même façon au niveau national. Je ne vois pas avec qui Podemos pourrait d'ailleurs s'unir au niveau national », assure-t-elle.
Dans la foulée du 24 mai, Pablo Iglesias s'est toutefois montré un peu plus ouvert. « Après le travail accompli depuis un an, Podemos s'est imposé comme […] une référence capable de livrer la bataille des législatives. Nous nous sommes fixé une feuille de route lors de notre assemblée de Vistalegre qui fonctionne très bien jusqu'à présent, et nous sommes devenus la force qui incarne l'espace unitaire du changement. » Avant d'ajouter qu'il faudra savoir se montrer « généreux », et assumer que « Podemos n'est pas un parti politique qui concourt aux élections générales, mais un instrument ouvert à la participation de nombreux secteurs ». Iglesias semble ouvrir la porte, ici, à l'intégration de candidats “non-Podemos” (y compris d'ex-IU) aux listes pour les législatives, à condition de conserver la « marque » Podemos.
Mais la stratégie de fond – mêler des revendications portées par les mouvements sociaux à un discours musclé sur la prise de pouvoir, le tout sous l'influence d'un leader tout-puissant, Pablo Iglesias – ne devrait pas évoluer. « Nous voulons convertir cette majorité sociale, qui existe déjà dans le pays, cette majorité favorable au changement, hostile aux politiques d'austérité, en une majorité politique, explique Luis Alegre, membre de la direction de Podemos, qui est aussi professeur de philosophie à la Complutense de Madrid. Pour y parvenir, nous combinons des propositions de sens commun, que la rue réclame depuis longtemps – la fin des expulsions immobilières, la défense des services publics, etc. – avec une certaine radicalité dans le propos. Parce qu'il faut être, pour demander aujourd'hui ces choses qui semblent de sens commun à la majorité, une force très courageuse. Il faudra par exemple être capable de négocier avec l'Allemagne, en tant que représentant d'un pays souverain, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. »
En attendant d'y voir plus clair sur la « convergence des gauches », Podemos devra d'abord discuter avec le PSOE pour conclure des pactes et des gouvernements en région. Iglesias l'a dit sans détour : il veut tout faire pour éviter la formation de gouvernements régionaux dirigés par la droite du PP. La manière dont ces négociations vont se nouer, puis la façon dont les futurs exécutifs régionaux PSOE travailleront avec le soutien de Podemos, tout cela pèsera aussi lourd pour la suite.