Afrique(s) Entretien

Drogues : l’Afrique au-delà des discours prohibitionnistes et eurocentrés

À rebours des discours sécuritaires sur l’Afrique « plaque tournante » du trafic mondial, la revue Politique africaine propose une immersion dans le quotidien des consommateurs et vendeurs de cannabis, tramadol ou dérivés de la cocaïne.

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La scène se passe à Abobo, commune populaire de la banlieue d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. Elle est décrite par deux chercheurs, Maxime Ricard et Grodji Kouamé Félix. La journée tire à sa fin, les vendeuses de piment ou de poisson séché remballent leur matériel, les maquis (restaurants informels) se remplissent de travailleurs qui sortent du bureau. Au milieu de ces scènes de la vie ordinaire, une vision moins courante : en plein air, un « fumoir » – un lieu de consommation de drogue. Sous des bâches en plastique, des jeunes fument du cannabis ou du crack. Les effluves descendent dans toute la rue. La voiture du propriétaire des lieux, une Porsche Cayenne, est stationnée non loin. Le commissariat de police est à une centaine de mètres.

Comment est-ce possible ? C’est à cette question que répondent les contributions du dernier numéro de la revue Politique africaine (dont Mediapart est partenaire, voir notre Boîte noire au bas de cet article), qui consacre un dossier aux « Paysages moraux des drogues ».

Constatant les limites des conceptions sécuritaires des drogues sur le continent africain – qui s’appuient sur des chiffres contestables et servent surtout l’agenda politique de certains États –, l’équipe de chercheurs en sciences sociales propose une approche différente, fondée sur de longues enquêtes de terrain au sein et autour des fumoirs d’Abobo, auprès d’ex-consommateurs d’héroïne et de cocaïne à Ouagadougou (Burkina Faso) ou encore de vendeurs de tramadol à Lagos (Nigeria).

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Un vendeur de cannabis à Ibafo, Nigeria, le 29 novembre 2019. © Olukayode Jaiyeola / NurPhoto via AFP

Ils démontrent que si les drogues sont hors la loi, elles ne sont jamais « hors la société ». Leur vente et leur consommation font l’objet d’intenses négociations afin de déterminer dans quels cas elles sont morales ou acceptables socialement. Ainsi, à Abobo, les fumoirs prospèrent par de subtiles tractations entre forces de l’ordre, notables, commerçants, acteurs politiques et religieux. À Ouagadougou, les consommateurs de drogue tentent de concilier addiction et tâches professionnelles et familiales. Au Mali et au Niger, les élites touareg voient les trafics comme tolérables dans la mesure où ils bénéficient à la communauté, via le versement de dots. À Lagos, l’utilisation de tramadol peut être jugée légitime lorsqu’elle sert à supporter de difficiles conditions de travail.

Les deux coordinateurs du numéro, Corentin Cohen et Gernot Klantschnig, reviennent pour Mediapart sur ces recherches et sur leurs principales conclusions. Corentin Cohen est chercheur au Departement of Politics and International Relations de l’université d’Oxford (Royaume-Uni) et Gernot Klantschnig est professeur à l’université de Bristol (Royaume-Uni).

À lire une partie de la presse, l’Afrique ne serait pas loin d’être submergée par le trafic et la consommation de drogue. Le marché de la drogue y « explose », le continent serait devenu une « plaque tournante du trafic mondial » et pas un mois ne passe sans que l’on n’annonce des « saisies records » de cocaïne, de cannabis ou de tramadol. Vous adoptez un point de vue différent, focalisé sur les perceptions de ces drogues par leurs usagers. Est-ce à dire que ces discours alarmistes sont faux ?

Corentin Cohen et Gernot Klantschnig : Ces discours ont la prétention de s’appuyer sur des critères objectifs, notamment des statistiques. L’Office des Nations unies contre les drogues et le crime (ONUDC) en fournit un certain nombre. En réalité, ces statistiques sont le reflet de déclarations des États, et sont dépendantes de jeux politiques d’États soucieux de s’afficher comme au cœur de la lutte contre les drogues.

Cela renvoie aux discours de la « guerre contre les drogues » qui prospèrent depuis les années 1980, et aux discours sur les « narco-États » développés dans les années 1990 et 2000. L’Afrique serait traversée par des drogues et deviendrait une sorte de supermarché, une plateforme, un hub : ce sont autant d’idées utilisées depuis les années 1990 par les États-Unis et les institutions internationales qui s’appuient sur les chiffres de saisies.

Or ces saisies ne nous disent absolument rien : on sait qu’elles reflètent surtout l’activité policière. Si, demain, un dispositif policier décide d’arrêter tous les Nigérians du Mali parce que « tous les Nigérians sont des trafiquants de drogue » – nous prenons cet exemple car il nous a été donné par un policier –, évidemment, statistiquement, vous allez avoir un ciblage et une surreprésentation statistique des Nigérians. L’appareil statistique est biaisé mais vous allez pouvoir construire un discours sur : « Le Nigeria exporte des drogues dans toute l’Afrique. »

Il nous semble que la réalité est beaucoup plus complexe, et c’est pour cela que nous avons essayé de nous positionner contre ce type de données – enfin, pas exactement « contre », parce qu’on peut estimer qu’elles ont une utilité, mais pour nous leur valeur est limitée. Pour nous, elles ne sont qu’un discours politique.

En plus des chiffres concernant les saisies et des questions qu’ils posent sur le fait d’avoir des sources policières, il existe tout de même des études sur les usagers eux-mêmes. Elles semblent pointer une augmentation de la consommation. N’ont-elles pas d’intérêt ?

Ces indicateurs de ce qui est censé être la « consommation » posent d’autres problèmes. Ils sont le reflet de dispositifs limités et posent beaucoup de questions. On va par exemple faire une enquête sur 100 personnes sur un centre-ville et en déduire que s’il y a une telle récurrence, on peut statistiquement dire que ça vaut pour tout le pays…

Vous pouvez aussi collecter les eaux usées et faire des prélèvements [pour mesurer les traces de drogue que] vous y trouvez. Cela permet de déterminer une quantité mais pas de dire si c’est une personne qui consomme beaucoup [ou plusieurs qui consomment un peu]. Ça ne nous dit pas si c’est une pratique qui est courante, ça ne nous dit pas si c’est une pratique qui est acceptée ou non…

On n’a pas de doute sur le fait qu’il y a des consommations. Mais a-t-on des statistiques ou des indicateurs assez solides pour dire si elles augmentent ? Et les modèles statistiques peuvent-ils être appliqués de la même manière dans toutes les sociétés ? Nous ne croyons pas. Sur le cannabis par exemple, il y a des usages très anciens et avérés depuis le début du XXe siècle. Dire, comme depuis les années 1990 : « C’est la guerre contre les drogues et le fléau des drogues va frapper l’Afrique », c’est arriver avec une lunette… C’est un eurocentrisme, dans le sens où on redécouvre des phénomènes qui sont anciens.

Pourquoi continue-t-on de produire ce genre de discours, s’ils s’appuient sur des données contestables ?

Ce regard sécuritaire euro-américano-centré sur les drogues est un regard « utile ». Il cherche à identifier des circulations et des trafics, et à les bloquer pour que ces marchandises n’arrivent pas en Europe. Ils cherchent aussi à faire en sorte que ces trafics ne « déstabilisent » pas les États africains concernés. Mais ce sont des préoccupations déconnectées de la réalité : les États connectés aux trafics ne sont pas forcément « déstabilisés », au contraire.

Ces circulations de drogues peuvent avoir tendance à renforcer l’appareil d’État, avec des complicités dans l’armée, les forces de sécurité ou les douanes.

Dans le domaine de la contrebande, bon nombre de trafiquants avec lesquels nous avons pu discuter dans le cadre de nos recherches préféreraient faire des affaires dans des conditions stables et prévisibles, là où il existe des infrastructures de transport et où l’on n’a pas besoin de trop s’inquiéter des changements politiques brusques ou du turn-over des fonctionnaires chargés de l’application de la loi. Le trafic de drogue a besoin de stabilité.

Que peuvent apporter les recherches en sciences sociales par rapport à ce discours que vous qualifiez de « sécuritaire » et de « surplombant » ?

La plupart de ces approches reposent sur l’idée qu’il y a le légal et l’illégal, qu’il y a ce qui est prohibé, et à partir de là, ce qui devrait être vu comme en marge de la société. Nous voulions dépasser le point de vue des États sur ce qui est acceptable ou non concernant les drogues, et nous nous sommes rendu compte qu’il existait de nombreux débats moraux sur la manière dont les drogues sont perçues, traitées et comprises dans les endroits que nous avons étudiés.

La prohibition légale n’est qu’un des nombreux paramètres pour comprendre comment une consommation peut être vue comme acceptable socialement dans certains contextes, et pas du tout dans d’autres.

Prenez l’exemple du tramadol. Ini Dele-Adedeji et moi [Gernot Klantschnig] avons travaillé sur le marché illicite du tramadol à Lagos, au Nigeria. Nous montrons comment vous pouvez le consommer tout en restant dans un cadre moral assez conservateur. La molécule peut agir comme une sorte de défatiguant, réputé permettre de travailler plus, donc de gagner plus d’argent, de stabiliser votre famille... D’autres usages, dans d’autres contextes, sont considérés comme récréatifs, comme déviants, et donc vus plus négativement.

Autre exemple : la question du commerce de drogues au Mali et au Niger. Dans ce numéro, Adib Bencherif interroge les élites touareg : quel trafic est afrod halal, et quel trafic est afrod haram – c’est-à-dire qu’est-ce qui est toléré et qu’est-ce qui est illicite ? On se rend compte que des trafics de cannabis et même, dans certains cas, de cocaïne peuvent être licites parce qu’ils sont considérés in fine comme renforçant l’ordre des familles, l’ordre moral.

C’est ça qui nous intéresse, et qui n’est pas du tout compris par les approches en termes de légal ou d’illégal. La loi n’est que l’un des paramètres de l’analyse.

L’une de vos conclusions est effectivement que ces usages de drogues sur le continent ne constituent pas forcément des contestations de l’ordre ou de l’État. Vous suggérez même que « les commerces et les consommations de drogue participent plutôt au renforcement des ordres sociaux existants ». Comment est-ce possible ?

C’est effectivement quelque chose qui nous a frappés. Il y a bien quelques résistances à la prohibition. Mais globalement, on observe plutôt des manières de négocier l’acceptabilité de ces drogues.

C’est le cas des « fumoirs », ces espaces de consommation de différentes drogues, dont du crack. Maxime Ricard et Félix Grodji Kouamé font une ethnographie des fumoirs du quartier d’Abobo, à Abidjan. Ils montrent qu’il y a toute une négociation entre police, chefs locaux, anciens acteurs de la guerre civile ivoirienne (qui continuent de gérer la sécurité des quartiers) et autorités morales (comme les « aînés » des quartiers), qui s’entendent pour tolérer et légaliser ce produit.

Comment cela se fait-il ? Il y a des questions financières, il y aussi la reconnaissance symbolique : du rôle des aînés, de celui de ces acteurs politiques qui étaient très actifs dans les crises ivoiriennes et qui, à travers la gestion de ces fumoirs, sont encore au centre du jeu… Ces négociations permettent d’invisibiliser le problème moral, amènent à tolérer le fumoir mais sous conditions. Typiquement, certains sont acceptés dans la mesure où les usagers ne restent pas sur place. On peut s’en accommoder à condition de gérer les effets négatifs.

Mais, en définitive, les fumoirs renforcent la logique de l’ordre préexistant, ne le mettent pas du tout en cause. Ils renforcent les ordres religieux existants, ils vont renforcer le poids de ces acteurs post-guerre civile…

On évoquait plus haut le cas du commerce de drogues au Niger et au Mali. Pour les élites touareg, une partie de l’argent lié au commerce de drogues devient acceptable à partir du moment où il n’est pas au service d’un programme politique et où il est redistribué par la dot et les mariages. Dans ce sens, il renforce le rôle de la communauté et même un ordre assez conservateur, assez traditionnel.

C’est la même chose, dans une certaine mesure, pour la consommation d’héroïne et de crack à Ouagadougou, sur laquelle Annigje van Dijk et Roger Zerbo se penchent dans l’un des articles. Bien sûr, cette consommation n’est pas considérée comme acceptable socialement - y compris parmi les usagers eux-mêmes. Mais ils la voient comme une réponse aux difficultés rencontrées dans leur vie, et comme une réponse à la dépendance et à ses effets, comme le syndrome de sevrage. Ils s’efforcent par ailleurs de remplir leur rôle traditionnel dans la société et la famille, comme être un « bon parent » ou vivre « une bonne vie » ; c’est-à-dire des idées assez conservatrices.

Le fait que la consommation et la vente de drogues sur le continent africain (ou en tout cas en Afrique de l’Ouest) ne se doublent pas de discours contestataires tranche, par exemple, avec ce qu’on peut observer en Amérique latine.

Oui. En Amérique latine, les acteurs impliqués dans le trafic de drogue ne sont pas forcément associés à des discours révolutionnaires et peuvent même défendre des valeurs religieuses ou traditionnelles. Néanmoins, il y a quand même une esthétique, des discours, liés à une certaine forme de masculinité. Il y a toutes les chansons que les narcos commandent au Mexique – des chansons apologétiques sur la vie de tel trafiquant et de sa famille –, la légende autour de Pablo Escobar...

En Amérique latine, cette économie des drogues peut créer son propre espace, avec ses propres lois, ses propres règles morales. En Afrique de l’Ouest, on n’observe pas du tout de telles revendications, la création d’une telle esthétique ou d’une communauté contestataire.

Est-ce qu’il n’existe pas tout de même sur le continent africain une production culturelle, par exemple musicale, qui met en valeur ce rapport aux drogues, à la masculinité ?

Ces discours existent. Au Nigeria par exemple, Fela Kuti a utilisé la drogue comme un objet de contestation. Il l’a mise au service d’un projet politique (la « République de Kalakuta »). Cela lui permettait de critiquer le conservatisme moral de la junte nigériane, mais aussi de se rattacher à un ensemble de mouvements, rastafaris notamment.

La pop nigériane actuelle est un cas différent, un peu moins clair. Quelqu’un comme Davido développe plus une esthétique à l’américaine, avec des références très connues de la côte ouest. Il y a aussi tout l’imaginaire de Scarface. Tous ces codes utilisés pour dire : « Je suis contre la société mais je suis aussi au cœur du star system. »

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Extrait du clip "Fans mi", du chanteur nigérian Davido et du rappeur américain Meek Mill. © Youtube / Davido x Meek Mill

Ces discours existent. Mais il nous semble qu’il s’agit de phénomènes extrêmement limités, isolés. Ils gagnent un espace médiatique, c’est sûr. Mais ce sont des références à une esthétique qui ne se traduisent pas forcément par autre chose qu’un clip. À part dans des microcosmes à Lagos, on ne voit pas ce discours de contestation et de valorisation des drogues prendre plus d’ampleur ou être structurant.

Quand vous regardez les films produits sur le sujet – au Nigeria, il y en a beaucoup sur la question du trafic de drogue –, le scénario met le plus souvent en scène de méchants trafiquants… Dans Wùlu, film malien, l’un des personnages meurt en essayant de s’enrichir. La morale, c’est que l’enrichissement permis par la drogue crée de nouveaux riches ou des trajectoires de « parvenus », et que ça finit mal. La plupart des productions que nous avons regardées sont très claires sur le fait que les drogues, c’est mal, et que celui qui en fait commerce finira en prison, perdra la vie, ne sera jamais reconnu ou perdra la raison parce qu’il développera des addictions et souffrira éternellement. On retrouve à peu près toujours les mêmes constructions narratives.

Si les trafics ou la consommation ne sont pas particulièrement valorisés « par le bas », ils profitent bel et bien à une partie des élites africaines. Vous parlez d’élites qui « savent jouer [des discours sécuritaires sur les drogues] pour se positionner au centre de l’agenda politique international et en tirer des rentes ».

Oui, une partie des élites africaines a très bien compris qu’elle pouvait jouer de cette lutte contre les drogues, jouer de la menace. La notion de « narcodjihadisme » en est un exemple. Des États vont développer des discours sur « j’ai des terroristes trafiquants de drogue qui menacent ma stabilité » (la stabilité étant un leitmotiv, voire une obsession de la communauté internationale sur l’Afrique) pour prétendre à des ressources, à un soutien politique. Ces concepts participent à des discours de pouvoir.

***

Politique africaine, vol. 163, n° 3, éditions Karthala, 2021, 20 €, 186 pages.

Retrouvez la revue Politique africaine en librairie, au format électronique sur la plateforme Cairn, ou via le blog de la revue dans l’espace Club de Mediapart.

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